Ce que l’on croit selon d’où l’on vient

Ekaterina, Criméenne d’origine, installée en France depuis 20 ans, fidèle à la Russie.

paru dans lundimatin#335, le 21 avril 2022

Valentine Fell nous a fait parvenir cette discussion avec une cousine à elle, Ekaterina, née en Crimée en 1982 et installée depuis 20 ans en France. L’entretien est troublant tant les mots de cette femme sont éloignés de la perception occidentale du conflit russo-ukrainien. Il ne s’agit évidemment pas, ici, de relativiser les lectures de l’histoire et de l’actualité où chacun pourrait avoir la sienne en faisant fi de toute vérité. Réviser le soulèvement de Maïdan pour y voir une opération américaine ou prendre pour acquises les images de la propagande russe, tout cela sert évidemment un parti dans le conflit. Mais l’intérêt de la discussion n’est pas dans ces affirmations à peine effleurées, qui renversent simplement la propagande ukrainienne ; il réside plutôt dans le récit, intime et sincère, de la vie d’une personne qui indique la complexité des situations autant que la fragilité des discours officiels mais également les souffrances des populations civiles, quel que soit le camp auquel elles demeurent fidèles par ailleurs.

Ekaterina et moi sommes des cousines éloignées. Nos arrières-grands-mères sont sœurs et issues d’une fratrie de sept enfants tous nés à Simferopol au cœur de la Crimée. Au début du XXe siècle, tous se sont dispersés au grès des opportunités, autour de la mer Noire et plus loin, en France.

La première fois que je l’ai rencontré, c’était en 2002, elle avait 20 ans, moi 12. Eka était venue de Crimée, en voyage scolaire à Paris. Elle n’est jamais repartie, s’est installée en France et y fait sa vie. Sa grande sœur Anna, ses parents, ses neveux, eux n’ont jamais eu le goût du départ. Ils sont tous restés à Simferopol, la capitale de la « presque île », comme elle dit, dans un français découpé. Elle n’a jamais perdu son accent.

Sentant que sa compréhension des attaques qui dévastent aujourd’hui l’Ukraine différait de la mienne, j’ai eu envie de lui poser quelques questions, à elle, dont la jeunesse s’est déroulée sur ce territoire déchiré entre ces deux pays en guerre. Cet échange a eu lieu le dimanche 24 mars. Ce jour-là, le président français a indiqué qu’il parlerait au président de la fédération de Russie pour organiser une opération d’évacuation des habitants de la ville de Marioupol où, d’après un récent bilan communiqué par la mairie, plus de 2 000 civils ont été tués. Depuis son appartement de Rosny, Ekaterina, via Skype, raconte un temps révolu mais déjà sous tensions. Cette histoire et cette culture ont façonné son regard sur les évènements d’aujourd’hui.

En voici la retranscription.

« Pendant l’URSS, il n’y avait pas d’Ukraine, pas de Russie, on était tous ensemble. Ça n’existait que sur le papier, les gens ne se rendaient pas compte. De toute façon, l’État faisait tout pour mélanger le peuple au maximum. Il envoyait les jeunes passer leur service militaire au plus loin de leur lieu de vie, exprès pour que les gens perdent un peu ce côté identitaire. Ça c’était l’URSS. Il n’y avait pas l’idée de nation. Mais on était un peu régionaliste. C’est seulement quand il y a eu la chute de l’URSS que l’Ukraine est devenue un pays indépendant et a revendiqué la Crimée comme appartenant à son territoire. Il y avait beaucoup de tensions à cette époque. On a eu un référendum mais tout le monde était au bout du rouleau économiquement, politiquement, on n’avait pas la force ni la capacité de vivre notre indépendance. Alors après de longues négociations on s’est mis d’accord sur le fait de rester en Ukraine du moment qu’on préservait une certaine autonomie : notre propre parlement, notre propre gouvernement, notre propre constitution, notre président… enfin la totale. La ville de Sébastopol qui est la base navale de la Russie, est restée, elle, 100% russe. Ce qui fait qu’à l’intérieur de la « presque île », il y avait une ville qui appartenait à un autre État. »

— Et vous parliez russe ou ukrainien ?
— Russe. On n’a jamais parlé ukrainien.
— Quand tu dis « on » ; c’est l’ensemble des habitants de Crimée ? Ce n’est pas que ta famille ou les gens de Simferopol ?

