Récit organique d’une manifestation

« Qu’ils séparent le "casseur" du groupe ou bien qu’ils l’amalgament, ils dénoncent la violence "de part et d’autre", ils raillent la foule, ils se moquent de la colère. »

paru dans lundimatin#266, le 7 décembre 2020

Oublier le conflit c’est oublier les mots, recouvrir de poussière les nuances du langage. L’unité nous encage. Nous préférons nos discordances à l’harmonie de leur système. L’accord de tous est une fiction qui ne sert que leurs intérêts.
Bien sûr, nous entendons déjà, et encore, et toujours, les commentaires au loin : « les slogans sont confus », « et d’abord, pourquoi ils manifestent ? »… qu’ils séparent le « casseur » du groupe ou bien qu’ils l’amalgament, ils dénoncent la violence « de part et d’autre », ils raillent la foule, ils se moquent de la colère.

[Photo : Bernard Chevalier]

Quel monde crée-t-on dans l’unité ?

Pour raconter une manifestation, il faut se faire récit, récit de ces protestations, de ces idées multiples qui bourdonnent dans nos têtes, récit de ces corps autonomes qui se déploient dans les rues de la ville. Il faut se perdre au milieu de ces mémoires communes et mouvantes, se mélanger dans ces imaginaires. Sentir les luttes d’autres époques et d’autres lieux, fantômes fugaces à nos côtés. Du chant des partisans à la mort de Gavroche, l’émeute est un palimpseste. Nous réécrivons le combat avec nos mots, avec nos gestes. Il faut la parcourir d’un but à l’autre, accepter les plaisirs de la mascarade, les couleurs des banderoles aux airs de carnaval, les slogans qui sifflent aux oreilles, ceux qui chantent, ceux qui cognent ; être l’orchestre, être la foule, être l’anguille prise dans la nasse, être le courant qui gonfle et qui déborde, vibrer des pieds jusqu’au cortège de tête. Pour raconter il faut être tout le monde et personne, chaque intention, chaque pensée, incarner les paroles qui circulent, les cris, les rythmes ; être le mouvement des corps qui agressent, qui reculent, qui défendent. Ne plus être un corps mais plusieurs, perclus d’odeurs et de bruits, sauter sur les voitures pour les sentir craquer, être l’étincelle allumant la poubelle, le feu d’artifice qui crépite. Exister plus parce qu’on a peur, sentir nos cœurs battre en grand, sentir les coups, preuve dérisoire qu’on est encore quelque chose de vivant, que face à l’abstraction d’un casque, d’un bouclier, d’une arme, il y a les « non » de la révolte. Le refus de l’ordre à un prix… Non ! pas un prix, une douleur qui contient aussi sa part de joie.

Un jour, nous nous sommes jetées dans la rue, le pouvoir est devenu charogne, nous, la vermine, sommes venues nous en nourrir. Depuis les drones nous sommes une masse compacte et dense, la foule grouille, elle déborde sur les statues, elle grimpe sur les poubelles, les feux rouges et les échafaudages, elle passe et peint l’espace, la décore de mots doux, détruit ses apparats. Le ventre gonflé des grosses artères exhale ses gaz en fumigènes de couleur et les flammes lâchent une fumée noire qui s’élève sur les boulevards. La rue n’est plus au travail des uns ou à la consommation des autres, elle est à nous, désormais dysfonctionnelle, sans boutiques ni voitures, ouvertes aux modifications. Au microscope, nous sommes un écosystème complexe, la manifestation abrite différentes espèces qui se nourrissent les unes les autres ; pris par la manifestation comme les insectes face au corps agonisant, nos comportements changent : ici et maintenant, il y a quelque chose à défaire. Nous sommes arrivées là poussées par une idée, une envie vague, et nous sommes entraînées par le tourbillon des cortèges, par ses chants magnétiques. Ou bien nous étions déjà là, bactéries dans ce corps lourd dont il faut désormais rompre les tissus qui nous entravent, déchirer les organes impuissants où ont trop longtemps attendu d’autres œuvres et d’autres récits.

Et nos actions décomposeront le système, le transformeront en un liquide fertilisant et nous finirons bien par infiltrer le béton, faire pousser l’herbe grasse qui fleurit sur les cadavres.

Judith

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