Formidable par les gonflements qu’elle produit. Formidable par la tartuferie qu’elle met en jeu. L’art de vendre des livres, et surtout l’art d’apparaître et de sauver son capital, atteignent ici à un raffinement des plus exquis. Les mêmes qui ne juraient jadis que par untel se retournent aujourd’hui contre lui avec, s’il le faut, un grain de componction outrée dans la voix, comme au siècle passé les pères abbés des bonnes écoles. Les mêmes qui étaient ses éditeurs se font leurs propres inquisiteurs. Les mêmes qui lui attribuaient des bourses généreuses les lui retirent. Les mêmes qui le recevaient dans leurs émissions ne comprennent plus pourquoi ils le faisaient, oubliant – ou faisant semblant d’oublier – que la complaisance est la condition de leur métier. De même, nous dira-t-on, l’on s’était aperçu trop tard que la moustache du petit Adolf cachait une mitraillette à gaz ! La justice, qui était aveugle, a soudain comme une révélation ; et elle recherche activement des plaignantes et des plaignants. Nul ne doute qu’ils existent, qu’ils ont davantage que des griefs à exposer et qu’ils feront peut-être les prochaines unes des journaux.
Incidemment, dans l’Obs, Jourde le picador en profite pour retailler un costard (pas volé) à Savigneau (ex patronne du Monde des livres), ça fait toujours plaisir [3]. Et Antoine Perraud se confesse sur Mediapart dans ce qui est peut-être le seul article pensé qu’on a pu lire à présent sur le sujet [4].
L’intéressé – pardon, le monstre ! – eh bien voici qu’il tâche de passer pour un libertaire conditionné par mai 68 [5], oubliant que ses pratiques datent de bien avant et que son journal intime aussi – il l’a commencé bien avant 1976, contrairement à ce qu’écrit Le Monde [6]. L’amour de soi-même ayant été sa grande occupation, il ne pouvait que fasciner d’autres égotistes, non sans atteindre, via les méandres convenus des relations unilatérales et de la domination féroce, au degré zéro de la vie amoureuse. Mais ses admirations bien réelles et sa culture latine, j’oublie son orthodoxie galopante, n’étaient-elles qu’une monnaie pour un commerce moins spirituel que carnassier ? Et puis, franchement, aux yeux de qui un homme qui a fréquenté François Mitterrand et Jean-Maris Le Pen pourrait-il passer pour un mauvais homme, j’allais dire un homme de gauche !
Il a donc fallu tout ce temps pour que l’abuseur qui se targue de tout dire se trouve pris à son propre piège, et il semble qu’il accepte mal de se voir infligé le régime littéraire qu’il suit lui-même sans vergogne et sans relâche depuis sa lointaine jeunesse. L’héroïne de ce feuilleton, éditrice parisienne et auteure, chez Grasset – concurrent historique de Gallimard (du même groupe que La Table ronde) qui publie le Monstre – de ce livre qui a tout déclenché avant même d’être en librairie, imaginait-elle qu’elle susciterait un tollé si remarquable ? Assurément non. Si implacable et douloureux qu’il soit, son livre paraît infiniment plus honnête et mesuré envers G.M. que les grognements dispensés par ceux qui n’ont rien subi ni rien vu (ou su voir) ; là encore, tout est dans l’ordre.
Par ailleurs, toute littérature, même la plus réaliste, ou la plus biographique, prend inévitablement un tour fictionnel, de même que toute confession s’habille en fable. En fait, la réalité trop crue s’avère le plus souvent insupportable : on sait à quel point la réception des témoignages des rescapés des camps a été compliquée, et qu’il a fallu beaucoup de temps pour qu’ils trouvent un écho véritable ; on sait combien, à certaines occasions, dans certains contextes, il est difficile d’en croire ses yeux ou ses oreilles.
