Ayotzinapa : La vérité semble s’éloigner à grands coups de rames

Le 26 septembre 2014, 43 étudiants d’une vingtaine d’années disparaissent à Iguala, dans l’État de Guerrerro au Mexique, dans des circonstances terrifiantes...

paru dans lundimatin#67, le 27 juin 2016

Le 26 septembre 2014, 43 étudiants d’une vingtaine d’années disparaissent à Iguala, dans l’État de Guerrerro au Mexique, dans des circonstances terrifiantes. Ils s’y étaient rendus pour collecter des fonds afin financer un voyage collectif à Mexico. Ils voulaient prendre part à la traditionnelle marche du 2 octobre, qui commémore le massacre de Tlateloco en 1968, où les forces de l’ordre avaient liquidé 300 étudiants pour « nettoyer Mexico » avant la tenue des Jeux Olympiques. Sur la route du retour, ils sont pris en chasse par la police, qui les attaque, selon la version officielle, au motif qu’ils se seraient emparés d’autobus appartenant à la municipalité pour rejoindre Ayotzinapa après leur collecte. Des témoins aperçoivent, aux côtés des policiers, des hommes armés, soupçonnés d’être des narcotrafiquants. La fusillade qui éclate fait six morts et 25 blessés, dont plusieurs personnes qui ne faisaient que passer par là. Les survivants se dispersent, sont traqués puis emmenés par les forces de l’ordre. Ils ne seront plus jamais vus.
La thèse officielle accuse un groupe local de narcotrafiquants, les Guerreros Unidos, entre les villes d’Iguala et de Cocula, notamment connus pour être le principal fournisseur de marijuana de la ville de Chicago, aux Etats-Unis. Plusieurs membres du cartel ont rapidement affirmé les avoir assassinés et brûlés sur un énorme bûcher pendant une journée entière. Le gouvernement a mis en avant des confessions qui auraient permis la découverte de restes humains calcinés dont l’analyse est, malheureusement, impossible. Le maire d’Iguala et sa compagne sont également arrêtés, leurs liens avec les Guerrerros Unidos étant avérés. Selon l’enquête, le maire (corrompu) aurait craint que les étudiants ne perturbent un évènement public organisé par sa compagne.
Les parents des étudiants contestent ces procédures qui occultent selon elles le fait que le gouvernement et les forces de police seraient directement responsables du sort des victimes. Par ailleurs, les familles n’en démordent pas : tant qu’il n’y a pas de preuves d’assassinat, leurs enfants sont considérés comme vivants, et c’est vivants qu’elles les réclament. Un groupe d’expert indépendants a été désigné, et les conclusions de son enquête menée en 2015 contredisent la plupart des thèses officielles. Il vient cependant d’être remercié, sans que la lumière ait été faite sur le sort des étudiants.

Ayotzinapa, la vérité semble s’éloigner à grands coups de rames vers un horizon plein de brouillard, pourtant elle est toujours aussi fulgurante. Comme le soleil nous contraint à détourner le regard, l’effroi nous incite à détourner la tête et, trop souvent, à la baisser.

Profitant du départ du groupe interdisciplinaire d’experts indépendants (GIEI), la PGR1 (nous dirions le Procureur de la République) n’a pas tardé2 à reprendre la thèse brumeuse de la guerre entre narcotrafiquants pour expliquer la disparition de quarante-trois élèves de l’école normale rurale d’Ayotzinapa. Il faut dire que le gouvernement avait dû accepter l’intervention de ce groupe d’experts nommés par la commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) sous la pression d’une opinion nationale et internationale choquée par l’horreur de ce crime contre l’humanité.

Le groupe d’experts a démontré l’inconsistance de la thèse gouvernementale soutenue par le procureur de la République, Murillo Karam, qui voulait que les 43 corps aient été brûlés dans une décharge publique et les cendres jetées dans une rivière proche (le rio San Juan) ; il a aussi révélé la manipulation des « scènes du crime » par le chef de l’Agence d’investigation criminelle, Tomás Zerón, pris, pourrait-on dire, la main dans le sac, le long de la rivière San Juan la veille de la reconstitution des faits (vidéo d’un reporter) : nous le voyons arpenter les rives du rio San Juan avec le présumé coupable et reconstituer la scène telle que ce dernier devait la rapporter ; il lui a aussi montré où se trouvaient cachés deux sacs de cendre (apportés là par qui ?) ; c’est sans doute lui, Tomás Zerón, qui avait « semé » des cartouches vides sous une pierre à proximité de la déchetterie, confirmant ainsi la thèse de l’assassinat des normaliens.

