Contre l’état d’urgence, penser l’état du monde (2e partie)

Comment l’état d’urgence accélère la transformation du droit, par Serge Slama.

paru dans lundimatin#120, le 31 octobre 2017

Les 19 et 20 mai 2017, La Maison de la Grève de Rennes en collaboration avec lundimatin organisait un séminaire intitulé Contre l’état d’urgence, penser l’état du monde.

Nous publiions la semaine dernière l’intervention de Marie Goupy : Qu’est-ce qu’un état d’exception ?

Nous reproduisons cette semaine la vidéo et l’introduction à l’intervention de Serge Slama, professeur de droit à l’université Paris X Nanterre. Il revient sur le fonctionnement de l’état d’urgence. Et comment la banalisation de ce régime d’exception modifie l’usage du droit.

Présentation

Bonjour, nous allons commencer la matinée par une intervention de Serge Slama sur l’état d’urgence. Plus précisément sur une analyse juridique de l’état d’urgence. Qu’est-ce qui, en droit, caractérise ce régime ? Et que fait-il au droit ? sont les questions que nous nous posons. De façon générale nous nous sommes beaucoup attardés sur les autres aspects de l’état d’urgence, sur son histoire liée à la guerre d’Algérie, sur sa fonction sécuritaire, sur les mécanismes réactionnaires, de stigmatisation d’une population qu’il met en œuvre, ou encore sur le retour à la souveraineté, à la décision unilatérale de l’exécutif et de la police qu’il remet au goût du jour. Mais toutes ces analyses, même si elles sont justes en grande partie, ne sont pas suffisantes. Car elles pourraient laisser croire que l’état d’urgence est uniquement un mouvement de défense de l’État, un retour aux âges sombres. Nous avons donc voulu comprendre l’état d’urgence, depuis l’évolution de sa mécanique propre, de sa logique interne, celle du droit.

Alors, avant de laisser la place à M. Slama, je voudrais, non pas parler de l’état d’urgence en tant que tel, mais plutôt, revenir rapidement sur quelque chose que nous avons écrit dans le texte d’invitation à ces séminaires. Nous avons affirmé de façon un peu binaire, un peu schématique que la rationalité économique aurait pris le pas sur la logique du droit. L’hypothèse est que l’état d’urgence serait un révélateur, brutal, violent, de cette métamorphose, de cette mise au pas de l’état de droit par l’économie. Pour essayer de cerner cette transformation, je voudrais simplement rappeler deux mouvements de la justice qui ont eu lieu au XXe siècle et qui continuent aujourd’hui. Ce sont deux mouvements qui sont lents, et longs mais qui traduisent une lame de fond sourde et qui semble jusqu’à maintenant inaltérable.

Le premier c’est celui d’une justice qui est appelée actuarielle et qui s’est développée aux États-Unis dès le début du XXe siècle. Le second c’est celui du retour des peines de sûreté en France et la résurgence de la notion de dangerosité. Ces deux orientations du droit sont représentatives de ce que nombre de juristes ont pu appeler au tournant du XXIe siècle une nouvelle pénologie, un nouveau paradigme pénal.

La justice actuarielle, en version courte, c’est celle qui s’inspire des assurances. C’est appliquer la façon dont les assurances appréhendent le réel aux contextes pénal et criminologique. Les assurances s’appuient sur des statistiques dont elles déduisent des probabilités qui indiquent quel risque un accident a d’arriver. Et à partir de là, elles appliquent une grille tarifaire. Dans la justice actuarielle il y a donc une volonté de maîtrise du réel et de son futur qui prédomine, une manière de ne pas accepter que le droit arrive toujours trop tard, une fois que l’acte est commis.

L’idée de départ est de déterminer les facteurs indiquant si un prisonnier remis en liberté va ou non récidiver. Dès les années 20, à Chicago, un certain Burgess met en place la première grande étude actuarielle où il observe la réussite des remises en liberté conditionnelle sur 3000 détenus et en fonction de 22 variables comportant des entrées telles l’origine ethnique, la nationalité du père du détenu, le profil social, l’âge mental, le type de personnalité, le pronostic psychiatrique ou encore les circonstances du délit et les antécédents du prévenu. Il élabore donc des tableaux avec des entrées comme : « citoyen moyen » « ivrogne » « gangster » « immigrant récent » « garçon de ferme » ou encore « égocentrique » « socialement inadapté » « émotionnellement instable ».

