Psychose en manifestive : ai-je trouvé le rêve technoïde ?

Retour gonzo sur une manifestation contre la répression des free party à Nantes

paru dans lundimatin#482, le 1er juillet 2025

Samedi 12 avril, plus de 2000 « teufeurs » et 20 chars se sont retrouvés dans les rues de Nantes pour protester et dans contre la répression galopante des free party. Un participant nous a transmis ce récit gonzo, « sale, halluciné, lucide et déglingué ».

Je pensais couvrir une manifestation à Nantes, un samedi après-midi, sous un temps bipolaire, contre la répression des free-party. Mauvais jugement, j’ai fini en pleine psychose éthylique à danser timidement avec mes clopes comme seule arme.

Nous sommes descendus du train vers 10h du matin. Ce jour-là, il faisait moche. Nous avions faim d’informations conséquentes — et surtout de philosophies technoïdes. Epitha et moi sommes musiciens. On cuisine de l’expérimentation musicale. Il était évident qu’on connaissait bien le terrain : une manif contre la répression que subit la culture tekno. Un 12 avril, en plein centre-ville de Nantes. Un entre-deux se dessinait : angoisse ou paix, pour celles et ceux qui vivent au rythme d’un son que l’État aimerait voir réduit au silence.

L’air était lourd. La ville puait la résignation sous les tags et les bâtiments vieillots. Mais l’ambiance au top — des visages fermés, d’autres curieux. Terrain de jeu.

Nous étions équipés d’un micro branché non-stop et d’un appareil photo. On devait d’abord passer chez Epitha, vers la rue Maréchal Joffre. Un fond d’angoisse me collait : et si Nantes nous recevait comme des bêtes endormies ? Je voulais boire. Mauvaise idée. La chaleur suffocante du train m’avait assez desséché.

— « Nantes nous accueille joyeusement, mais les gens sont-ils prêts pour le cortège technoïde ? Allons au Mojo avant ! »

— « T’es sûr de toi ? » demandait Epitha.

Pas sûr. Mais besoin. L’alcool est. L’anxiété s’échappe. Illusoire, mais bref soulagement.

Le Mojo : Le genre de bar où tu veux t’effondrer doucement après une rupture mal digérée. Boire jusqu’à ne plus sentir la suite.

— « Arna, faut qu’on bouge. Maintenant ! »

La voix d’Epitha me tirait du fond. Je m’enfonçais dans des pensées absurdes ; les sbires de Macron vont-ils nous coffrer ? Une milice fasciste va-t-elle nous crucifier, nus, sur un pont au-dessus de la Loire ? Des ninjas de jardin anti-tekno vont-ils insulter nos mères à coups de sarcloirs ?

Je me sentais attaqué, même par les passants. Mon crâne captait tout, comme une antenne. Les sons, les gens, trop forts. Et pourtant, la gare n’était pas blindée. Je viens de loin — d’une ville qui n’est pas juste une ville. Un endroit où les silences pèsent plus que les slogans. Ce jour-là, j’ai cru ressentir les mêmes ondes qu’à La Roche-sur-Yon, près de chez notre acolyte. Je me demande encore ce que Luc Bouard a pensé de la free-party du 1er mai 2023. Celle qui a fait trembler la Vendée sage. Est-ce qu’il a entendu les basses depuis son bureau, ou juste les plaintes de ses administrés ?

Il restait dix heures avant la nuit. Dix heures à tenir. Dix ans à espérer la paix.

À 11h55, je titubais chez Blarg. Un vieil ami. Spirituel de tawa, grande carrure, cheveux frisés, quelques cicatrices sur les joues, comme si la vie l’avait tagué en douce. Blarg, c’est le genre de mec qui te cale un perfect sur Tekken sans hausser un sourcil, puis a cette manière de parler de tout — comme s’il savait que le monde entier est une vanne mal comprise. Un trio bancal et insaisissable : moi, prêt à craquer ; Epitha, assistante sordide, calme glacial, obsédée par l’idée d’arracher la vérité aux tripes de l’État ; Blarg, érudit mystique, cynique, toujours ailleurs.

Ma veste jurait avec l’endroit. Ce n’était pas un appart, pas un squat non plus ; un QG de complotiste et de yamakasi sous 2-CB, le genre d’havre pour génie involontaire. Cole MacGrath sous acide. Les murs vibraient d’affiches d’événements, de teintes néo-psyché. 2025. Douce époque multiculturelle. Un décor que seul l’inconscient comprend.

