Goliarda Sapienza et L’Université de Rebibbia

« La prison a toujours été et sera toujours la fièvre qui révèle la maladie du corps social. »

paru dans lundimatin#242, le 12 mai 2020

Dans L’Université de Rebibbia, Goliarda Sapienza raconte une expérience vraie, vécue en son nom, celle de la prison.

Goliarda Sapienza est une écrivaine que l’Italie et le monde à sa suite ont découvert tardivement, après sa mort survenue en 1996. Née à Catane en 1924, cette fille de militants syndicalistes et antifascistes a vécu une vie intense, houleuse, peu conformiste, traversée par les évolutions sociales et politiques de l’Italie bouillonnante du XXe siècle. Il a fallu la publication posthume de l’énorme roman L’Art de La joie, en 1998, et sa traduction française en 2005, pour que l’oeuvre et la vie de cette femme, souvent entremêlées, soient véritablement connues du public.

Dans son œuvre, Goliarda Sapienza fait vivre des personnages de femmes, singulières, d’une intelligence éblouissante. Chez elles se posent ces questions centrales, récurrentes : amitiés féminines, désirs hétéro et homosexuels, pouvoir politique et luttes sociales. Souvent, l’écrivaine se met en scène elle-même. Ce peut être de façon diffractée, à travers certains pans de la vie ou de la personnalité de ses personnages, qui constituent alors un double légèrement autre. Ou bien, de façon plus entière, lorsqu’elle assume une première personne autobiographique. Un effet d’identification puissante vient alors unir le.a lect.eur.rice, au personnage et à l’auteur ; nous formons un trio de projections fantasmées.

Dans L’Université de Rebibbia, Goliarda Sapienza raconte une expérience vraie, vécue en son nom, celle de la prison. En 1980, alors qu’elle est âgée de cinquante-cinq ans et qu’elle vient de passer dix ans de sa vie à écrire L’Art de la Joie, elle commet effectivement un geste énigmatique, un vol de collier précieux, qui lui vaudra d’être incarcérée dans la prison romaine pour femmes de Rebibbia. Se confiant à l’une de ses camarades de cellules, intrépide romaine des faubourgs, voici comment Goliarda explique, maladroitement, le geste qui l’a fait arriver là :

« L’enfer de la société italienne de ces dernières années... Et puis, l’expulsion la misère, ou en tout cas l’indigence assurée, devant moi ! Mais je dois dire, ça m’a fait du bien, ça m’a ouvert les yeux. Je m’étais laissée entrainer ces derniers temps dans un milieu pseudo-libéré, pseudo-élégant, pseudo-tout... J’ai essayé d’en sortir, mais mon langage aussi s’était perverti.. Les jeunes ont raison de se moquer de nous, la vieille garde de gauche, et alors j’ai volé quelque chose à l’une de ces pseudo-dames du monde, pour la punir. Ou pour me punir moi ? Bref, un bel acting-out de manuel... »

Serait-ce donc le voyage en prison d’une dame bourgeoise, qui en retirerait un frisson, goûterait l’exotisme de ce microcosme dont elle sortira bientôt ? ou encore le résultat de quelque désir chrétien d’austérité et de souffrance expiatoires ? Non, il n’en est rien, car la finesse de Goliarda Sapienza élève cette expérience au-delà. Ce récit est celui d’une immersion, yeux grands ouverts, dans l’univers carcéral féminin. Il ne s’agit cependant pas de l’observer pour l’oublier ensuite, mais de s’y immerger, de l’éprouver dans sa chair avec les autres femmes qui le peuplent, de le connaître.

Un monde à comprendre et à connaître

L’arrivée en prison s’apparente d’abord à une immémorielle descente aux enfers. L’obscurité, l’absence de lumière naturelle, la vie en sous-sol : nous guettons les impressions de Goliarda Sapienza qui avance à l’aveugle dans cet univers inconnu d’elle. Elle n’en ressortira pas indemne - elle le sait déjà. À chaque pas, chaque instant nouveau dans cet espace-temps étranger, nous partageons avec elle les expériences funestes de faim, de sommeil, de nausées, d’angoisses. Les images choisies sont puissantes. Pour chaque sensation ou objet (la promenade, le repas, la couverture, ...) il faut trouver le mot juste et évocateur, qui appréhendera la totalité de l’effet et le transmettra au lecteur, à la lectrice.

Contre toute attente, dans cette évocation féroce et sensible de l’univers carcéral, il ne sera pas question d’ennui, de temps long, d’impatience du dehors :

« L’impatience est une ennemie en prison comme sur les bateaux, il n’y a pas d’espace suffisant pour le rythme précipité de cette émotion. »

Pour Goliarda, en effet, les journées passent sans impatience. Elle est si puissamment investie par la volonté de comprendre le monde dans lequel elle est descendue que cela l’occupe toute entière. Elle est d’abord, en arrivant, une étrangère, dans ce microcosme, ce petit monde en soi. Rumeurs, rythmes, règles implicites : tout doit faire l’objet d’un décryptage patient. Un ordre social se reconstitue en effet dans la prison de Rebibbia, apparentée à une ville, avec ses coursives, ses bruits, et même ses commerces. Comme tout espace social, elle est également traversée d’injustices, de dominations, d’oppressions, mais aussi de secrets, de clandestinités.