Mais il faudra attendre 30 ans et une production scientifique extrêmement importante avant que le fonctionnement actuariel ne se répande. En 1970 un outil fédéral, le Salient Factor Score (Score des facteurs prépondérants) est mis en place pour prévoir des taux de récidives lors des remises en liberté. Les outils actuariels sont également utilisés pour aider les juges à déterminer le type de peine qu’ils doivent appliquer quand ils reconnaissent quelqu’un coupable. Depuis la mise en application d’un programme appelé « Virginia’s Sex Offender Risk Assessment Instrument » le 1er juillet 2001, et donc dans l’état de Virginie et pour les délinquants sexuels, les juges et les fonctionnaires responsables des peines remplissent une grille. Ils remplissent les cases vides d’une feuille de calcul et obtiennent un score de risque allant de 0 à 65. Ce score leur indique s’ils doivent mettre en détention, appliquer des allongements de peine ou la peine maximum. Parallèlement ces méthodes se basant sur la statistique se sont disséminées dans de nombreux autres domaines de la justice allant évidemment jusqu’à essayer de prévenir les crimes à l’avance. Par exemple, les États-Unis utilisent un algorithme puissant et protégé pour déterminer quelles déclarations fiscales vont être contrôlées en fonction des risques de fraude. Ou encore, dans les années 70 un programme a été mis en place pour permettre des arrestations ciblées des trafiquants de drogue dans les aéroports.

Il y a donc trois changements important dans la justice actuarielle. Le premier concerne le but de l’action du droit. L’acte délictuel est moins considéré comme un problème individuel à sanctionner, à réparer en visant toujours la réhabilitation du délinquant que comme un problème technique. Le crime se conçoit donc comme une probabilité statistique plutôt que comme une transgression. Ce qui suppose qu’on peut le prévoir, s’en saisir à l’avance.

Le second tient au fait que la logique actuarielle ne regarde non pas des individus, mais qu’elle se base sur l’observation de groupes et sous-groupes, sur une catégorisation de la population en sous-ensemble. Et à l’intérieur de ces catégories on observe une série de facteurs qui établissent des profils à risques. C’est la logique du profilage qui établit le niveau de dangerosité d’un individu qu’on peut enfin arrêter ou sanctionner.

Le troisième changement majeur est, qu’avec cette appréhension statistique du réel, on accepte très vite l’idée de sélection à l’intérieur de la population. Aux États-Unis, on utilise le terme d’underclass pour désigner la partie de la population définitivement pauvre et marginale, sans compétence et sans instruction qui ne constitue même pas une réserve de main d’œuvre, et que l’on peut, par conséquent, tout simplement éliminer de la société. Et quand je dis éliminer ce n’est pas pour faire des effets de style puisque l’un des domaines qui s’est développé autour des méthodes actuarielles c’est celui de la neutralisation sélective. Cette idée considère qu’environ 6 % de la population délinquante produit la majorité des délits, et que si on neutralise ces 6 % on obtient des bénéfices considérables sur le taux de délinquance globale. On pourrait citer ici toute une série de lois, la principale étant la loi des trois coups qui permet d’enfermer à perpétuité au bout de la troisième condamnation.

Voilà, tout ça c’est pour la justice actuarielle telle qu’elle s’est développée et qu’elle est appliquée aux États-Unis. Pour faire un bref résumé de cet état des lieux on peut dire que les outils de prédiction sont donc présents dans le cadre du maintien de l’ordre, de l’application de la loi, de la détermination des peines et des pratiques correctionnelles. On qualifie ces méthodes d’actuarielles lorsqu’elles s’appuient sur des corrélations statistiques entre une caractéristique de groupe et le taux de délinquance de ce groupe. On s’en rend compte c’est une logique clairement managériale, d’optimisation, de rentabilisation qui se fonde avec un arrière-plan idéologique complètement de maîtrise totale de la situation.

Plus près de nous, je voudrais tracer à grands traits l’émergence ou la ré-émergence en France de la notion de dangerosité qui est un des corollaires de cette autre notion que l’on doit entendre des dizaines de fois par jour : la sécurité. La dangerosité, on l’a déjà évoquée un peu plus haut, c’est là aussi une façon d’appréhender le réel qui opère une certaine révolution dans le droit. Avec la dangerosité, on déplace le curseur, non pas sur les actes, mais sur la menace, sur le potentiel danger que représente un individu. Si on radicalise cette logique et pour être un peu schématique on constate que la dangerosité d’un individu s’oppose à sa culpabilité, que les risques qu’un délit arrive s’oppose aux faits, aux actes, et la prévention, l’action préventive s’opposent à la peine qui cherche à punir, réparer et réintégrer l’auteur du délit. On voit bien qu’avec la dangerosité, l’action du droit se centre donc sur la défense de la société, il faut assurer la sécurité de la société. Alors, énoncé de cette manière, il y a quelque chose de scandaleux dans cette perception. Quelque chose de scandaleux mais qui correspond tout à fait à la logique de l’état d’urgence avec ses mesures d’assignation à résidence, d’interdiction de manifester, où même les annonces de camps pour les fichés S, qui reposent, comme on le sait sur de simples notes blanches, donc sur la menace, sur la dangerosité que représente une personne.

