Une famille de Voyageurs séquestrée chez elle par une mairie antitsigane

Ritchy Thibault

paru dans lundimatin#501, le 15 décembre 2025

Un grand-père, une grand-mère, leur fils et sa femme, et leurs petits-enfants, sont depuis plus de quatre mois dans l’impossibilité d’entrer sur leur terrain. La municipalité de Deuil-la-Barre, commune sur laquelle se trouve leur propriété, a en effet décidé d’installer plusieurs énormes blocs de béton devant leur portail ainsi que de chaque côté du chemin communal qui leur permet d’accéder chez eux. La résistance s’organise, Ritchy Thibault s’est rendu sur place.

Avant même d’évoquer les conséquences dramatiques d’un tel dispositif entravant la vie de cette famille, il faut se demander pourquoi cela leur est infligé. Pourquoi une famille se retrouve-t-elle privée d’accès à son chez-soi ? Au nom de quel motif sont-ils enfermés et emprisonnés chez eux ?

Cette famille, c’est celle de David François et de Marie-Lise Taicon, de leur fils Baptiste François, de sa femme Cindy Betti et des enfants de ces derniers. C’est une famille yéniche voyageuse du côté paternel et rom « hongroise » du côté maternel. Il s’agit de personnes actuellement désignées par l’administration et l’État comme « gens du voyage » et dont les ancêtres étaient catégorisés par les mêmes institutions comme « nomades ».

Une fois ceci posé, il n’y a rien d’autre à ajouter : si ces gens sont encampés et maltraités, c’est simplement parce qu’aux yeux de l’État, aux yeux de la mairie de Deuil-la-Barre, ils ne sont pas des citoyens comme les autres, ils ne sont pas des Français à part entière, ils sont uniquement un voisinage indésirable dont il faut se débarrasser au plus vite.

D’ailleurs, la plupart du temps, quand les services des municipalités identifient des noms comme étant des noms de familles de « gens du voyage », lors d’offres d’achat de terrain privé, elles font préempter ces derniers pour éviter d’avoir des citoyens indésirables sur leur commune. Mais pour le coup, manque de chance pour la mairie de Deuil-la-Barre, l’acquéreur du terrain concerné, dont les aïeux portaient un nom à consonance germanique Frantz, porte désormais, après francisation, le nom François – il n’est pas possible de faire plus français que ça.

Donc la mairie n’y a vu que du feu au début. Mais très vite, elle a pris conscience que la famille qui venait d’acquérir une parcelle de terrain chez elle était une famille de Voyageurs. Un jour de 2014, alors que la famille revenait de quelques mois passés sur le voyage pour s’arrêter quelque temps sur son terrain, elle est tombée nez à nez avec un groupement qui avait arraché le cadenas du portail de leur propriété et qui y avait pénétré afin de casser des cabanons de stockage de matériel présents sur celui-ci, sous prétexte d’éviter l’installation de migrants. Parmi ce commando, il y avait un policier en civil, ou devrais-je dire pour reprendre l’expression de la famille, un tortue ninja – dénommé Slimane Tir, qui est actuellement un des adjoints au maire particulièrement actif dans la brutalisation et le harcèlement de la famille François. Ce jour-là, ce sinistre personnage déclara à la famille : « On ne veut pas de gens comme vous chez nous. »

Depuis 2014, la famille François fait face à une municipalité déterminée à la faire disparaître du paysage de la commune. Mais elle résiste vaillamment et activement. David François est bien conscient que la mairie les traite comme des « cobayes », qu’elle sait qu’à l’issue du bras de fer elle réussira soit à contraindre cette famille au départ, donc à décourager d’autres familles de Voyageurs de venir s’installer ou qu’a contrario en cas de victoire de la famille, d’autres Voyageurs pourront venir s’installer là bas.

Le conseil municipal, afin d’accélérer le processus d’exclusion des François de sa cité, a pris une série d’arrêtés au nom de soi-disant travaux d’assainissement ou de protection des espaces naturels pour bloquer et fermer le bout de la rue Bourgeois qui permet aux François d’accéder chez eux. Autorisons-nous, une petite digression pour souligner que les politiques antitsiganes tant à l’échelle locale que nationale se font de plus en plus récurrentes au nom de la protection de l’environnement et de l’écologie. Il y a une certaine logique à ce phénomène dans la mesure où beaucoup de gadjé considèrent les gitans comme des déchets.

Pour revenir au harcèlement organisé par la mairie, elle a par ailleurs fait installer un dispositif de vidéosurveillance filmant directement le terrain de la famille. Elle a également fait installer des barrières pour entraver y compris les passages piétons, et, cerise sur le gâteau, elle fait appel à une agence de sécurité privée afin d’empêcher la famille de bouger les blocs de béton si cette dernière avait l’idée légitime de mettre fin à sa séquestration.