« Non, la langue ukrainienne n’existait pas sur notre territoire. Toutes les écoles, les universités, étaient en russe. Du jour au lendemain, ils ont coupé la télé russe pour mettre la télé ukrainienne à la place. J’étais encore petite mais je me souviens, ma mère donnait des cours à l’université. Le directeur avait rassemblé tous les professeurs pour leur faire signer un document certifiant que les cours devaient désormais être donnés en ukrainien. Beaucoup avait dit ne pas connaitre la langue mais on leur avait conseillé de signer sur le champ, sans quoi ils seraient virés. « Si vous signez, vous pouvez continuer à exercer en russe, et si jamais il y a une vérification vous serez virés, mais ça laisse un peu de temps », leur avait-on dit. C’était comme ça pour tout. Je me rappelle aussi qu’à 16 ans, en 98, j’ai reçu mon premier passeport. Mon nom russe Ekaterina avait été traduit en ukrainien : Kateryna. Sur les papiers de ma sœur Anna, il y avait écrit Gana et sur celui de ma mère Elena, Oléna. Ils avaient traduit tous les prénoms. »

— Est-ce que c’était la même chose dans la rue, est ce qu’ils avaient changé toutes les plaques, les devantures des restaurants ?
— Non tout ça s’est toujours resté russe.
— Donc tout était russe sauf la télé, les noms sur les passeports et l’idée d’enseigner en ukrainien ?

« Voilà, dit-elle en souriant. En ce temps-là, chez nous, on était tranquille. Mais dès qu’on sortait de Crimée on essayait de ne pas trop parler russe. Kiev, ça allait parce que c’était la capitale, beaucoup de langues étaient mélangées, mais à l’ouest… Mon collège était jumelé avec une école en Allemagne. Des étudiants de là-bas venaient en échange dans mon école et vice versa. Ma sœur y est allée une fois, moi deux et on a eu une fille qui est venue trois, quatre fois chez nous. La première fois que j’y suis allée, j’avais 14 ans. Pour rejoindre l’Allemagne, on prenait un bus qui traversait la Crimée puis l’ouest ukrainien. La règle pendant le voyage était de se taire dès que nous entrions dans le territoire de l’Ouest. C’était un professeur d’ukrainien qui devait négocier l’essence, acheter à manger si on avait besoin. C’était le seul qui avait le droit de communiquer avec l’extérieur de peur qu’on se fasse agresser. Il y avait beaucoup de rancœur qui traînait depuis la seconde guerre mondiale. Notamment parce que durant l’Union Soviétique, les dirigeants du parti communiste, basé à Moscou avait récupéré toutes les provisions d’Ukraine et avait laissé mourir les Ukrainiens de faim.

(…) À 16 ans j’ai gagné une bourse financée par l’État pour les jeunes prodiges d’Europe de l’Est. Je suis partie étudier un an aux États-Unis. À mon retour en Crimée ukrainienne, j’ai intégré l’université pour suivre des études d’économie, mais les opportunités à cette époque n’existaient pas. Le pays était dans un tel état de corruption, de pénurie, d’anarchie… Avant, il y avait une certaine sécurité d’emploi, il y avait des règles. Mais en 90, il n’y avait plus de gouvernement pour gérer les populations. C’étaient les mafias qui géraient la vie quotidienne. Une fois ma mère n’avait pas touché son salaire pendant plusieurs mois. Et quand son salaire est enfin arrivé, il est arrivé sous la forme de bouteilles de ketchup périmés. Le patron de l’université, plutôt que de verser leur paie à ses employés, faisait de la spéculation. Il achetait des produits et les revendait. Cette fois, il avait mal géré son affaire, il s’était retrouvé avec des produits invendables, alors il les avait filés pour salaire aux gens. C’étaient les années 90. »

— Est-ce une des raisons pour lesquelles tu as eu envie de partir et vivre ta vie dans un autre pays ?