Si je parle de résurgence, de retour de la dangerosité c’est que cette idée tire ses sources non pas dans les théories pénales, mais dans les analyses des criminologues et des aliénistes qui au tournant du XXe siècle cherchaient à purger la société des déviants et des indésirables.

D’abord le retour de l’idée de dangerosité est possible dès les années 50, car il se présente sous le jour d’un nouvel humanisme, d’un humanisme qui s’appuie sur le progrès des sciences sociales. Pour l’école de la Défense sociale nouvelle et pour un juriste comme Marc Ancel, l’idée est que le droit classique est trop rigide, trop arbitraire, qu’il ne prend pas en compte la société qui l’entoure. Sous couvert d’une meilleure adaptation des peines, d’une critique du tout carcéral et de la peine de mort, la Défense sociale nouvelle, prône l’application de mesures extra-pénales. C’est ce qu’on appelle les mesures de sûreté, car elles sont destinées à neutraliser le délinquant, soit par élimination ou par ségrégation, soit par l’application de méthodes curatives ou éducatives. Comme pour la justice actuarielle l’élaboration de ces mesures se fonde sur la construction de catégories : l’enfance délinquante, les anormaux, les déficients ou encore les récidivistes. Là aussi l’expertise vient peu à peu remplacer le jugement. Cependant, ce n’est pas la statistique et les probabilités qui font le travail mais plutôt, d’un côté, la sociologie qui détermine l’appartenance à des classes dangereuses et, de l’autre, la psychologie qui permet d’établir le profil des individus à risque. Et si les recommandations autour de la dangerosité optent en premier lieu pour une prise en charge médicale, psychiatrique ou éducative dont le but répressif est nié, on ne tardera pas à parler de peines préventives. La seule raison pour laquelle Marc Ancel est méfiant par rapport aux mesures prédictives c’est seulement parce que « ni la science, ni l’art criminologique n’en sont là ». Dès 1954 un projet de loi qui n’aboutira pas propose d’ailleurs des mesures préventives pour les alcooliques considérés comme dangereux.

Pendant trente ans, la notion de dangerosité s’immisce, néanmoins, peu à peu, dans les institutions pénales. Et il faudra attendre les années 90 avant de voir émerger les premières lois prenant en compte la dangerosité : en 1994 est voté une loi autorisant la perpétuité réelle ; en 1997 la loi autorisant la surveillance avec un bracelet électronique ; en 1998 la loi qui instaure un suivi socio-judiciaire pour les délinquants sexuels ; puis trois lois sur la récidive en 2005, en 2007 et de nouveau en 2007 et en 2008 la loi autorisant la rétention de sûreté. Cette batterie de lois fait dire à certains juristes que la France est passée à un droit pénal de la dangerosité dans lequel on ne juge plus les individus pour ce qu’ils ont fait mais pour ce qu’ils sont.

Voilà, l’idée avec ces deux courtes histoires de justice était d’introduire l’intervention sur l’état d’urgence en étant capable de discerner de quel changement de fond il relève. Avec la justice actuarielle, et la notion de dangerosité on retrouve des fondamentaux de l’état d’urgence. Quels sont ces changements et comment ce sont-ils imposés ? Répétons le une dernière fois. 1. le point de départ c’est le constat de l’insuffisance du droit, ou en tout cas la volonté de le perfectionner pour saisir de plus près le réel. 2. il y a une légitimation de cette nouvelle façon d’appréhender le monde par un discours de vérité et par des techniques scientifiques, donc difficilement réfutables 3. Ces sciences ne ciblent plus un individu responsable devant la loi, elles identifient des catégories dangereuses dans lesquelles elles discernent des profils à risque. 4. En matière juridique, il y a des confusions qui s’opèrent entre le juge et l’expert ; le coupable et le déviant ; les mesures de surveillance ou de rééducation et les peines 5. Ces dynamiques très vite deviennent prédictives, cherchent à agir avant que l’acte criminel ne soit commis. Et là c’est une volonté de maîtrise non seulement sur le réel mais sur le futur qui est absolument glaçante et qui d’une certaine manière ne peut pas se tromper, puisque malgré des erreurs, malgré l’arrestation des personnes qui n’allaient pas commettre de crime, cette façon de procéder produit son propre réel.

Maintenant, je vais donc, laisser la place à Serge Slama, qui est professeur de droit à l’université Paris X Nanterre. Il est connu pour ses très nombreuses prises de position publiques et ses actions contre l’état d’urgence, pour le droit des étrangers et plus généralement pour sa défense des droits de l’Homme. Nous lui avons demandé, cette tâche, pratiquement impossible, de nous expliquer en une heure le fonctionnement de l’état d’urgence. Mais aussi comment la banalisation de ce régime d’exception, que ce soit dans la durée ou dans la façon dont il inspire des lois sécuritaires, modifie l’usage du droit.

Comment l’état d’urgence accélère la transformation du droit, par Serge Slama.

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