Feu ! Sur le quartier général

Journal d’un burnout politique

paru dans lundimatin#222, le 23 décembre 2019

Mercredi 6 novembre 2019, 10h20, — Hashtag JulieGraziani Hashtag ZinebElRhazoui.

— Vous avez remarqué ? On dirait que la nuit est tombée sur novembre tout entier. Quelque chose étouffe, mais on ne sait plus ce que c’est. Et nos cris sont comme des bulles d’airs qui remonteraient les fonds abyssaux d’un océan de pétrole. Et ploc, et ploc  ! fait le bruit de l’indignation parvenue jusqu’au cerveau. « Mais il y a la lutte, mon frère ! » m’a dit un hamster dans sa roue. Et moi j’ai répondu : « je crois qu’on ne sait pas laver cette honte-là, mais je sais qu’on n’oubliera pas notre haine ».

[Peinture : Lawand, Sans titre, acrylique sur papier, 32x23 cm, Alep 1993.]

12h19, — Décomposition de la gauche française.

— Moi : Un « devenir » peut-il être tragique, Gilles Deleuze ?

— Gilles D. : Regarde Ruffin, c’est le cas même d’un minable devenir tragique. Le tragique devenir-Président ou devenir-présidentiable de Ruffin. Ce sera l’acte V de la décomposition de la gauche française, son dénouement.

— Aimé C. : À tous les frères-Ruffin de la planète, nous disons : inutile d’apitoyer pour nous l’indécence de vos sourires de kystes suppurants.

Jeudi 14 novembre 2019, 13h47, — Les promesses de Novembre.

— Moi : Vous avez remarqué, Novembre ? On dirait que la France est à deux doigts d’un immense burnout politique. Certes, « il ne reste que la soif pour inventer des mondes moins affligeants que ce monde ». Mais « même l’espace où inscrire notre manque est venu à manquer ».

— Arthur R. : « L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés ! »

Mercredi 20 novembre 2019, 11h19, — N’agonise pas, organise-toi.

— Novembre avance et toujours rien. Les choses à faire s’accumulent comme des piles de livres qui dévoileraient le mystère de la vie vraie, des strates de devoirs – dont il faudra bien tirer autre chose que l’indice du temps qui passe. Et tout cela semble peser de tout son poids : lourd, comme un poids qui n’est même plus sur les épaules mais a pris racine au milieu du ventre. Les litres de sang sont devenus des litres de plomb, fondu, étouffant le moindre écart, la moindre vacuole retenue cachée par le moindre pli, la moindre poche de désirs d’un air déjà pourri. Et le coeur demande : où respire-t-on ? Et le coeur exige : du réel, je veux du réel à m’en faire crever, mais je veux du réel qui me jette enfin dans l’agir vrai ! L’esprit sait bien tout ce qu’il faut. Il a lu tous les livres. Il fait passer le mot : n’agonise pas, organise-toi ; cela vaut pour soi et pour le reste.

Jeudi 28 novembre 2019, 11h10, — Aux futurs burnoutés.

— Management partout, politique nulle part ! C’est la devise à l’oeuvre du néolibéralisme. Politique étouffée partout où l’on déchire la nappe communicante de l’idéologie, politique évidée pour communiquer. Qui ne voit pas qu’on marche sur la tête ? La communication est la praxis du néolibéralisme : activité qui a sa fin en elle-même. Communiquer même sans objet ? Peu importe ! Il faut communiquer. Et dans le grand dépôt des objets perdus placé sous surveillance de la police, on chipera bien de quoi transitiver le verbe : communiquer des chiffres, des résultats, des votes, des opinions sondées sur des réformes, tout ce qu’on trouvera, mais communiquer pour saturer l’espace des petits narratifs des grands médias. La violence du management, de l’obligation à la discussion prétendue « démocratique » et à la « bonne entente », la violence des postures qui assurent être « ouvertes au débat », tout cela glisse sur le moindre connard qui s’imagine debout quand il est à genoux, qui ne sent même plus qu’il est à genoux et qui commence effectivement à ramper. Observez-la cette âme rampante – hashtag QuatreConsonnesEtTroisVoyelles hashtag Enthoven – bouffie de contentement et qui bave à flot sa fatuité toute liquide : elle ne manifeste même pas un abandon fidèle qui supposerait quelque chose d’un peu moins mollusque, d’un peu noble peut-être, d’un peu grand comme le saut dans la foi en vue d’un salut, la grande soumission. Ah... non, c’est bien pire ! C’est que l’individu démocratique croit sincèrement être libre et reste persuadé de son importance nulle quand il tweet liquide. Qu’il ait quelque chose comme un droit à l’existence, cela ne fait aucun doute en son esprit ! il croit même qu’on flatte ce droit en lui octroyant celui de ramper. Se battre pour sa servitude comme s’il s’agissait de sa liberté, vieille constante de l’humanité minable singulièrement produite par la machine néolibérale. Oh, tout cela fonctionne parfaitement ! la mécanique est huilée ! Ça glisse partout ! Sur tout le monde ! avec la complicité servile et suicidaire des futurs burnoutés ! Oh, mais cela craque aussi ! bientôt, oui, cela craque et se déchire partout ! parce que c’est insupportable. On dirait que l’hiver se prépare à être chaud et que de nouvelles couleurs veulent apparaître.