« Depuis l’enfance j’ai eu la chance de voir comment ça se passait ailleurs avec les voyages. Après mon échange aux États-Unis, j’ai été portée par une sorte de fierté nationale. Ils sont très nationalistes là-bas, assure-t-elle. Ça a dû éveiller une flamme en moi. Alors quand je suis rentrée je me suis dit que j’allais rejoindre le parti politique Social-Démocrate d’Ukraine. J’ai réalisé beaucoup de projets pour la jeunesse. On a collecté de l’argent, soutenu de nombreux orphelinats, on faisait beaucoup d’animations pour essayer d’améliorer le quotidien des jeunes. Puis je me suis rendu compte que les projets que je faisais de bon cœur, gratuitement, étaient en fait subventionnés par l’État et que mes collègues et camarades détournaient l’argent à des fins personnelles. Des exemples comme ça j’en ai plein. Tout se passait sous la table. Ton permis tu l’avais contre un billet, à la fac, les profs communiquaient leur price list. Si tu voulais une note comme ça, tu payais ça. C’était sans aucune gêne, c’était dans l’esprit des gens. »

— Pour toi, cette tendance à la corruption était liée à l’absence de structure de ce pays nouveau ?

« Oui, à cause de la libération il n’y avait aucune structure, aucune contrainte, aucun système derrière. C’était la loi du plus fort, du plus malin. De la survie. Et ça c’est juste la corruption. Mais il y avait aussi une montée de criminalité assourdissante. Et tout cela était devenu « normal ». Ça tirait, ça explosait dans les rues, alors il fallait juste rentrer à la maison pour prévenir maman que tout allait bien et attendre. Ce n’était même pas la panique tellement. C’était banal. »

— Et la Russie ?

« À ce moment-là, la Russie n’allait pas très bien non plus. Ce qu’on a vécu, ils l’ont vécu aussi. On cherchait tous, les moyens d’apprendre à exister dans ces nouvelles conditions. Mais eux se sont stabilisés plus vite que nous. Chez nous on était toujours à la dérive. Tout le monde trouvait le moyen de ne pas payer les taxes par exemple. C’était plus simple de filer un billet, que de payer les impôts qui étaient trop chers et dont les procédures étaient trop compliquées. Alors qu’en Russie, la première chose qui a été faite par le gouvernement de Poutine, a été d’installer des taxes uniques à 13 % ce qui était un bon compromis entre ne pas payer et prendre un risque, et payer et être assuré de pouvoir toucher la retraite… La stabilisation là-bas, le niveau de vie et de sécurité se sont installés beaucoup plus vite que chez nous. »

— Et toi, tu as eu envie de partir pour ne pas vivre une vie comme ça ?
— Ekaterina, troublée : à la base je voulais vraiment rester… En fait, j’étais dégoutée…
— Tu as ressenti de la culpabilité à laisser ta famille derrière toi ?

« J’espérais que ma sœur me rejoindrait en France où j’étais partie chez une tante pour être jeune fille au pair et apprendre la langue. Mais elle venait d’avoir un bébé. Elle avait sa vie à elle. Aujourd’hui je sais qu’elle ne pourra plus jamais venir. Depuis 2014 elle n’a plus le droit de voyager. Elle a fait des études de juriste intérieur, a intégré l’armée à l’époque où la Crimée était ukrainienne. Quand il y a eu l’annexion à la Russie (chez nous en Crimée, tous les gens que je connais, famille, collègues, voisins, on a tous voté pour l’annexion à la Russie), et bien quand il y a eu l’annexion à la Russie reprend-t-elle, les militaires qui étaient sous serment avec l’Ukraine, ont dû le rompre pour prêter serment à leur nouveau pays, la Russie. Seulement, ils sont maintenant considérés comme traîtres d’État par l’Ukraine. Ce qui veut dire que si ma sœur se rend dans un pays qui a des accords avec Kiev, comme la France par exemple, elle est directement déférée devant la cour martiale et peut être emprisonnée. »

— Tu es sûre de ça ? Donc ça voudrait dire que c’est le cas de tous les militaires de Crimée ?

