En Argentine, l’antiterrorisme trouve un ennemi à sa mesure

paru dans lundimatin#99, le 3 avril 2017

En Argentine, le 24 mars est une date symbolique, celle du coup d’Etat qui a installé la dernière dictature civico-militaire de 1976. Chaque année, c’est l’occasion de grands défilés, qui évoquent certes la mémoire des victimes, les “30 000 disparus”, les centaines d’enfants volés, les milliers de prisonniers et les centaines de milliers d’exilés, mais aussi lient le passé au présent. Ainsi, la plupart des organisations politiques, syndicales, de quartiers ou groupes d’affinités, inscrivent les revendications du jour en les liant de manière plus ou moins ingénieuse avec le passé honnis de la dictature. La marche, qui commence généralement à la Plaza de los dos Congresos et se termine sur la Plaza de Mayo (le Bastille-Nation de Buenos Aires), réunie des dizaines de milliers de personnes. Fête populaire donc.

De nombreux groupes préparent ce jour –curieusement toujours ensoleillé en ce début d’autonome- avec des performances artistiques aux messages politiques évidents, ou moins évidents, ou totalement abscons, et égaillent ainsi la grande marche dominée par le rythme des traditionnels bombos (les bruyants tambours initialement liés au péronisme et aujourd’hui accompagnant la plupart des organisations politiques). Cette année l’un de ces groupes, qui lient politique et art dans une relation symbiotique, a eu l’honneur et/ou l’effroi de se retrouver propulser au centre des feux médiatiques –non dans les pages culturelles mais policières et politiques. Observer cette œuvre et la réaction politico-médiatique qui a suivi permet à la fois de dresser un tableau actuel de la politique politicienne du pays et de décortiquer un phénomène déjà bien connu, ici et ailleurs, de construction d’un ennemi intérieur à grand renfort de commentaires télévisuels en continu et d’éditorialistes retors. Ou comment trois bouts de carton finissent par être assimilé à une intention de coup d’Etat.

L’œuvre d’abord

Habitués de la satire politique, les artistes de Etcetera duquel se déprend l’International Erroriste (qui signe l’action) ont bricolé une petite intervention sans prétention. Le groupe s’est réparti en deux, avec une sorte d’armée d’hôtesses de l’air d’une part et, de l’autre, un hélicoptère en carton porté par les seconds. L’ensemble se réunissait sous le signe ≠, symbole à la fois de l’inégalité qui règne dans le monde et de la différence revendiquée par le groupe par rapport à ce monde. Plus en relation avec l’actualité et la mémoire de la dictature, le signe évoquait aussi la différence entre un discours officiel révisionniste et l’histoire de la dictature (terrorisme d’Etat ≠ “salle guerre” ou 30 000 ≠ 8 571 en référence à un ministre voulant nier le chiffre emblématique du nombre de disparus, sans pour autant vouloir apporter la documentation qui permettrait éventuellement de le déterminer exactement).

Au milieu de milliers de manifestants, la petite mise en scène ne pouvait que susciter quelques applaudissements et des rires de la part des autres. Mais en arrivant sur la Place de Mai, les plus attirés par le groupe furent des journalistes. Immédiatement des twitts sont lancés, ils donnent le ton : “Ces gens n’ont rien appris”, “Contreproductif. Irritant. Une connerie.”

Le burlesque du traitement médiatique rencontre bientôt la logique sinistre de l’Etat, dont le gouvernement aux abois cherche un ennemi intérieur, fusse t-il de carton. Ainsi apparaissent de gros titres dont le ridicule cache à peine d’inquiétantes intentions : “Le gouvernement réfléchit au Plan Hélicoptère” ou “l’Opération Hélicoptère s’accélère”.

TN, la principale chaine d’info en continue

Sur une autre chaîne, les choses sont plus claires : les “organismes [de défense des droits de l’Homme ont revendiqué la lutte armée”

Sur la radio la plus écoutée du pays (Radio Mitre), un éditorialiste évoque la manifestation du 24 mars : “Le jour de répudiation du coup d’Etat a été utilisé pour en promouvoir un autre”, puis il explique l’œuvre à sa manière : “un hélicoptère de couleur kaki, tout pareil aux hélicoptère de l’Armée, décoré de symboles inspirés de l’iconographie nazie, avec le signe = barré imitant, en miroir, le S des SS de Himmler”.

Un 2001 exécré, la peur du ¡Que Se Vayan Todos !

Au delà de la logique du superlatif médiatique, un éditorialiste devant nécessairement surenchérir sur son concurrent, le nœud rhétorique des commentateurs s’articule sur la notion de coup d’Etat. Puisque, craignant que la foule le lynche, le président De La Rua a fui du palais présidentiel par les airs le 21 décembre 2001, alors l’hélicoptère est assimilable à une destitution, donc à un coup d’Etat. Logique imparable de l’éditorialisme…

La fuite du président De La Rua - 21 décembre 2001

C’est cependant faire abstraction de l’immense différence entre une mobilisation populaire, par ailleurs très durement réprimée –avec pas moins de 39 morts, dont 9 mineurs-, et un coup d’Etat réalisé par l’Armée. Dans un pays dont l’histoire du XXe siècle est scandée par les coups d’Etat militaires (1930, 1943, 1955, 1966 et 1976, sans parler des interventions militaires plus limitées ou des putschs entre militaires), c’est pour le moins une assimilation osée.

Derrière cette confusion, il y a l’expression d’une peur et d’une haine pour la période d’in-gouvernabilité institutionnelle, durant lesquelles se sont organisées des centaines d’assemblées de quartier, des cantines populaires, des entreprises ont été récupérées par leurs travailleurs et des marchés non monétaires ont fleuri ici et là. La période 2001-2003 fut certainement l’une des plus ambivalentes de ces trente dernières années, à la fois d’une inventivité politique et sociale époustouflante, telle une période révolutionnaire, si bien qu’il n’y a pas grand monde qui vous en parle sans évoquer un monde qui s’ouvrait enfin, où l’incertitude du lendemain ne provoquait aucune peur car le présent était trop intensément vécu pour se résoudre à en abandonner une parcelle.

De la restauration de l’Etat à la Restauration

Mais cette période a débouché sur une restauration de l’Etat qui, a bien des égards, a préparé la Restauration actuelle. Car le gouvernement de Mauricio Macri pourrait bien être considéré comme une “Restauration néolibérale” si l’on accepte un peu sommairement que 2001 ait constitué le grand effondrement de cette forme particulière de capitalisme et que les présidences des époux Kirchner (2003-2015) s’en écartèrent – deux propositions discutables, car 2001 peut aussi être compris comme une vaste rébellion de consommateurs frustrés et les Kirchner comme les fondés de pouvoir d’une Argentine S.A. en cessation de paiement. C’est évidemment plus complexe –moins chimiquement pure, la réalité n’est jamais un laboratoire de politistes-, mais ce qui est certain est que Nestor Kirchner est parvenu à rétablir l’Etat, en tant que fiction dominante des Argentins. Pour cela il a mobilisé les symboles régaliens, en particulier la Justice qui, en prenant en charge les procès contre les tortionnaires les plus notables de la dernière dictature a gagné une certaine consistance, alors qu’il s’agissait d’une institution particulièrement méprisée du fait de sa veulerie durant la dictature et sa cupidité postérieure.

C’est par ce canal qu’une bonne partie des contestataires des années 1990, qui furent actifs dans les inventions des années 2001-2003, fut séduit et se rallia à cet Etat. Ces ralliés-là stabilisèrent un récit dans lequel les années ’90 représente l’horreur néolibérale –les années Menem exécrées- et la période du slogan “que se vayan todos” (2001/03) comme une sorte d’adolescence un peu naïve de la politique, l’âge adulte venant avec les Kirchner. Le kirchnérisme s’associant alors au goût des responsabilités accompagnées de salaires en croissance constante, quitte à abandonner bien des principes sur l’autel du “réalisme” (soit, les petites magouilles). Pour un français, ce kirchnérisme de Buenos Aires pourrait rappeler des années ‘80 à Paris, durant lesquelles un ministère de la Culture avait à cœur de rallier une bonne partie de la contestation antérieure pour les convertir en petites mains –plutôt bien payées- de la fabrication d’une image destinée à recouvrir la misère s’installant durablement dans le pays. Ici, cette culture s’est surtout associée à la mémoire de la dernière dictature.

Les mêmes ont construit un discours d’Etat plutôt aimable pour les travailleurs pauvres, auparavant habitués à ne recevoir que des crachats de ce côté là (quant à savoir s’ils ont reçu plus ou moins qu’avec un autre gouvernement, c’est difficile à dire car il n’y a pas de “ils” générique. En gros, chaque parti ou gouvernement tâche de s’attacher une partie de ce “ils”, de sorte que les bidonvilles sont constitués de petits fiefs, dont le seigneur local –appelé “puntero”- se lie temporairement à un suzerain en fonction des rétributions qu’il peut obtenir pour lui ou son fief. Encore faudrait-il bien distinguer chaque bidonville, voire chaque quartier de bidonville, car il y a aussi de nombreuses organisations de quartier qui tordent le coup aux tentatives des punteros de capter le pouvoir. Pour ne pas dire n’importe quoi, il faut y vivre, or moi je suis dans un quartier populaire en voie de gentrification. Dans mon quartier, la double gestion, Kirchner à la Nation et Macri à la Ville, s’est traduite par une alliance des polices –locale et nationale, par ailleurs concurrentes- pour détruire les squats –issus de 2001- et la construction rapide de grands immeubles d’habitation pour classe moyenne, ce qui a changé la physionomie du quartier resté cependant suffisamment combatif pour empêcher quelques grands travaux inutiles).

Ce discours progressiste était accompagné d’une redistribution d’une petite partie de la manne offerte par les prix internationaux des matières premières des années 2000 (le boom du soja) créant ainsi une masse de consommateurs. Celle-ci s’est montrée satisfaite par le nouveau mirage d’appartenir à une classe moyenne –mythe récurent sinon constant de l’Argentine depuis au moins le premier péronisme (1945-1955), voire de l’époque d’Yrigoyen des années ‘20. A cela s’ajoutaient des positions anti-impérialistes –parfois en trompe l’œil- suscitant souvent des engouements de pur et simple nationalisme (le passage de l’un à l’autre étant par ailleurs un grand classique de la politique locale).

Si le premier Kirchner (2003-2007) a réhabilité l’idée d’Etat, son épouse Cristina (2007-2015) était décidée à rétablir celle d’un “capitalisme sérieux” (déclaration au G-20 de Cannes en 2011, en opposition supposée avec un néolibéralisme de joueurs de casino, un “anarco-capitalisme” selon l’oxymore de la présidente). Celui-ci était vendu dans un emballage “néo-keynésien” par l’emblématique ministre de l’Economie Axel Kicillof. Les époux Kirchner, Axel Kicillof et quelques autres qui composent la plateforme dirigeante du kirchnérisme sont des personnages politiques à l’ancienne, avec le verbe haut et capables de capter l’attention, sans téléscripteurs, pendant des heures, en désignant des amis et des ennemis dans le pays et dans le monde. Ce qui explique en partie des engouements qui restent un peu énigmatiques sinon.

Quoiqu’il en soit, en l’absence d’héritier légitime –et la mort de Nestor Kirchner qui aurait permis l’alternance constitutionnelle et perpétuelle avec son épouse-, leur gestion s’est terminée par une bataille de petits chefs. Au blanc bonnet choisi par le péronisme (dans son ensemble, et non pas issu du kirchérisme qui en est un courant), les électeurs obligés de concourir aux urnes ont préféré le bonnet blanc : Mauricio Macri, élu en décembre 2015. Si les autres avaient du verbe, celui là semble aphone et quand il parle, il rappelle vaguement un Sarkozy ou un Trump par la syntaxe frustre et, disons, approximative.

Pour qui n’avait aucune sympathie pour le kirchnérisme, la hargne, rapidement muée en haine de classe, du nouveau gouvernement pour tout ce qui a trait à l’ancien incite à au moins une certaine bienveillance, en tout cas pour les bases qui l’ont soutenus ou en ont bénéficié de la “décennie gagnée” (slogan kirchnériste par excellence). La Restauration a un besoin constitutif de présenter son prédécesseur comme son négatif, de sorte que son gouvernement ne cesse d’invoquer le kirchnérisme, dont la gestion est censée expliquer le tour de vis (sur les travailleurs s’entend, pas sur les bagnoles de luxe dont la taxe à l’importation a été réduite de moitié).

Le nouveau souffle de la rue

Les directions syndicales, à qui le gouvernement de Macri a commencé par offrir la gestion de juteuses caisses sociales, sont parvenues à retenir durant près d’un an et demi les colères provoquées par des stagnations de salaires accompagné de hausses vertigineuses des prix, en particulier des services basiques. Mais leur stratégie consistant à appeler à des manifestations aussi décousues qu’inutiles s’épuise : la dernière a terminé par un public faisant fuir la direction syndicale puis montant sur l’estrade pour embarquer le pupitre des parleurs. Ce geste d’exaspération, accompagné d’un nouveau slogan “po-ne la fecha, la puta que te parió” (soit “fixe la date –de la grève générale- la con d’ta mère”) est bien dans l’air de cette “rentrée sociale” 2017. Finalement la direction de la CGT semble avoir consulté sa mère, et la date a été fixée pour le 6 avril (en l’absence d’illimitation, cela reste un moyen de retenir la base mais montre que celle-ci est nettement moins disposée à attendre les tractations des dirigeants).

Pupitre de la CGT descendu de l’estrade (7 mars 2017)

Cette peut-être trop longue digression permet de comprendre les réactions hystériques provoquées par une maquette d’hélicoptère en carton.

L’industrie d’error-coptères

Le symbole de l’hélicoptère étant bien établi –renvoyant immédiatement à la fuite de la Casa Rosada-, les artistes se sont amusés en voyant quelques jours auparavant à la télé le président Macri visiter la première usine argentine à construire des hélicoptères. De sorte que lorsque les journalistes atterrés par l’objet en carton se ruèrent sur l’un des artistes exigeant une explication, celui-ci lui répondit de manière enjouée : “ça nous a semblé intéressant de mettre en valeur notre industrie, avec les nouveaux emplois créés” (les estimations tournent autours de 200 000 “emplois détruits” durant cette dernière année). Le discours gouvernemental voulant que l’Argentine soit dans l’attente d’une “pluie d’inversion” qui arrosera l’industrie locale…

Le trait d’esprit de l’erroriste est lourdement relevé par le commentateur de l’émission d’infotainment : “quel foutage de gueule !” s’exclame t-il sans s’appesantir sur une autre plaisanterie moins évidente qui lie l’hélicoptère à la doctrine dont se revendique le président Macri, le “développementisme”. (Doctrine politique en vogue en Amérique latine au milieu des années 1950 et dont le fond ne dépasse pas le charabia technocratique faisant l’apologie de l’industrialisation. Cette doctrine est identifiée en Argentine à Arturo Frondizi (1958-1962), dont la présidence s’est caractérisée par la trahison systématique de toutes les promesses électorales. Dans les milieux érudits, on plaisante encore à propos d’un essai de Frondizi prônant le monopole d’Etat sur l’exploitation du pétrole argentin, alors qu’une fois président il s’empressa de signer avec la Standar Oil. Il se trouve que Macri (ou son équipe) a jugé bon de recouvrir le vide doctrinaire qui le caractérise par une couche de ce fameux developpementisme et des éloges au défunt Frondizi, histoire de se donner quelque profondeur historique à bon compte.) Bref, l’humour des Etcetera tape à plusieurs étages mais les journalistes sont bloqués au premier.

Arturo Frondizi, président de 1958-1962

En attendant sa cible, l’antiterrorisme mâche du carton

Mais quelque soit les jeux de sens auxquels s’adonnent le groupe, qui se présente dans les manifestations comme l’International Erroriste, médias et gouvernement n’y ont vu qu’un appel à la destitution. Les intentions du groupe n’ont dès lors aucune importance, puisqu’il n’a fait qu’offrir un objet sur lequel le gouvernement a pu focaliser son offensive médiatique qui consiste à assimiler la contestation à une déstabilisation, visant à son renversement. Ici les bouts de carton de l’International Erroriste n’ont plus rien à voir. Ils entrent dans le domaine de la manipulation d’Etat, car le gouvernement souhaite raviver le binôme Macri versus Kirchner. Ce besoin est constant de la part de ce gouvernement qui n’annonce pas une mesure sans la justifier par la gestion précédente, mais il acquiert une nouvelle acuité ce dernier mois avec la mobilisation populaire qui s’élargit de semaine en semaine. Il s’agit donc d’interpréter le ras-le-bol qui commence à s’exprimer dans la rue en une simple manipulation des kirchnéristes (qui, pour leur part, attendent surtout les prochaines élections –en octobre- pour se reconstituer des espaces de gestion, qui sont des sources de financement).

Surtout, il s’agit de criminaliser la protestation. Ainsi, le 24 mars a été présenté comme une revendication des groupes guérilleros des années ’70, en jouant sur le fait qu’une partie des organisations des familles des disparus revendiquent le militantisme de leurs proches. Il ne s’agit en rien d’une nouveauté : déjà au milieu des années ’80, Hebe de Bonafini la présidente des Mères de la Place de Mai considérait que la violence de ses fils disparus avait été légitime, alors que celle de l’Etat serait toujours infâme. La nouveauté c’est que les mots de la aujourd’hui vieille dame (près de 90 ans) sont mis à profit par le gouvernement pour brandir l’épouvantail d’un coup d’Etat, ce qui permet d’accroitre encore le pouvoir des polices et, mine de rien, de rééquiper l’Armée (le gouvernement préparerait une commande pour 2 milliard de dollars aux Etats-Unis –dépense extraordinaire jamais vu depuis 40 ans, c’est-à-dire depuis la dictature-, qui inclurait quelques hélicoptères, fabriqués par Boeing cette fois).

En somme les erroristes ont incidemment marché sur l’antiterrorisme qui se réactive en Argentine, en trouvant un ennemi à sa mesure :

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