Monsieur François devant les blocs de béton installés à l’entrée de son terrain. 9 décembre 2025. Photo : Ritchy Thibault

Résultat de ce harcèlement : Marie-Lise Taicon, souffrant de problèmes cardiaques, a clairement été mise en danger à cause de ce dispositif d’embarrièrement et d’empierrement municipal – car elle a fait un infarctus et l’intervention des secours a été entravée. La famille ne peut pas faire venir de gravier sur son terrain, elle se retrouve dans l’impossibilité d’amener les enfants en bas âge présents sur le terrain à l’école, en raison du parcours du combattant de plusieurs centaines de mètres qui doit être effectué en traversant la boue pour se rendre jusqu’au véhicule familial. Enfin, les deux artisans couvreurs, père et fils, de cette famille sont aussi largement mis en difficulté dans leur travail. En bref, la vie de cette famille est rendue impossible, elle est transformée en un réel enfer. Pire encore, leurs vies sont littéralement mises en danger.

Mais la famille ne s’est pas laissée faire, elle a utilisé les lois que les gadjé utilisent si souvent à merveille et avec zèle contre eux. Elle a saisi deux fois le tribunal administratif du 95 face à cette terrible injustice. Et à deux reprises le tribunal a délivré des ordonnances en formulant l’injonction à la mairie de retirer les blocs de béton et le dispositif de vidéosurveillance ainsi que de rembourser les frais de justice des François.

Tout aurait pu s’arrêter là, mais ce serait oublier qu’il y a deux justices. Deux manières de faire justice. La justice au bénéfice des gadjé et la justice contre les Voyageurs. Quand un Voyageur est sur le banc des prévenus dans un tribunal, il est quasi systématiquement envoyé au chtar – en prison. Par contre, quand des gadjé, en l’occurrence une institution, doivent justifier de leurs actes dans un tribunal et sont condamnés pour des actes jugés illégitimes et illégaux, ils peuvent continuer impunément à agir. À condition de payer une astreinte de 700 euros – ce qui n’a pas l’air d’être un problème pour elle.

Face à ce déni de justice, la famille décide de faire appel à une stratégie supplémentaire, basée directement sur ses propres moyens, celle de l’action directe face à la mairie qui les persécute. David François a lancé, à travers une vidéo, un retentissant appel à manifester qui a touché plus de 800 000 personnes – principalement des Voyageurs.

L’appel fut lancé pour le vendredi 12 décembre à 13 h 30 devant le 29 rue Bourgeois, c’est-à-dire devant le terrain de la famille. Dès midi, le jour J, des Voyageurs, parfois ayant fait plusieurs centaines de kilomètres, se sont rassemblés sur le terrain du monde, et ont mangé quelques morceaux de pain préparés par la famille et bu du café rom et du café voyageur. Pour l’écrasante majorité des gens présents, ce fut la première marche de leur vie.

Le 12 décembre 2025 durant la manifestation : la banderole et les pancartes en tête de cortège. Photo : Fabrice Balossini.

Quelle puissance ce fut ! Pendant plusieurs heures le cortège déambula dans le petit bourg de cette ville du Val-d’Oise. David et son fils Baptiste prirent le micro pour interpeller leurs voisins et concitoyens gadjé afin de leur expliquer la discrimination qu’ils subissaient, et faire comprendre que cette dernière les concernait eux aussi. Ils expliquèrent notamment à leurs voisins gadjé que, dans la classe de l’école communale, il manquait parmi les élèves un petit copain de leurs enfants qui ne pouvait pas aller sur les bancs de cette dernière en raison de la séquestration qu’ils subissent. Le père de ce petit expliqua même à un moment dans le mégaphone que son fils n’avait pas pu participer à un spectacle qui était prévu depuis longtemps avec ses copains d’école.

Un homme dans la manifestation porta la carte d’interné politique d’un de ses vieux. Plusieurs des discours tenus en face de la mairie de Deuil-la-Barre firent référence aux camps de concentration français dans lesquels furent enfermés les Voyageurs entre 1939 et 1946. Entre les sous-fifres de Pétain et les policiers français présents pour encadrer cette marche, les Voyageurs qui manifestèrent ne firent pas de différence, et à juste titre. Car si, sous le dernier gouvernement de la IIIe République, le gouvernement de Pétain et le gouvernement provisoire de la République française, il y avait bien un processus génocidaire dont la finalité devait être l’éradication physique des Roms, des Sinti, des Manouches, des Gitans, des Yéniches et des Voyageurs, cette politique génocidaire n’ayant heureusement pas été menée à son terme, s’est vite transformée en un processus ethnocidaire, à savoir une politique visant à l’éradication des manières d’être et des manières de vivre, autrement dit des modes de vie des Voyageurs en France.

Le 12 décembre 2025 durant la manifestation : un manifestant présente la carte d’interné politique d’un de ses ancêtres. Photo : Fabrice Balossini.

Pour revenir à la marche de ce vendredi 12 décembre 2025, il faut dire qu’elle fut particulièrement combative et d’autre part très éloquente et éclairante sur les caractéristiques spécifiques du traitement antitsigane infligé aux voyageurs par les institutions françaises.

