Entre chiens et loups : à propos du 24 novembre

« Le Gilet Jaune est l’élément dialectique du K-Way noir. »

paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018

« Pour dire encore un mot du fait d’enseigner comment le monde doit être, la philosophie au reste vient toujours trop tard pour cela. En tant que pensée du monde, elle n’apparaît qu’à l’époque où la réalité effective a achevé son processus de formation et en a fini avec lui. […] Quand la philosophie peint son gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut la rajeunir avec du gris sur gris, mais on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée du crépuscule. » Hegel

[Photo : Jean-Pierre Sageot]

Crépuscule dialectique : c’est ainsi que ce 24 novembre crépite encore après coup. Crépuscule : parce que nous avons manifestés entre chiens et loups, sans savoir qui était chien, sans savoir qui était loup. Dialectique : parce que ce rouge jauni sur notre horizon noir est aussi bien la promesse de la nuit que celle de l’aube. Du moins pour qui sait voir, à travers les scories scabreuses des dernières heures, le sens d’un monde à l’état naissant.

Axiome 1 : les Gilets Jaunes ne forment qu’une multiplicité en essaims, constellée de meutes contradictoires et dialectiques. Ce ne sont ni une masse, ni une foule, encore moins un peuple. Ils constituent pourtant la clé manquante.

Explication :

Les barrages flambants ont été si nombreux, qu’ils semblaient venus tout droit d’une bien longue habitude. Les motifs de l’insurrection plutôt de gauche se sont répandus tout azimut. Mais au lieu d’un vol ou pillage par la droite des armes de la gauche, on a eu affaire à une bien plus subtile conspiration. Des séries d’assauts fantastiques par delà le bien et le mal.

S’il n’est pas question de la formation d’un peuple, ni de la génération d’une masse, c’est que le Gilet Jaune est visible de loin. Il permet de maintenir l’alliance trouble dans la distance : plus l’éloignement est grand, moins l’altérité interne des Gilets Jaunes se manifeste, plus le rapprochement grandit, plus le Gilet réactionnaire apparaît au Gilet progressiste. Sur deux quais opposés de la scène, deux meutes Jaunes se regardent et s’appellent. Ami, ennemi, allié, raclure ? Le sentiment constitutif du 24 : la confusion. Mais confusion féconde, fusion commune, entre contradictoires, fusion grotesque, vulgaire et donc, pour une fois, non théorique, capable, par le contact, de dégrader les lignes de fractures.

Une des merveilles du Gilet Jaune : les réactions du pouvoir. Des lignes de CRS prises au double-bind maladif de la tension : encerclés, telle unité, ne sait littéralement où donner de la tête, entre les appels à rejoindre les Gilets, et les coups de béliers dans chaque bouclier. Imagine-t-on stratégie plus éprouvante pour sa victime ? : rejoins-moi, je t’aime, écoute je chante la marseillaise, et revers du gauche et du droit, pluie de pavés, coups latéraux, lignes enfoncées. Hésitation, tactique du laisser-faire, peur du scandale. Les Gilets Jaunes mettent toute la société au double bind qui attend bientôt l’alliance ou la schize, mais qui est, pour l’instant, l’alliance en tant que schize, la schize en tant qu’alliance, le concert cacophonique, la mésentente. De ces situations fabuleuses, nous retenons la même jouissance explosive des flammes, l’exaltation à l’heure où, alors qu’une barricade achevait de consumer ses bûches de vélos et trottinettes, tous les arbres des champs se sont illuminés de leurs loupiotes rouges - événement qui la veille annonçait l’heure de faire les boutiques.

En ce crépuscule dialectique, les appelistes sont badiousiens, les badiousiens appelistes - chacun cherche à se « rendre fidèle à une vérité ». Le Platonisme branché descend du ciel infini des ensembles, cesse de classifier les anges conceptuels, pour le jet immanent de la pierre qui scintille.

Axiome 2  : Le Gilet Jaune est l’élément dialectique du K-Way noir.

Explication :

Si le K-Way noir est nietzschéen, le Gilet Jaune est hégélien. Le premier est une tactique de la force qui va, le second une signalétique de la reconnaissance. Le K-Way noir identifie l’anonyme, le Gilet Jaune anonymise l’identifié (« car, au juste, quel Gilet Jaune êtes-vous ? »). Le K-Way noir unifie dans l’action, en cela il tend vers la meute, le bloc ; le Gilet Jaune unifie dans la dispersion, en cela il tend vers l’essaim, le choral. Là où le K-Way noir s’offre au tangible, au corps à corps, aux coups ; le Gilet Jaune s’offre au visible, à l’expression, au dire. Ce que refuse le K-Way noir, en tant que tactique, en tant qu’affirmation pour soi de la frappe ; le Gilet Jaune lui octroie gratis en tant qu’esthétique, en tant que mise en question. Car le Gilet Jaune permet pour un temps de confondre l’ami et l’ennemi, non pas au désavantage du K-Way noir, de l’ami, au contraire. Tel a su convaincre tel autre qui rechignait au lance pierre : sans le Gilet Jaune, signal vide et commun, cette opération dialectique aurait-elle pu se faire, entre gens de mondes profondément fracturés ? Ce qu’offre le Gilet Jaune au K-Way noir, c’est un signe creux où s’agencent les dialogues et les conversions.

C’est en cela qu’il est dialectique. Le Gilet Jaune s’adresse à son dehors comme à son dedans : il fait circuler le dedans au dehors et le dehors au dedans. Il est tout entier signal vide, expression, appel à être explicité, justifié. À tel rond point, en face de la banque Milleis, deux groupes de Gilets Jaunes s’affrontent : l’un du côté des CRS, l’autre, de l’autre. Moment dialectique de la contradiction : le même s’apparaît à lui-même comme autre. Inversion : l’autre (le CRS) s’apparaît à lui-même comme Gilet Jaune. L’antienne ridicule : « CRS avec nous ! », entonnée par les Gilets Jaunes « gaulois » de droite cristallise soudain son plein sens positif, y compris pour le CRS même. Car si prononcé par une gauche naïve, le slogan fait pleurer de rire ; prononcé par certains Gilets Jaunes il devient véritablement sérieux. Sur qui frapper ? Voilà les CRS devenu tiers exclu de l’affaire. Si le K-Way noir est immédiatement coupable et cible, le Gilet Jaune ne l’est que médiatement : après tout, certains d’entre eux sont peut-être son semblable, son frère. Ce sentiment qu’un possible effectif nait de la confusion, tel est le sentiment d’un crépuscule dialectique flamboyant entre chien et loup.

Axiome 3 : l’insurrection est passé de l’avant-garde au vulgaire, la voilà démocratisée. C’est là ce qui advient quand le tangible s’allie à la vision.

Explication :
«  Les hommes, en général, jugent plutôt aux yeux qu’aux mains, car chacun peut voir facilement, mais sentir, bien peu. » «  le vulgaire ne juge que de ce qu’il voit et de ce qui advient ; » certes mais il ne faudrait pas oublier qu’« en ce monde il n’y a que le vulgaire »

Nicolas Machiavel

Gaités, Prudences, Puissances

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