« Oui, ils ne peuvent plus bouger en dehors de la Russie. Et les autres habitants comme ma mère, ils ne peuvent plus venir en France non plus. Il y a une règle en Europe qui fait que les passeports russes délivrés aux habitants de Crimée ne sont pas reconnus. Du coup, les criméens ne peuvent pas avoir de visa. Lorsque j’ai eu ma fille après m’être mariée à Ludo (un Français rencontré sur son lieu de travail), ma mère qui avait des connaissances à Moscou, a changé avec leur aide sa sécurité sociale, sa banque, son lieu de domicile, comme si administrativement elle était logée là-bas. Comme ça, elle a pu obtenir son visa et venir nous voir. Maintenant elle a repris le travail à Simferopol donc a réaménagé une nouvelle fois en Crimée et je ne suis pas sûre qu’elle puisse refaire encore ces changements. Je ne sais même pas comment… sûrement qu’ils ne reviendront plus jamais. J’espère que moi je pourrais quand même y retourner quand tout ça se calmera. »

— À aucun moment, toi et ta famille, n’avez eu le sentiment ou l’envie d’appartenir à ce pays qu’est l’Ukraine ?

« Non. Il y avait toujours cette tension. Ma mère me racontait souvent cette histoire : quand elle était jeune, elle partait souvent à Lviv, en Ukraine pour le travail. À la boulangerie on refusait de lui vendre un sandwich parce qu’elle ne savait le commander qu’en russe. On l’expédiait dehors en disant : « On ne sert pas en russe ». Alors que c’était le même pays, c’était l’URSS. Tant qu’on ne se sentait pas agressé chez nous en Crimée, ça allait, on vivait, on s’adaptait. Mais en 2013 quand les conflits ont commencé en Ukraine, que le parti nationaliste, les gilets jaunes locaux, ont renversé le pouvoir, la Crimée a dit qu’elle n’était pas d’accord. On a dit qu’on ne reconnaissait pas le gouvernement qui avait été mis en place de force et que nous voulions avoir des vraies élections, avec les procédures légales. À ce moment-là Kiev a déployé des paramilitaires en Crimée et la première loi qui a été mise en place a été celle d’interdire le russe dans tout le pays. Alors on s’est senti menacé. »

— Et l’indépendance, non ? Vous étiez mieux avec les Russes ?

« L’indépendance complète on en est incapables. Comme la Corse, on est dépendants de la terre, on n’a pas la capacité de se maintenir tout seul. Et typiquement l’électricité et l’eau passent via l’Ukraine. En 2015 ils ont construit un barrage pour couper l’arrivée de l’eau. On a eu deux, trois années difficiles pour l’agriculture à cause de pénuries. J’étais très inquiète, je ne dormais plus. Je me souviens que je voulais aller chercher les enfants de ma sœur. Mais elle me disait que je ne pouvais pas entrer sur le territoire, ni sortir avec un enfant qui n’était pas le mien. J’étais là, je savais qu’ils étaient là-bas, c’était très dur. J’en voulais beaucoup à la France de soutenir les manifestants à Kiev. C’est comme si les États-Unis arrivaient et disaient aux gilets jaunes : « Allez-y les gars, renversez le gouvernement ! On est avec vous ! ». À ce moment-là tu penses : « Mais laissez les gens gérer leur situation dans leur pays. Vous ne savez même pas qui vous soutenez, qui sont derrière eux, qui les représentent… ». Quand la Russie a remis la main sur la Crimée, j’ai été soulagée, je savais que l’Ukraine n’allait plus essayer de nous reprendre. Mais de la France, j’ai peut-être mal mesuré les choses car mes proches, eux, à Simferopol craignaient constamment des agressions militaires ukrainiennes. Il y a même un président, je ne sais plus lequel, qui avait dit : « on va récupérer la Crimée, avec la population ou sans ». Après le barrage, ils ont même fait exploser une centrale électrique qui alimentait la « presque île ». Deux millions de personnes sont restées sans chauffage, sans électricité en hiver. Ce genre d’actions étaient constantes. Les dernières années, c’étaient les alertes à la bombe dans les écoles presque tous les mois, les bateaux de l’OTAN qui passaient régulièrement par hasard, trop proche de la frontière maritime, les avions qui survolaient un peu trop près des frontières aériennes.