Le groupe d’experts a été très rapidement perçu comme une menace par le gouvernement qui a dès lors lancé toute une campagne de calomnies contre lui et le président du CIDH pour, ensuite, ne pas renouveler l’accord qui autorisait sa présence au Mexique. Le gouvernement a de nouveau le champ libre pour développer, avec de légères modifications, sa thèse initiale : ce sont les membres d’une organisation mafieuse, los Guerreros unidos, qui, avec leurs complices de la police municipale d’Iguala, auraient attaqué les étudiants, qu’ils auraient pris pour des membres d’un groupe concurrent, los Rojos. Ils les auraient enlevés, torturés, puis assassinés et incinérés. C’est que la guerre, d’une extrême violence, fait rage dans la région entre ces deux organisations criminelles pour le contrôle de la « plaza ». On ne compte plus les morts et les disparus à tel point que toute la région autour d’Iguala est un véritable cimetière clandestin. À cette thèse s’ajoute l’information distillée il y a quelque temps concernant la « disparition » du cinquième autobus ou « le mystère du cinquième autobus ». Il aurait été soustrait à l’enquête sous prétexte qu’il renfermait des caches contenant la drogue qu’il livrait régulièrement à Chicago. Cette histoire d’autobus venait à bon escient confirmer l’hypothèse de la méprise et de la colère incontrôlée des Guerreros unidos les poussant à des actes terribles. Comme tout mensonge qui cherche à tenir la route, celui-ci s’appuie sur quelques vérités : ces deux organisations mafieuses existent bien et se livrent à une guerre sans merci pour le contrôle de la région ; elles ont pénétré non seulement les polices municipales d’Iguala, de Cocula ou de Huitzuco, mais les municipalités elles-mêmes et toute la sphère politique (ce qui est le propre d’ailleurs des organisations mafieuses) : ne dit-on pas que les Guerreros unidos sont alliés au PRD et les Rojas au PRI ?

Bien des lignes d’investigation importantes ont été délibérément ignorées ; des preuves (enregistrements, vidéos, documents) ont disparu ; les aveux des détenus-coupables ont été obtenus « sous dictée » et après tortures. Ajoutons à toutes ces distorsions de l’enquête les petites et sordides machinations du chef de l’Agence d’investigation criminelle et la hâte, ô combien suspecte, du Procureur de la République à fermer le dossier quitte à le bâcler et nous arrivons à la conclusion suivante : l’implication directe de l’État mexicain dans ce crime de lèse-humanité.

Depuis que les hommes politiques ont livré le Mexique aux appétits insatiables des États-Unis et du Canada, le pays est au bord de la rupture. La crise sociale va s’approfondissant toujours plus et la société mexicaine semble rechercher vainement un peu d’air pour reprendre son souffle. Vainement, tant est impérieuse et exigeante la cupidité des grands trusts du Nord. Et cette violence irrépressible, absolue, d’une volonté étrangère pénètre la vie mexicaine, la gangrène et l’emporte. Une partie de la population aspire à retrouver un ordre social disparu et se rapproche du pouvoir et de l’État sans se rendre compte que le pouvoir est l’artisan du désordre ; l’autre partie résiste et s’insurge. Une terre de volcans, d’éclairs et d’orages magnétiques. Des incendies s’allument ici et là, Chiapas, Oaxaca, Guerrero, Michoacán… Les hommes politiques prennent alors les dispositions qu’ils jugent nécessaires. En fait, une seule disposition : le recours à l’armée.

La vocation profonde de l’armée mexicaine est d’être une armée d’occupation au service d’une oligarchie à caractère colonial. L’ennemi est l’ennemi intérieur, c’est la population indigène et, par extension, tous ceux qui résistent ou se révoltent contre la mainmise du monde occidental, chrétien et capitaliste sur le pays. L’armée mexicaine est la force de coercition d’une pensée étrangère éminemment pratique comme toute pensée digne de ce nom, celle des grandes entreprises marchandes. En général elle n’y va pas par quatre chemins et ne s’embarrasse pas de considérations de « chochottes » comme les droits humains : elle tue3. Elle tue tous ceux qui auraient seulement la velléité de lui résister. Instrument du pouvoir, elle est l’expression même du pouvoir. Elle ne fait pas de prisonniers ou alors pour les torturer afin d’obtenir des renseignements – ensuite, elle les abat. Avoir recours à l’armée pour « pacifier » le pays, c’est avoir recours à la terreur.