Pas question ici de défendre l’abus de faiblesse, la manipulation, le viol. Pas question de ne pas dénoncer le tourisme sexuel [7]. Mais rappeler en revanche que la littérature et l’art en général sont, entre autres, refuges et manèges de bien des pulsions et qu’ils nous aident à les comprendre [8]. Et c’est sans doute là une des fonctions de l’art. Les régimes qui ont fait brûler les livres réputés vicieux sont-ils des modèles ? Qui a parlé d’art dégénéré ? Préfère-t-on à nouveau l’art héroïque ? Qu’on nous le dise clairement. Les sociétés puritaines ne sont-elles pas des sociétés du refoulement le plus dangereux ? Qu’un abuseur, violeur, pédophile, ait à répondre de ses actes devant la justice, quoi de plus normal ? Qu’un écrivain qui manie aussi la fiction – qui peut dire à quel degré de mensonge se situe la vérité ? « La vérité » ? – s’expose sciemment à la vindicte, c’est une chose, mais que ses livres-témoins soient dépubliés, c’en est une autre. Voilà de quoi surprendre un peu, et créer un fâcheux précédent… Et n’est-ce pas faire trop d’honneur à leur auteur ? Un simple remarque générale en passant : qu’un diariste qui prétend à la vérité ne nous laisse pas songeurs quant à la véracité même de ce qu’il écrit, voilà qui peut aussi bien paraître étrange. L’auteur se raconte quelque chose avant de le raconter. Le lecteur se raconte quelque chose en lisant. Même quand des faits sont déroulés, la réalité n’est jamais atteinte, et elle est toujours autrement faite qu’elle n’en a l’air, et autrement profonde. La formule de Debord nous revient cependant, et nous ne savons trop bien qu’en faire : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » Le renversement ne cessant bien entendu d’avoir lieu.
Aujourd’hui que le crime de sang à répétition est enseigné via tous les écrans démocratiquement répartis, que la toile nous dispense et enseigne avec force détails toutes les atrocités possibles, les forfaits horrifiants de Daech semblent presque des épiphénomènes. Aujourd’hui que l’on s’applique à rendre la population insensible à coups d’images choc et d’idéologie comptabiliste, et pourquoi pas sacrificielle, il est étonnant que l’on accorde à des livres (qui en outre se vendent si peu) un pouvoir que la littérature n’a plus depuis longtemps, si elle l’a jamais eue (à l’époque des Souffrances du jeune Werther… ?). La littérature est à peu près sans influence, il faut bien l’admettre (ce n’est pas parce qu’il s’est réclamé notamment des idées d’un idéologue surmédiatisé, Alain Finkielkraut, qu’Anders Behring Breivik, a commis ses crimes, il aurait agi pareillement sans l’avoir lu, même s’il en fait dans sa confession un alibi, un prétexte, un réconfort [9]. L’écrivain Richard Millet devait publier par la suite un Éloge littéraire d’Anders Breivik qui suscita de vives réactions – beaucoup y voyant non sans raisons un écrit raciste et une apologie du crime – et sa « démission contrainte » du comité de lecture des éditions Gallimard. Toutefois, le livre ne fut pas retiré du circuit, et il est toujours disponible). Publicisé par les mass media, le comportement d’un ministre, d’un patron, d’une vedette quelconque, a certes plus d’influence, il fascine, il dégoûte, il modélise. Il faut s’y résoudre : la puissance d’envoûtement de « l’audio-visuel » est immesurable, elle ne peut être attaquée puisqu’elle sert le pouvoir, qu’elle est le pouvoir-même. Les images du 11/09/01 ont eu un impact ô combien plus considérable que l’ensemble de la littérature (fictions, récits, essais, poésies confondus) paru dans cette même époque. Ce que recouvre le mot « sadisme » n’a pas attendu les livres de Sade pour exister, lesquels, sortis de l’enfer des bibliothèques, sont heureusement en circulation et source de réflexions utiles. Si les écrits de G. M. n’ont pas la force littéraire de ceux du marquis, loin de là, point n’est judicieux pour autant de les soustraire ; inutile de fantasmer sur leur capacité de nuisance, la pédophilie n’a pas attendu ce genre de littérature pour prendre place, et elle survivra à toute interdiction. Interdire un auteur qui ne se vend pas, c’est surtout en faire un cas et le porter au pinacle, est-ce bien ce qu’on veut ? D’autant que les auteurs et artistes délinquants sont pléthore et qu’il faudrait bientôt renouer avec cette vieille et sordide manie de dresser des listes…
Paris fut un temps le refuge d’une certaine liberté artistique, redeviendra-t-il, en ce cycle hyper-régalien de glaciation macronienne, celui de la censure et de la clandestinité ? Qui peut dire ce qui relève de l’art sinon les artistes eux-mêmes dans leurs errements quelquefois majuscules. Qui refusera toujours de se regarder dans la glace, sinon la bourgeoisie dans sa hideuse imbécillité. La tartuferie qui s’illustre ces jours-ci à Saint-Germain-des-Prés, du côté des mondains comme chez les éditeurs ou chez les officiels, se double d’une inconséquence [10] et d’une lâcheté crasses. Assez pour arriver au degré zéro de la vie sociale ! On en redemanderait presque, en guise de démonstration par l’absurde. En guise de zéro de secours.
Jean-Claude Leroy
[Illustration : Gabriel von Max, Affen als Kunstrichter (Singes en critiques d’art), 1889.]