— Ta sœur, si elle est liée à l’armée russe, elle te dit un peu ce qu’il en est en ce moment ? Ces derniers jours on entend dire que c’est difficile pour eux de se nourrir, que c’est éprouvant.

« Du point de vue des ravitaillements je ne pense pas. Les militaires russes sont en train de distribuer des aides humanitaires dans tous les villages où ils passent. C’est peut-être pour des raisons logistiques que ça arrive ou pas, mais il y a beaucoup de moyens qui ont été mis de ce côté par l’armée russe. Évidemment humainement il y a des pertes, des deux côtés, c’est triste. Mais pour l’instant les militaires russes ne sont que des soldats de contraintes. Engagés par contrat, il n’y a pas eu d’appel auprès des jeunes, des volontaires, des civils. Il n’y que des appels contractuels et j’espère que ça va rester comme ça. »

— Parce que sur les infos que tu lis, il est dit que l’armée russe distribue de l’aide humanitaire aux civils ukrainiens ?
— Oui. Les Russes ne veulent pas de mal aux civils, le but ce n’est pas de retourner la population contre nous, il faut les préserver.
— On n’a pas entendu parler de ça ici.
— Y a beaucoup de choses dont on ne parle pas ici.
Silence.

— Tu as entendu dans les médias occidentaux qu’il y avait eu un hôpital à Marioupol, enfin une maternité où étaient réfugiés des civils qui avait été bombardé ?

« Bah en Russie, par rapport à Marioupol, les renseignements ont sorti les preuves, enfin de la documentation, des photos comme quoi l’hôpital était vide deux jours avant l’intervention de l’armée. Ils ont assuré qu’il n’y avait pas de civils dedans. Ils ont dit que le bâtiment avait été pris par le bataillon paramilitaire Azov. C’est un bataillon néo nazi créé en 2014, à l’époque des manifs à Maydan, qui a été intégré à l’armée ukrainienne par la suite mais qui reste un peu … qui a des cartes blanches partout. C’est-à-dire qu’ils ont leur façon de procéder. Ils se positionnent dans les endroits où il y a des civils pour les utiliser comme bouclier humain. »

— Et toi quand tu lis dans les médias occidentaux que l’armée russe a bombardé une maternité qui abritait des civils, que cela a été vérifié, et ensuite dans les médias russes que la maternité était vide ou investit par un bataillon Azov, tu te dis quoi ?

« Bah tu essaies de chercher le plus… elle soupire. C’est difficile de dire qui dit vrai. Mais mon intime conviction à moi… elle réfléchit, c’est de croire les images qui ont été montrées par les médias russes. Celles où il y avait les dates sur les photos de ces immeubles complètement vides, je me dis que peut-être, c’est sûrement vrai… »

« Que peut-être, c’est sûrement vrai », avait répéter Ekaterina comme pour se convaincre. Elle faisait tournicoter un brin de ses cheveux entre ses doigts puis l’avait coincé sous l’oreillette de son casque. Derrière elle, au fond de la pièce, Ludo, son mari était lui aussi installé à un bureau devant un ordinateur. Leur fille traversait régulièrement le salon en courant, arrêtant parfois notre discussion pour réclamer une glace ou un bisou à sa mère.

