Chaque jour qui passe argumente pour une hostilité…

Pablo Durán

paru dans lundimatin#420, le 19 mars 2024

…contre un monde dans lequel les individus sont sommés de s’adapter à des choix qu’ils n’ont pas fait comme de se plier à des décisions qu’ils n’ont pas prises eux-mêmes… …contre un monde qui considère la liberté sous l’angle exclusif du plébiscite par le plus grand nombre d’affirmations ayant la liberté en horreur… …et justifie la coercition sous l’angle du réalisme… …contre un monde qui a effacé toute confiance envers l’individu et par là condamné tout devenir, du plus singulier, du plus détaché de l’ordre social, du plus imprévisible, au plus collectivement vivable…

…contre un monde qui juge par devers lui toute morale de la justice comme risible et qui a intégré, du don de la naissance à la surprise de la mort, l’autorité de la sienne… …contre un monde qui prétend qu’il existe une crise de l’autorité alors que la sienne, de mémoire d’homme, n’a jamais été aussi puissante et installée… …contre un monde de mafias, de trafics, de crimes, d’appropriations, d’intimidations, de captures, d’arrangements vulgaires, d’entre-soi et d’ensorcèlements qui jette la vie comme il jette ses polluants éternels dans les fleuves… …chaque jour s’alourdit la barque des hostilités… …et pourtant, je m’en étonne moi-même, elle ne chavire pas, elle tient… …les barques se faufilent entre les roseaux, sillonnent les marais et les deltas, descendent les cours d’eau, longent les rives côtières, accostent et poursuivent le tuilage de la mémoire humaine… …clandestines, peut-être, question de point de vue, ou de terrain, mais chaque fois depuis cette toute petite chose, au fond, qu’est un corps… …oui, chaque corps ajoute un fil à la mémoire humaine capable d’en élargir l’espace en la fréquentant, en la fantasmant, en la fouillant, en y puisant ressources pour ses qualités propres de perception sensible et de désir… …aucune d’elles qui ne s’abouche aux formes d’entendement, aucune d’elles qui ne peut avoir lieu sans un corps… …tous les crimes faits à l’esprit de liberté, autrement dit à la souveraineté de chacun, ne peuvent contredire ce fait… …toutes les autorités du monde et leurs formes passées, présentes et futures n’y pourront rien… …la réponse à la question Qui suis-je ? n’a jamais été celle de l’identité, mais celle de tous les fantômes qui habitent notre mémoire… …le repli identitaire au fondement paradoxal de la destruction des anciennes traditions, partout, est la projection d’une angoisse face à aux altérités incluses en chacun… …c’est ainsi que les identités s’opposent de toutes leurs forces à la liberté désirante qui n’a jamais cessé, elle, d’opposer un rire à l’impossible et à ses bourreaux… …c’est ainsi que les identités la moque systématiquement comme on exposait les corps suppliciés au Moyen-Age… …c’est ainsi qu’elles la jugent comme relevant de l’infirmité et lui refuseront toujours de décider elle-même du sens de sa propre responsabilité… …c’est ainsi, au fond, qu’elles éprouvent une haine radicale de l’exercice démocratique, subsidiaire à leurs yeux, et si peu fiable pour étendre leur empire de l’amnésie… …je me moque personnellement de savoir qui se cache derrière cet empire, ou qui le tient, ou qui est son laquais… …aucun d’eux ne m’apprendra à jouir de ma liberté et à élargir ma mémoire et mon acuité… …ceux-là ont transformé leur cerveau en tombeau, en mausolée de plomb… …ils ne sont que les gardiens de la mort dont ils tiennent et trafiquent les comptes… …ils sont le terminus de la mémoire dont chaque corps est la contradiction vivante… …comme ils se ressemblent… …là où le devenir distingue, là où l’éveil singularise, là où l’énigme des formes condense l’existence elle-même… …la maîtrise, qu’ils délèguent aux machines au profit du symbolique, est la grande pourvoyeuse de leur peur nocturne des complots… …ils ne sont que les descendants lointains, édentés et borgnes, des seigneurs d’un monde qui fut renversé par la langue des philosophes et des poètes… …quel homme libre peut les respecter ou les craindre……aucun… par-dessus tout ils ont peur du sens, qu’ils méprisent parce qu’il est en mesure de les contester sans armes… …ils ont peur du langage, qu’ils asservissent à leurs intérêts… …contre ce monde, il n’y aura pas d’esthétique de la résistance… …il y a l’insondable mémoire du vivant… …sa mobilité extrême et ses renoncements imprévisibles à toutes les fixations pour mieux exaucer les sens… …il y a l’oubli et la stupeur d’être qui reviennent sans cesse… …il y a cet infracassable noyau de nuit des amours et des complicités… …il y a l’énergie du secret qui n’est autre que le secret de l’énergie… …il y a une résistance à l’esthétique qui fonde un autre rapport à la connaissance et à la surprise… …il y a la beauté comme forme accomplie de la subversion… …il y a les formes qui résistent à l’interprétation… … il y a le vivant enchâssé dans la vie elle-même… … mais si ces radicelles fondent en effet quelque chose, si elles ouvrent et donnent toutes sur le politique de façon radicale, elles ne peuvent se muer en politiques radicales pour rejoindre la forme arrêtée dont elles sont l’exact opposé… …elles tissent d’autres mémoires… …elles fixent des instants dans l’extérieur absolu… …elles oublient la révolution quand elles la rejoignent…

Pablo Durán
Photo : Bernard Chevalier

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