Ainsi, les prisonnières « politiques » ne seront pas traitées comme les autres, indifféremment, mais avec toute la méfiance infuse de l’Italie des « années de plomb », marquée par les attentats de groupes d’extrême-droite et d’extrême-gauche, d’importantes manifestations et répressions policières. Goliarda se liera particulièrement avec plusieurs de ces « politiques » d’extrême-gauche, notamment Marcella, qui la guidera à travers l’univers carcéral. Il y a aussi les « récidivistes », prises au piège de la prison, presque étrangement éprises d’elle. Plus anciennes, elles dominent et intimident les nouvelles arrivées, suspectées d’être des « mouchardes ». Une solidarité extraordinaire sait pourtant naitre dans cet univers où la défiance règne à première vue.

Les amitiés au secours de l’enfermement

Rencontrer les personnages qui peuplent ce monde et apprendre à les aimer est l’une des quêtes principales de Goliarda. Le roman présente une galerie de portraits de femmes extrêmement diverses, positivement « monstrueuses » et vivantes. Ainsi de ces « politiques » et trafiquantes de drogue internationales avec qui Goliarda partage un thé :

« Toutes ont une culture, une expérience des voyages, de la politique et de la vie si profondes que leurs visages, à peine sortis de l’adolescence, apparaissent comme quelque chose de « monstrueux », dans le beau sens que ce mot portent en lui ».

D’abord intimidantes ou hostiles, ces prisonnières deviennent bientôt des amies : Goliarda noue avec elles des relations d’une intensité jamais éprouvée au dehors, loin des clichés sur le soupçon et la jalousie des femmes entre elles. Ce sont de miraculeux instants d’osmose, d’harmonie, d’amitié, qui sauvent du froid carcéral :

« Je reste là, ébahie, l’esprit libre de jouir de ces moments incomparables qui n’adviennent que peu de fois dans la vie : être « seul » bien qu’en compagnie de personnes qui vous vont précisément comme un bon manteau chaud quand commence la mauvaise saison... »

La liberté en question

Pour Goliarda, cette intensité inouïe parle, en négatif, de la morgue de la société du « dehors ». Il s’agit en effet à plusieurs reprises d’analyser ce « dehors » à travers les catégories du « dedans » : les cellules, les murs et la surveillance existent aussi à l’extérieur, sous une autre forme, invisible. Les étonnantes sociabilités féminines fluides, recomposées par l’expérience carcérale, n’auraient peut-être pas été possibles dans la société cloisonnée du dehors :

« Je me suis depuis si peu de temps échappée de la colonie pénitentiaire qui sévit dehors, bagne social découpé en sections rigides de professions, de classes, d’âges, que cette façon de pouvoir brusquement être ensemble [...] ne peut que m’apparaître comme une liberté folle, insoupçonnée. »

Il ne s’agit évidemment pas d’ériger la prison en modèle social, mais plutôt d’observer les ressemblances diffuses de la société libérale contemporaine avec les enfermements que la prison rend concrets : dehors, on serait peut-être enfermés comme au dedans, quoique virtuellement. Prudemment, Goliarda Sapienza se demande si l’expérience de la prison ne donne pas à connaître une intensité politique et révolutionnaire désormais caduque à l’extérieur. Ce renversement entraîne un enthousiasme libérateur. De là naît l’idée, doucement ironique, que cette prison est, pour elle et ses amies, une « université » : L’Université de Rebibbia.

« Dans l’esprit se glisse un espoir, espoir incertain, peut-être mensonger, mais vif : en ce lieu se réalise – même si c’est par des voies détournées- , le seul potentiel révolutionnaire qui échappe encore au nivellement et à la banalisation presque totale qui triomphe au dehors. »

Cependant, hélas, cet espoir se trouve doublement relativisé. D’abord, Goliarda, qui n’a commis qu’un vol, restera peu de temps en prison, et sa situation lui garantit de retrouver des conditions de vie décentes, à l’extérieur ; tandis que pour d’autres, détenues pauvres, marginalisées, ou de très longue durée, la prison constitue une fatalité telle qu’elle ne peut supporter longtemps d’être qualifiée « d’université ».

Enfin, la nouvelle réforme carcérale, promulguée peu de temps avant l’emprisonnement de Goliarda, a bouleversé l’organisation des établissements pénitentiaires italiens : un léger vent de démocratie est venu souffler sur les vieilles prisons. La liberté au sein de la prison, que la réforme est supposée promouvoir, est elle aussi un objet de discussion. Désormais, les détenues ne portent plus d’uniforme, elles peuvent décider démocratiquement du film qui sera passé le dimanche soir au ciné-club de la prison, ou postuler d’elles-mêmes à de petits travaux ménagers. Mais Goliarda et ses amies ne sont pas dupes : ce n’est pas cette prétendue liberté là, infantilisante et insultante, qu’il s’agit de goûter à nouveau. En effet, parallèlement à ces nouvelles règles jugées hypocrites, se durcissent les lois à l’égard des détenues « politiques », dont l’Etat se méfie : il faut les surveiller derechef, et si deux ou trois d’entre elles s’entendent trop bien, il faut les séparer définitivement. Ainsi s’éclaire finalement cette comparaison, qui réaffirme la nécessité de connaître la prison pour mieux lire les maux du monde qui l’a créée et la régit :

« La prison a toujours été et sera toujours la fièvre qui révèle la maladie du corps social. »

À la fin de L’Université de Rebibbia, Goliarda se procure un stylo et se met à écrire pour partager, donner à connaître au lecteur, à la lectrice, ce qu’elle a vécu et compris à Rebibbia ; elle n’a « pas le choix ».

Marie Schwartz

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