« Avant, je n’avais pas de doute quant à la capacité de Poutine de trouver des solutions de manière diplomatique. Je voyais comment les tensions montaient mais j’espérais qu’il trouve les moyens de les apaiser. Je ne sais pas ce qui l’a poussé (à commencer la guerre) … Les médias disent qu’ils ont trouvé des renseignements comme quoi les Ukrainiens programmaient une attaque début mars sur le Donbass et la Crimée. C’est pour ça qu’il aurait anticipé et tapé le premier. Ce n’est pas pour rien que toute l’armée ukrainienne était au sud, explique-t-elle, avant de poursuivre sur un mode automatique : Dans la presse Zelenski racontait que depuis janvier, l’Ukraine avait reçu 50 avions et des engins militaires. Et côté russe on disait voir arriver constamment à nos frontières toute cette quantité d’armes. Ils allaient forcément s’en servir, ce n’était pas pour décorer. En novembre 2021, les USA et l’Ukraine ont signé un document de partenariat privilégié. Ces documents portent sur le soutien financier et militaire des États-Unis envers l’Ukraine afin de les aider à récupérer les frontières reconnues internationalement soit la Crimée et le Donbass… Avant tout ça, j’espérais qu’on aurait pu se passer d’action militaire. Mais si Poutine a pris cette décision ce n’est pas sur un coup de tête. C’est une décision qui a dû murir et qui a dû se préparer. Je pense que c’est plus facile de dire « Poutine est méchant, il a perdu la tête », mais tout n’est pas noir ou blanc. Elle reprend sa respiration, il y beaucoup de Russes qui le soutiennent en Crimée. Il a un soutien sans faille parce que les gens ont tendance à se dire qu’il va les sauver une seconde fois. La première fois c’était en 2014, la deuxième fois c’est maintenant. »

— Pour toi, c’est l’armée ukrainienne qui s’est installée en premier aux frontières ?
— Oui
— Alors que nous en Occident on dit que ce sont les Russes qui se sont installés les premiers.

« Je sais … », avait-elle murmuré avant d’ajouter que selon elle, il y avait deux poids deux mesures : « Il y a ce qui vient d’Ukraine qu’on prend pour la vérité et tout ce qui vient de l’autre côté, qui véhicule une idée différente, qu’on passe à la loupe parce qu’on est sûr que c’est faux. C’est dur parce que je trouve qu’on est tous fermés sur des idées reçues. On voit le monde noir et blanc, les gentils, les méchants. Mais ce n’est pas si simple. Il doit y avoir de la propagande, des deux côtés. Mais il y a aussi des raisons réelles pour lesquelles la Crimée, ou la Russie se sentent menacées. » Voilà 20 ans que Ekaterina s’est installée à Rosny, qu’elle y a trouvé un métier, fondé une famille. C’est la corruption, le mensonge et la violence qui l’avaient poussé à rejoindre la France, pays dit démocratique, dont elle semblait adhérer aux valeurs et aux discours. Comme sa terre natale, tiraillée dans l’eau noire, Ekaterina murmurait encore : « Peut-être, c’est sûrement vrai » que les russes n’ont pas attaqué de civils ukrainiens. Que dirait-elle des images de Butcha aujourd’hui ?

Ce dimanche 24 mars, les coudes pliés devant son ordinateur, le visage plongé dans ses paumes de mains, elle pense à ses parents, sa sœur et ses neveux. Pour eux, explique-t-elle, cette guerre est aussi une libération. Tous ce qu’ils ont fuient en Ukraine, ils ont enfin l’espoir que cela change. Que leur frontière soit reconnue à l’international et que chacun, retranché de son côté puisse enfin se ficher la paix. Ekaterina fait briller ses yeux, craignant sa solitude, un nouveau rideau de fer, la montée de la russophobie en France. En somme, le déchirement d’une binationale, au corps posé ici et à la pensée construite là-bas.

Valentine Fell

Illustration : Dethvixay Banthrong

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