Mercredi 4 décembre, 12h15, — La fatigue du professeur.

— Quelle sorte de respect voulez-vous qu’on ait pour ces journalistes ? Moi, Président, à défaut de les pouvoir – au sens moral – fusiller un jour lumineux de révolution, j’obligerais ces « journalistes éducation » au métier d’enseignant (auprès de leurs enfants, l’école publique mérite mieux). Parce qu’elle est là la barbarie, la dégueulasserie au carré qui ne se contente pas d’être pute, cynique, mais veut fièrement le faire savoir à tous, légèrement, comme un clin d’oeil goguenard. Dans ce monde pourri, Christine Renon n’a jamais existé, son suicide n’a pas eu lieu, sa lettre n’a pas été écrite. Des professeurs qui font grève parce qu’ils sont à deux doigts du burnout, on en connait des tas. C’est cela le phénomène nouveau qui est à la fois un problème et une chance. Un problème parce qu’on identifie encore mal la cause de ces vies mutilées : ce « monde pourri ». Une chance parce que, dans cette indétermination, se laisse apercevoir la mise en accusation politique de tout un monde comme dit Lordon. Qui ne voit pas se déployer avec force et entêtement, au milieu du commentariat subventionné et des communiqués de police gouvernementale (cf. les mails de Blanquer), l’agressive lutte des classes qui se mène ouvertement d’en haut contre ceux qui, cela va de soi, n’ont pas compris qu’on oeuvrait pour leur bien ? Comment n’en pas prendre la mesure exacte ? On se souviendra alors que le Lukács d’Histoire et conscience de classe écrivait simplement : « est prolétaire celui qui est dépossédé et qui le sait ». Partons de cette définition. La contre-révolution néolibérale menée pour liquider le service public d’Éducation, le statut de ses professeurs (matériel et spirituel), a fortiori les restes d’autonomie dans la pensée de ses élèves, doit entrainer cette prise de conscience difficile de la prolétarisation des professeurs. Difficile, parce qu’elle contrarie l’estime de soi du professeur, ou tout au moins la promesse d’estime, qui le fait encore tenir debout et s’enracine dans son rapport relativement privilégié à la « culture ». Or, c’est précisément cette image affective de soi, réfractée à l’exact endroit de ce que Platon nommait le thymos, qui doit nourrir la raison de son analyse : le professeur se trouve effectivement dépossédé de son outil de travail, donc de son activité, de ses désirs d’élévation et d’éducation, du sens qui ordonne tout cela, et finalement de sa vie même. Lors du mouvement des correcteurs du bac en juillet dernier, une banderole affichait à la Bourse du Travail de Paris : « Y a-t-il une vie avant la mort ? ». Dans l’absurdité exponentielle de la situation du métier où le « tout numérique », la multiplication de tâches extra, tendent à fragiliser et secondariser toujours plus l’aspect fondamental du travail en classe, cette question d’apparence absurde revêt désormais une pertinence au premier degré. L’alternative est simple et exclusive : la dépression ou la lutte politique. Le second terme de l’alternative, envisagé dialectiquement, est une manière de relever le premier. On rêve beaucoup. Mais franchement : vivement cette fête ! Et vivement demain.

Jeudi 12 décembre 2019, 19h21, — Reprendre langue avec le monde.