Le retour du PRI au pouvoir en 2012 crée une réelle commotion dans la société mexicaine, les jeunes, jeunes anarchistes, jeunes communalistes, jeunes rebelles, jeunes dissidents se trouvent projetés à la pointe d’un mouvement profond de rejet. Ils sont l’étincelle qui risque d’allumer l’incendie. Déjà en décembre 2012, lors de la prise de fonction de Peña Nieto, le nouveau Président, la protestation sociale animée par la jeunesse libertaire avait été particulièrement importante, forte et combative. Les forces de l’ordre, craignant à juste titre de se trouver débordées par le mouvement offensif de la jeunesse, avaient alors réagi avec une extrême brutalité. La justice n’avait pas été en reste non plus qui avait condamné des jeunes anarchistes à des peines de prison outrancières. Un lynchage médiatique contre les anarchistes et autres jeunes rebelles comme les élèves des écoles normales rurales, orchestrée à partir du pouvoir et répercutée par les télévisions, les radios et la presse aux ordres, avait commencé alors et se prolonge jusqu’à maintenant.

Le gouvernement, qui entend poursuivre à marche forcée sa politique d’ouverture au Grand Marché, faite de concessions aux intérêts privés, a pris la mesure du danger que représente la jeunesse insoumise dans un pays déstabilisé (et qu’il contribue à déstabiliser de plus en plus). La manifestation du 2 octobre en commémoration du massacre des étudiants par l’armée à Tlatelolco en 1968 pouvait fort bien se présenter comme l’étincelle allumant le feu social tant redouté, être le point de départ d’un mouvement insurrectionnel d’importance. Il se devait d’agir sans plus tarder. L’équipée des normaliens à Iguala lui a-t-elle fourni l’occasion qu’il attendait ? Je le pense. Frapper fort. Créer un choc, l’onde de choc qui éteindrait l’incendie. C’est la tactique nitroglycérine (pour ceux qui ont lu le Salaire de la peur, ou vu le film) chère au PRI.

Nous passons alors de l’autre côté du miroir, le côté occulte de l’État : « Alors apparaît la terreur comme force dissuasive. L’autre face de l’État, la clandestine ; celle qui a recours aux forces paramilitaires, aux escadrons de la mort, aux groupes de nettoyage social et aux tueurs à gages. À la Guerra sucia. Aux fantômes sans visage ni traits qui exécutent les opérations clandestines des services de renseignements. Aux forces anonymes qui jouissent sans restriction d’une impunité de fait et juridique ; protégées par un pouvoir judiciaire complice et craintif. Apparaît l’autre visage d’un État qui construit son pouvoir en militarisant la société et en la désarticulant au moyen d’une peur et d’une horreur réelles, le visage caché d’un État qui fait un usage systématique, calculé et rationnel de la violence en accord avec une conception et une idéologie que l’on enseigne dans les académies militaires4. »

Le PRI avait employé cette tactique à Tlatelolco le 2 octobre 1968 : la tuerie des étudiants réunis sur la place de Tlatelolco avait désemparé un mouvement social qui commençait à prendre de l’ampleur et à fragiliser l’État. Le 10 juin 1971, le pouvoir a recours à la même tactique : massacre des étudiants lors d’une manifestation par le groupe paramilitaire Los Halcones. « Dans les deux cas, a pu écrire Raúl Jiménez Vázquez5, il s’agit d’authentiques crimes d’État, en vertu du fait qu’ils furent conçus, planifiés, instrumentés et couverts à l’intérieur de l’appareil gouvernemental. » La justice dans sa sentence du 26 juillet 2005 devait d’ailleurs reconnaître que « le groupe des Halcones dépendait de l’État et recevait des ordres de l’armée. » (Ils ont été amnistiés.) Ce recours à une violence extrême pour créer un choc dans les esprits afin de stopper un mouvement social en gestation a une fonction d’avertissement : Acteal, Aguas Blancas, El Charco, El Bosque, Atenco, Apatzingán6 et… Ayotzinapa. Le PRI est coutumier du fait. La liste des crimes d’État est longue. Les personnes visées comprennent l’avertissement, sans doute possible. Les plus courageux, les affranchis, ceux qui se savent en guerre et ce que cela signifie, continuent la lutte comme à Atenco ou Ayotzinapa, mais cette lutte devient alors celle d’une minorité, que l’État et les forces de répression peuvent circonscrire et contrôler sans trop de difficulté.

Parmi tous les faits de cette nuit tragique du 26 septembre 2014 au matin du 27 – les étudiants sont suivis par la police fédérale dès leur départ de l’école normale ; cette même police est en communication constante avec les autorités du Guerrero, de l’État fédéral et de l’armée ; aucune de ces autorités, qu’elles soient militaires, civiles et judiciaires, n’est venue sur les lieux de l’attaque des bus pour les constatations d’usage entre la fin de celle-ci et l’irruption d’un commando de tueurs lors de la conférence de presse, c’est-à-dire de dix heures du soir à une heure du matin environ7 ; une chasse à l’homme menée comme une opération militaire jusqu’au petit matin – dénonçant toute une chaîne de complicités et l’implication du gouvernement au plus haut niveau, le plus horrible et le plus infâme, le plus épouvantable aussi, étant la torture de Julio César Mondragón. La photographie de sa figure suppliciée, écorchée vive, est apparue sur les réseaux sociaux avant même la découverte du corps le matin du 27 par une brigade du 27e bataillon. Cette figure terrifiante est la vérité d’Ayotzinapa, celle d’une absolue et impitoyable tyrannie.

Oaxaca le 16 juin 2016
Georges Lapierre

Post-scriptum du dimanche 19

Des grenades lacrymogènes, comme des petites bombes, tombent du ciel sur les barricades ; elles sont lancées des hélicos : une petite guerre aérienne qui oblige les « barricadistes », maîtres d’école, parents, quelques rares habitants8, quelques bandes de jeunes des villages alentour venus en découdre, à se replier un temps.

J’ai le sentiment que l’État, dans son aveuglement autoritaire, est en train de créer les conditions de sa critique. Le mouvement des maîtres d’école s’opposant à la « réforme de l’éducation » prend de l’épaisseur pour se bonifier avec le temps. Peu à peu, par la force de son obstination, il attire, focalise et « cristallise » le mécontentement des gens. J’aime bien regarder les maîtresses d’école fabriquer en toute hâte des cocktails Molotov. Le mouvement des instits reste cependant un mouvement purement corporatiste ; il n’est pas porteur du caractère universel de la pensée comme celui de la jeunesse dissidente ; pourtant en offrant un point de convergence, un ancrage, à l’insatisfaction diffuse dans la société, il peut représenter une menace pour l’État.
Le gouvernement a tout le temps de voir venir et si l’affaire se gâte, il peut toujours ouvrir les tables de négociation ; à moins, à moins qu’il ne s’enferre dans son attitude de non-recevoir : comme si le pouvoir devenu à ce point totalitaire se trouvait désormais dans l’impossibilité de s’ouvrir à un dialogue avec la société civile. Un État autiste. Nous en sommes peut-être arrivés là. Un État qui ne connaît plus que le meurtre, la dissuasion par l’assassinat. La tactique nitroglycérine. À Nochixtlán, ville qui se trouve à environ 70 km d’Oaxaca, les flics ont tiré sur les gens : six morts, six personnes descendues pour l’exemple9. Comme ils avaient tiré en 2011 sur les élèves de l’école rurale qui manifestaient pour être reçus par le gouverneur du Guerrero : deux morts, Jorge Alexis Herrera et Gabriel Echeverria.

J’ai été aussi témoin d’une technique antiguérilla particulièrement tortueuse que je ne connaissais pas : la « sembra ». Elle consiste à envoyer sur les lieux de l’échauffourée, quand la bataille a été dure, quand les gens ont la rage, deux ou trois jeunes militaires, bien repérables, avec leur treillis tout neuf et leurs cheveux en brosse. Deux ou trois chèvres dans une meute de tigres et de tigresses. À semer ainsi des militaires dans l’espoir qu’ils seront lynchés, l’État escompte deux avantages : calomnier le mouvement par des médias déchaînés et animer les troupes en leur donnant le goût de la vengeance et du sang. Les maîtres d’école ne sont pas tombés dans le piège et ils ont fait appel à la commission nationale des droits de l’homme afin qu’elle vienne récupérer les soldats. La commission a mis du temps à venir tandis que, par ondes successives, la fureur des uns et des autres se réveillait.

Georges Lapierre

(Pour suivre, entre autres choses, la situation mexicaine, consultez la voie du jaguar.)

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