Arrivée devant la mairie, nous avons formé une délégation de quatre personnes, avec deux des propriétaires du terrain. Nous avons voulu rentrer dans la mairie pour demander un rendez-vous à Madame la maire qui ne daigne même pas justifier depuis plusieurs années les raisons de son acharnement à la famille qui demande sans cesse et avec un sang-froid impressionnant des réponses, à travers ne serait-ce qu’un rendez-vous - ce qui vraisemblablement est déjà trop demandé. L’objet de cette délégation fut aussi pour demander à s’inscrire sur les listes électorales, sûrement pas avec l’illusion que cela change leur vie, mais pour apporter une preuve supplémentaire, une énième preuve qu’ils savent utiliser les codes des gadjé pour montrer que même en faisant mine de porter le costume du parfait gadjo, l’égalité leur sera toujours refusée.

Sitôt nous nous sommes avancés vers la mairie, qu’un cordon de policiers armés notamment de flashball, s’est formé devant les portes de celle-ci pour nous en refuser l’entrée. Devant ce refus injustifié, la colère monta d’un cran, Baptiste François avec une voix forte s’adressa droit dans les yeux des policiers nationaux et municipaux et leur déclara : « On est pas des chiens ! On est pas des rats ! [et pourtant] même des chiens sont bien traités ». Durant la marche et devant la mairie, une des stratégie discursive et rhétorique adoptée, fut de scander à plusieurs reprises : « on est français » comme pour mettre la droite et l’extrême droite antitsigane face à ses contradictions, elle qui prétend défendre les français. Nous avons bien compris que nous qui sommes là depuis des siècles dans ce pays qu’on appelle la France - qu’aux yeux des politiciens qui nous mettent la misère, nous ne serons jamais considérés comme des vrais français. Et bien tant pis, on n’a jamais attendu leur autorisation pour exister et s’en passera toujours.

Le 12 décembre 2025, les manifestants font face aux policiers qui bloquent l’entrée de la mairie. Photo : Lise Foisneau.

Après l’infructueuse tentative d’obtenir un rendez-vous à la mairie, nous avons continué à marcher dans les rues du bourg pour interpeller les habitants de Deuil-la-Barre sur l’enfer vécu par leurs voisins. Nous avons ensuite bloqué une petite intersection encouragés au son de la Marseillaise reprise par Django Reinhardt.

La famille François va aller jusqu’au bout, elle ne va pas se laisser malmener et harceler, elle va continuer à défendre vaillamment son honneur et ses droits. Que ce soit en poursuivant les recours administratifs au tribunal, en déposant une plainte pénale pour mise en danger de la vie d’autrui contre cette mairie raciste, ou bien en enlevant elle-même directement les monstrueux blocs de béton qui l’enferme – oui, qui l’enferme, car la famille l’a dit à plusieurs reprises, elle se sent emprisonnée, « en prison ».

Puisse le soulèvement des Voyageurs à Deuil-la-Barre être le premier d’une longue série d’insurrections voyageuses contre les souffrances que les gadjé nous infligent depuis trop longtemps, à nous dont le seul crime est de ne pas se fondre dans un monde plein de laideur où l’individualisme et l’égoïsme font loi. Cette marche est historique : nous assistons à l’apparition d’un puissant réseau d’auto-organisation voyageur prêt à surgir à tout moment pour apporter de la force à ceux qui font face aux discriminations et aux injustices des gadjé.

Gloire à la famille François-Taicon qui constitue une avant-garde solide face à un fascisme qui s’attaque en premier lieu aux Roms et aux Voyageurs mais qui demain touchera tout le monde. Le terrain de la famille François, au 29 rue Bourgeois à Deuil-la-Barre dans le Val-d’Oise, est un épicentre de la lutte vitale contre le racisme et le fascisme qui n’ont de cesse de gagner du terrain.

La mairie a prévu lors du conseil municipal du lundi 15 décembre de franchir une nouvelle étape dans le harcèlement des François, avec la prise d’un ou de plusieurs arrêtés encore plus attentatoires aux droits de ces derniers. Cette famille va avoir besoin dans les prochains jours, de la plus grande mobilisation possible. Retrouvons-nous dès que possible à leurs côtés.

Prenez au sérieux la gravité de ce que subit cette famille. Ne choisissez pas l’indifférence, la même que durant la Seconde Guerre mondiale - cette indifférence que dénonçait l’interné et grand Résistant Raymond Gurême en évoquant ceux qui le dimanche passaient devant les barbelés des camps de concentration sans daigner jeter du manger mais au contraire comme s’il s’agissait d’assister aux jeux du cirque.

Ritchy Thibault
Photo d’entête : Enzo Rabouy. Le vendredi 12 décembre 2025 lors du rassemblement : Monsieur François devant les policiers qui lui bloquent l’accès à la mairie de Deuil-la-Barre.

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