— Reprendre pieds dans la langue pour reprendre langue avec le monde. Cette langue qui fait peur de ne jamais savoir à l’avance ce qu’elle trace de lignes et de repères provisoires. Cette langue qui fait peur, même à Rimbaud, qui s’y perd pour se trouver, enfin ! Dans sa réalité fragmentaire, en mille morceaux ! En plein enfer. Cette langue, comme une arme de déflagration planétaire. Cette langue que l’écriture seulement permet de cartographier pour en saisir les éclats de mondes oubliés, les dernières traces d’étoiles pas mortes et de territoires enfouis sous les couches de l’insupportable connerie des hommes, perdus. Perdus de l’époque et des mauvaises habitudes endoxiques, perdus du champ discursif qui sature l’esprit qui ne peut pas ne pas sentir, de temps à autres, qu’on ne respire pas en disant tout ce qu’on nous oblige à dire. Où trouver l’air pour respirer au sein même de la langue, sinon en se jetant dans l’écriture, en se donnant à elle pour enfin rendre à qui l’on doit, à qui l’on naît ? En plongeant en elle, avec l’audace des vrais explorateurs revenus voyants et l’oeil sept mille fois millénaires, toujours renaissants, toujours nouveaux, ceux-là qui ne conquièrent pas mais libèrent du besoin de conquérir ! Ceux-là qui explorent le grand dehors en nous et font droit au désir irrépressible de Big Bang, à l’envie incroyable de s’éclater dans la grande trame de l’Univers. Systoles, diastoles, fait le mouvement du cœur en vie qui ne se résigne pas à l’abandon vil et trop commode aux anciennes cartes des anciennes invasions. Systoles, diastoles, font les signes imprimés jusque les veines, et qui remontent, et qui remontent les courants de sang noir des désirs pourrissants.

Dimanche 15 décembre, 14h12, — Nous sommes tous des bandes organisées et informons un étrange esprit d’insurrection qui vient.


— Vous le sentez, vous aussi ? Ça craque de partout, au propre comme au figuré : plus rien n’en peut plus de rien. On dirait que ça fuit dans tous les sens, à tous les étages, à tous les coins de rue, à tous les croisements, dans tous les petits groupuscules personnels c’est un immense bordel ! une gigantesque dislocation a lieu dehors et se voit injectée dans tous les intérieurs, dans toutes les âmes qui ont encore assez de force morale pour trouver insupportable l’à-peine panique d’en haut, sa communication débile sur le désastre réel que ses parades ne parviennent plus à distraire. Et l’eau monte ! Et l’eau monte ! et le niveau des désirs politiques avec. On dirait que chaque jour un seuil d’insupportable est franchi. En vérité, en vérité je vous le dis avec Deleuze : ce système où nous vivons ne peut rien supporter. C’est pourquoi : sa fragilité radicale en chaque point. C’est pourquoi : sa force de répression globale, ses pulsions autoritaires et mortifères. Mais c’est pourquoi aussi : l’attrait nouveau pour la politique, les mondes parallèles, les désirs d’associations et d’organisations. Qui du Chili, du Yemen, de l’Algérie, du Liban, d’ailleurs encore ou de Paris tombera le premier ? Qui, des fedayin gazaouis, des dockers de Marseille, des frères humains de Santiago, des Indigènes de Santa Cruz ou de Mantes-la-Jolie, ouvrira la brèche par laquelle on respirera enfin ? Ô la dignité des luttes, le souvenir des bombes d’Hanoï et d’un temps d’après, lumineux, victorieux, qu’on ne pourra plus ne pas achever une fois pour toutes. Ô la beauté de nos aînés qui nous remonte, les éclats d’obus et les mines anti-personnelles qui restent là comme des traces et menacent à chaque pas engagé au-devant des mots et des grandes théories. Et quoi ? Il y aurait une indignité toute intellectuelle à en ressentir encore les assauts en soi ? Mais cet « en soi », messieurs ! il est tout entier dehors ! Là où je s’éclate dans le macrocosme infini de l’histoire politique. Là où je trace ses devenirs à la source de psychogénéalogies authentiquement imaginaires ! Fi du silence éternel ! Et des vieilles angoisses savantes. Feu ! Sur le quartier général. C’est désormais le grand murmure qui envahit nos existences et demande à sortir d’elles-seules. Nous sommes tous des bandes organisées et informons un étrange esprit d’insurrection qui vient. L’entendez-vous cette rumeur lancinante qui dit que la France entière est comme une énorme usine à gaz, et que nous l’occupons ? Qui, vendra la mèche en l’allumant et évitera qu’on se paye de mots ? Qu’allons-nous encore supporter de misère aujourd’hui, demain, et tous les jours qu’il nous reste à vivre ? Il faut être insupportable à ce monde pourri et hâter sa décomposition presto. Je dis : il faut être insupportable, à ton chef, à tes collègues, à tes amitiés habituelles, et même à toi-même dans l’inconfort vaguement supportable de ta petite vie minable.

Léo Chi Minh

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :