Un été au quartier

Reportage à Nice - capitale du tourisme et de la surveillance de masse

paru dans lundimatin#253, le 8 septembre 2020

A Nice - capitale du tourisme et de la surveillance de masse – un été est passé. Loin du tumulte du centre-ville qui multiplie sa population par dix lors de la période estivale, dans les quartiers populaires la « vie » suit son cours. Passée sous le feu des projecteurs pour sa politique sécuritaire unanimement saluée par des ministres en pèlerinage venus saluer Christian Estrosi, maitre incontestable des caméras de surveillance et d’une police municipale mieux armée que la BAC, Nice et ses quartiers Est – Pasteur, l’Ariane et Bon Voyage – sont des véritables laboratoires de cette démonstration autoritaire.

A Pasteur, où le taux de chômage est de 25%, où 80% des habitants sont des ouvriers et des employés et où 12% des habitants n’ont pour seul revenu que des prestations sociales, la ville a fait ce qu’elle savait faire, elle a installé des caméras de surveillance tout le long du quartier et enlevé les derniers bancs publics près du square. L’absence de structures militantes dans les quartiers populaires ne facilite en rien les résistances et tout se passe comme si chaque désir sécuritaire de l’équipe municipale était assouvi dans la minute. Le temps d’un instant, passons dans les étages de deux blocs HLM qui se font face et poussons la porte de ces appartements. Alors nous y revoilà, au quartier, là où un été est passé.

Bloc B : 7e étage et 4e étage : Abdel et Thierry

31 Juillet. Dernier jour de travail pour les deux collègues qui rentrent comme depuis 12 ans qu’ils travaillent ensemble de la manufacture qui emploie une vingtaine de personnes. Tous deux sont ouvriers du bois, Abdel [1] est manœuvre et Thierry est ouvrier qualifié. Le lendemain nous mangeons ensemble chez Thierry. Cela fait peu de temps que ce dernier a repris le travail, « cette année ça a été un peu compliqué » dit-il. 6 mois d’arrêt maladie pour une hernie discale et 3 mois pour un doigt partiellement découpé, « c’était avec une disqueuse je faisais pas attention j’étais un peu fatigué j’ai poussé la planche le doigt est passé avec, mais ça va c’était le deuxième je connaissais la procédure » souligne-t-il en rigolant. Abdel est plus calme, « je suis rincé », père de 4 enfants son seul salaire ne suffit plus à nourrir toute sa famille. En plus de son emploi, il travaille dans des maisons « où je fais un peu de bricolage, des trucs faciles franchement ».

Les deux compères sont quand même satisfaits d’être là. Leur patron voulait leur faire rattraper « le temps perdu pendant le Covid », en clair il voulait les faire travailler au mois d’août sous prétexte que le confinement « c’était trois mois de vacances, mais cette fois on s’est pas laissés faire, question d’honneur ». Tous les ouvriers se sont rendus dans le bureau et ont refusé collectivement de continuer à travailler. Il a rapidement cédé. À ma question « Tu es syndiqué ? », Abdel rigole, « c’est nous les syndicats ». Rappel clair des différences entre l’auto-organisation des travailleurs sur leur lieu d’exercice et l’institution syndicale tout juste bonne à négocier avec le pouvoir.

Au dessert, on parle politique et des élections municipales, Abdel n’a pas voté, Thierry s’y est quand même rendu, « ouais c’est un droit quand même ». Il a voté Christian Estrosi. Je lui demande pourquoi ? « Je sais pas il y avait ça ou le FN j’ai mis ça dans l’urne » et il change de sujet.

Bloc A : 2e étage Anthony

18 août. Anthony rentre d’un petit boulot « j’ai du porter sur treize étages des plaques de plâtre mais je me suis fait un peu avoir j’ai été payé 30 euros pour 3 heures de travail ». Anthony a 22 ans et est arrivé en métropole depuis 2 ans. Né à la Réunion dans un quartier populaire du sud de l’île il a fait son service militaire là-bas, « c’est un peu le seul moyen d’avoir des diplômes, j’ai fait une formation d’électricien et j’ai passé mon permis à l’armée mais je me suis barré avant la fin j’en pouvais plus de la discipline ». Au RSA depuis 1 an, il a pourtant « tout fait comme il fallait, j’ai déposé des CV et tout. Au début je mettais une photo mais j’ai vite arrêté (rires) ». Les quelques essais qu’il a fait dans la restauration en tant que serveur n’ont jamais été concluants : « l’accent créole c’est foutu, pour eux je parle pas la même langue (…) à chaque fois ils me disent « serveur ça va être compliqué, plongeur tu veux ? » j’ai vu mon père travailler 15 ans à la plonge dans un grand hôtel à la Réunion, je suis venu ici pour pas faire ce genre de boulot de merde ». Chaque jour il s’entraine et rêve de devenir footballeur, il a signé un petit contrat dans un club à côté de Nice, « bon ça me nourrit pas mais ici je suis hébergé par un copain qui me fait rien payer donc ça va ». Je lui parle de la police, « oh ça va par rapport à la Réunion c’est tranquille ». On compte ensemble, au mois de juillet il s’est fait contrôler 14 fois : « la dernière fois c’était chaud, propos racistes et tout, je me suis pas laissé faire ». Le contrôle d’identité n’est en effet qu’un point de départ. Il sert de moment déclencheur pour provoquer un outrage, « tu lâches un connard à un mec qui vient de te dire « sale nègre » là ils t’arrêtent et si tu bouges l’épaule quand tu es au sol c’est rébellion et tu finis en prison ». Les mots d’Anthony rappellent à quel point il est insupportable de mettre sur le même plan la violence que la police exerce et les « conditions de travail » ou les insultes que « subissent » les policiers. De même qu’il est insupportable d’entendre que « c’est le fait d’une minorité qu’il faut dénoncer » pour sauver la police. « Moi la minorité je la connais pas » dit Anthony, « même s’ils sont pas racistes ils me contrôlent quand même ». Le problème ce ne sont ni les violences policières, ni les « minorités racistes », le problème c’est la police.

Malgré ses difficultés à joindre les deux bouts, Anthony se « refuse à descendre en bas », en d’autres termes, à aller travailler « au four », point de vente de drogue en bas du bloc. « Ça voudrait vraiment dire que je suis tombé trop bas ». Plus vieux que les « jeunes d’en bas », Anthony rappelle que le quartier n’est pas un monde social unifié. Loin de la fiction qui verrait dans les quartiers populaires une unité totale, le quartier recoupe au contraire une multitude de petits espaces sociaux qui ne répondent pas aux mêmes règles et aux mêmes codes et qui agissent comme des puissants outils de distinction sociale. Descendre et travailler en bas c’est trouver un travail et une source de sociabilités mais c’est aussi se différencier socialement de ceux qui vous regardent d’en haut.

En bas du bloc, le four : Karim

Au four, les visages ont changé, la structure est la même, les guetteurs ont entre 14 et 17 ans, ceux qui tiennent la sacoche sont un peu plus vieux. « Les grands » ne sont pas là et comme un système économique capitaliste, l’accumulation d’argent par quelques-uns sous-tend l’exploitation de jeunes « travailleurs » issus du quartier.

Le 24 août je passe un bout de l’après-midi avec Karim. Agé de 16 ans il travaille là depuis 1 an. Souriant, souvent perché sur un petit pilonne de béton, il guette l’arrivée de la police. Les premiers clients passent, une femme d’une cinquantaine d’années, un travailleur de la ville, puis arrive une bande de trois garçons bien habillés. Pas très à l’aise, « ils sont nouveaux eux » me dit Karim. « Ouais on voudrait … », « ferme ta gueule pas ici ! rentre là-bas il y a quelqu’un » le reprend Karim. Les transactions n’ont jamais lieu dans la rue mais toujours à l’abri d’éventuels passages de police, « maintenant ils ont même mis une caméra juste en bas, on l’a cassée 4 fois mais à chaque fois ils reviennent en mettre une autre ». Je parle à Karim de ces trois clients qui repartent « ils ont pris de la beuh et de la coc’ de merde hyper chère, on les a baisés ». Karim résume la manière dont fonctionne le trafic : « c’est simple on prend des risques pour que des blancs gosses de riches s’envoient en l’air en soirée ». Les clients du quartier sont peu nombreux et « on évite de trop les baiser » en plus « ils balancent pas … il y en a qui ont déjà balancé mais pas beaucoup, les trois ils se font chopper à l’angle de la rue, ils lâchent tout comment tu es habillé, qui tient la sacoche, l’âge, ta description (…) on n’est pas fait pareil tu vois ».

Il me dit gagner un peu plus de 1700 euros par mois, à ce moment-là, W. arrive « ne te vente pas comme ça ». W. est en fauteuil roulant « regarde moi je gagnais bien ma vie je me suis fait faucher, plus de jambe, plus de travail ». Pas de sécurité sociale, pas de chômage, pas de retraite et les risques inhérents à cette activité illégale « c’est dans ça qu’on vit te trompe pas » affirme W. Passé par la maison d’arrêt de Nice en bas du quartier pour trafic de stupéfiant il est aujourd’hui au RSA et attend de percevoir une Allocation pour Adulte Handicapé. Karim reprend : « oui je sais mais t’inquiète pas, moi je fais pas ça longtemps après j’ouvre un kebab (…) bon au départ c’était juste quelques semaines, maintenant ça fait un an et je vais continuer… c’est la vie frère ». Ce qu’il considérait initialement comme une petite activité illégale, unique moyen de contribuer aux recettes de sa famille en difficulté et de gagner un peu d’argent devient progressivement un travail à temps plein sur du moyen terme « je sais faire que ça maintenant » conclut-il.

Je m’en vais passer un coup de téléphone et me place sur le trottoir d’en face. La police municipale passe, deux hommes et une femme s’arrêtent devant le four et contrôlent Karim et W. Palpation, violences, « ferme ta gueule petit merdeux » s’emballe la policière. « Enlève tes chaussures » crie un policier. Karim s’exécute, « tes chaussettes maintenant ». La maman de Karim « il est en bas de chez lui, il a le droit quand même », un policier la reprend « on est partout chez nous ». Ils repartent. Karim se réjouit « ça va, ils étaient pas trop chiants ».

Loïc Bonin

[1Les prénoms ont été modifiés, le nom des blocs également.

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