Déconfire la pédagogie

« Faire cours avec un bâillon m’indique assez bien l’importance qu’on accorde à ce que je peux bien vouloir dire en classe. »

paru dans lundimatin#243, le 24 mai 2020

déconfire (v. trans)
1. (militaire) Mettre en déroute l’ennemi lors d’ une bataille
2. (figuré) Réduire à ne plus savoir que dire ni quelle contenance tenir.

Prise dans la déconfiture organisée, huilée par tous les rouages, je suis sommée de me rendre à nouveau sur mon lieu de travail (l’école-caserne) pour y faire preuve de sollicitude. Envers les classes les plus défavorisées qui ont besoin, paraît-il, de reprendre. C’est pour le bien des élèves, ceux qui sont les plus précaires. C’est pour lutter contre les inégalités qu’on doit re-produire par tous les bouts l’ordre social d’avant la-prison-chez-soi. On risque moins maintenant, ils l’ont dit. On risque moins en reprenant les RER bondés, la ligne 13, qu’en restant at home. Et puis depuis deux semaines les experts le répètent : les enfants ne sont plus contagieux. Il est donc tout à fait possible de s’adapter à cette nouvelle situation. Porter un masque en classe, respecter les distances sociales. C’est une question d’habitude et puis il faudra s’y faire à ces nouvelles coutumes. Par esprit de sacrifice, on est même prêt à perdre l’habitude bien française de la bise. Toute une culture à réinventer ! Tout le monde s’y met.

Donc c’est ça l’idée. Faire cours avec un bâillon m’indique assez bien l’importance qu’on accorde à ce que je peux bien vouloir dire en classe. Je m’imagine déjà postillonnant dans mon masque, bientôt imbibé de salive. Une prof admise à l’hôpital pour soupçon de rage humaine. Que suis-je censée transmettre dans ces conditions ? Ah, mais je suis bête ! On ne m’a jamais rien demandé. Il faut que je sois présente. Simplement présente à surveiller que les mômes soient bien éloignés, et que y ait pas un nid de virus qui se prépare dans un coin. C’est une nouvelle compétence à ajouter au PAF [1], « surveillante de foyer infectieux » (bien penser à cocher le motif « adaptation au métier »). Et je les entends déjà dire : « Ah mais c’est un métier où l’on ne s’ennuie jamais ! Chaque jour est différent, c’est pourquoi on ne s’y engage pas pour la paie ». La vocation tu l’aimes ou tu la quittes.

En attendant, je porte un masque, puis je l’enlève. Un regard interrogateur me fait comprendre qu’il faut que je m’éloigne de plus d’un mètre de mon voisin qui vient de sortir en même temps que moi de notre immeuble à Saint-Denis. Il me sourit de loin, enfin je crois. Il est inquiet. Il est responsable. C’est pour mon bien et pour le sien et celui de tous. C’est la conscience de l’humanité par des petits gestes du quotidien. Trier ses déchets, jauger les distances. Voilà un bon citoyen, qui prend la mesure de sa place dans la société. On peut compter sur lui.

Et puis je télé-travaille, je télé-bois avec mes potes, je télé-lutte parfois. On fait tout comme avant mais avec des sensations de coupures désagréables. Les lèvres ne bougent pas en même temps que les sons, comme dans un mauvais doublage de film. Déréalisation de ma vie. Après tout, ils nous disent que c’est la même chose, sans avoir à se déplacer. C’est vrai, il suffit de dire ce qu’on a à dire, de faire ce qu’on a à faire, et ça passe bien, les gens comprennent bien, mal-gré la sen-sa-tion de ha-ché qui don-ne en-vie de se ta-per la tête con-tre les murs. Mais on nous rassure : l’enseignement c’est une histoire de contenu. Y a pas à chercher midi à quatorze heures. On nous a jamais demandé de réfléchir à notre métier. On nous a jamais demandé de construire un rapport humain avec chaque élève. Ça c’est ce que se disent les profs qui finissent toujours mal, qui démissionnent ou qui s’épuisent à force de couper les instructions en quatre. La MGEN les connaît bien.

Ça fait six semaines maintenant qu’on pisse des « contenus ». Comme ça on peut remplir des tableaux de présence, mais de présence de qui ? Qui ça flique exactement ces tableaux aux colonnes rouges ? Assiduité de tous, de rien. L’essentiel est d’être là. Devant mon écran, je me sens prise au dépourvu, je suis la mauvaise prof. Je n’ai pas assez produit cette semaine, et ça se voit dans l’espace de travail à l’heure de ma dernière connexion. « Y a à maintenir un lien humain », c’est le plus important paraît-il, à l’heure où la relation pédagogique est pixelisée. Les décrocheurs sont devenus littéralement ceux qui décrochent. Décrocher le câble de la livebox est passible d’un rendez-vous chez les services sociaux, ou d’un mail de menace de suspension de salaire. Acte de haute trahison ! L’école est entrée dans notre salon sous sa pire forme : la caserne. Ce que leurs logiciels ne comprendront jamais : les relations que nous tissons, l’habile disposition dans l’espace qui crée des associations vertueuses, le « j’ai bien entendu ce que tu m’as dit » que disent nos yeux aux interpellations des caïds. Le non-verbal ne passe pas. Ce qui passe c’est la hiérarchisation des rapports sociaux. La compétition de la connexion. Les bons profs ont besoin de leurs élèves pour survivre et leur font l’offense de leur faire payer leurs absences. Comme chez les psys ? Mais les psys ont des « clients », nous avons des enfants.

Je veux en finir avec la casernisation numérique de mon existence et de mon métier. A-t-on signé pour être maton à distance ? Ce qui conduit à se demander si on a bien signé pour être maton « en présentiel ». L’Éducation nous rappelle là ce qu’elle a de nationale : discipline des corps (corps enseignant ⊂ corps social ⊂ corps du Roi), comptabilité des déviants, voies hiérarchiques impénétrables mais pénétrantes. A moins qu’une hésitation ne soit née pendant cette télé-vie de deux mois que nous avons subie. Peut-être suffisait-il d’arrêter tous les secteurs d’activité non-essentiels, pour se rendre compte de qui faisait tenir la baraque. La crise sans précédent à laquelle le gouvernement français se prépare nous renseigne sur la fragilité du cancer libéral. En deux mois, les plus grosses entreprises françaises sont sommées de participer à l’effort de solidarité, la réforme des retraites est reportée, l’hôpital public devient cause nationale … cynisme sans fin d’un gouvernement qui navigue depuis longtemps à l’aveugle, sans autre politique que celle des courbes boursières. Au milieu de ce fatras, on nous chuchote que nous sommes essentiels, que sans nous, pas de reprise possible de l’économie. Mais attention pas trop fort, de peur que les masques tombent de nos mines déconfites : alors nous n’étions que des gardiens d’adolescents ? Depuis tout ce temps ?

Jeanne d’Arc

[1Plan Académique de Formation ou Police Aux Frontières ou Pilotage Aberrant des Fonctionnaires.

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