J’étais transparent. Blarg, lucidement défoncé. Et nous étions là. Quelques mois sans se voir.

— « Comment va ? »

— « Encore d’attaque, Arna ? Bonne idée de ramener une PS2 au tekos, la brancher sur leurs alim’ et se faire une partie ? »

— « Pourquoi pas. Et finir par se la faire confisquer. Une play paumée dans un comico, le son bloqué sur un jeu rayé. Sale idée, mec. »

— « Ouais, sûrement. On n’y fumera ni hash ni macronisme. Sobrement alcooliques. Le son transcendant. Tu feras ton reportage. Mais fumons avant ! »

Deux spliffs pour deux cerveaux en veille.

Une fois dehors, le décor était flou. Les commerces vibraient de noms absurdes : « Chauffe-Marcel », « Monkey Poulet ». Peut-être qu’on échangeait de la viande artificielle dans ces endroits. Je ne souhaitais rien savoir. Mais on devait comprendre pourquoi on était là. Plus de marche arrière. Présents, pour de bon. On devait se rendre au lieu de départ.

— « Je pense que j’ai le syndrome de Diogène. Je me sens nu. Dieu nous regarde même si le ciel est couvert. »

— « T’en as bu combien ? » demandait Epitha.

Arna et ses arnaques :

— « J’ai bu le temps. Assez pour qu’il soit tiède sous l’ère Macron. »

J’avais dans la main une canette vidée de tout espoir. Je la tenais comme un culte, ni malsain, ni prêcheur. Une preuve de vulnérabilité. Une putain de relique du capitalisme et de ses mondes.

18 rue Olivettes : quartier désossé de la ville, planqué entre deux faux murs et trois fausses promesses. Cette rue ruisselait de graffitis. Trop de blazes pour les compter, trop de tags pour les comprendre. Certains parlaient de justice, d’autres d’ego. Tout se mélangeait dans une cacophonie visuelle qui hurlait : on existe. Mais personne ne regardait vraiment.

On aurait dit que la ville elle-même avait été giflée par les réformes, et qu’elle s’était laissée faire. Une métropole qui joue encore à la start-up de province, avec ses fresques ’culturelles’ sponsorisées par la région, pendant qu’on rince des substances douteuses dans les chiottes sans lumière d’un de ces temples techno Nantais pour gormiti accro à la crypto. On était là. Dans cette rue humide, coincée entre le souvenir d’une teuf et l’ombre d’un contrôle d’identité.

L’uniforme de personne : l’état partout, chez soi nulle part

Quand tu veux faire passer un message, tu sais que ton look parle avant toi — et que t’as pas le droit à l’erreur. C’est pas superficiel quand tu choisis de te mettre à dos les codes établis. C’est pas un jeu, c’est une prise de position. Un putain de drapeau sur ton torse. Spécialement en France...

Et dans le miroir sale des vitrines, je voyais bien que j’étais devenu autre chose — ni neutre, ni rationnel. Un déserteur du bon goût. Un mec en vrille. Une réponse visuelle à une époque trop propre, ou sale. Un refus textile de la norme. J’étais prêt à me faire recaler par les deux camps : les policiers, comme les militants. Mon style n’était pas un uniforme. Et dans les regards, je lisais déjà les verdicts silencieux : “t’es pas des nôtres”. Parfait. C’était exactement le but.

Sur la route, je me sentais comme un puzzle dont les pièces se sont échappées. Une version de moi-même qui ne savait plus vraiment où elle allait. L’alcool ? Peut-être. La peur de couvrir une manif qui semblait bien plus grande que moi ? Certainement. J’étais un putain d’imposteur dans ce cirque de folie, un grain de sable qui se bat pour survivre dans un océan de mensonges. Normalité ? C’était juste un foutu mirage, un rêve de détraqué dans un monde qui part en vrille à toute vitesse. Qui, en toute conscience, rêve d’être normal dans un monde devenu fou, flou, et sauvagement fourbe ?

13h45. On était près d’un dôme, quelque part devant une salle de sport — un paradoxe pour un fumeur quotidien de se retrouver là, au bord du ridicule, en train de se dire que l’air frais sentait presque le renouveau, malgré la grisaille ambiante.

Je me souviens avoir balancé quelque chose du genre :

— « Y’a qui comme YouTuber mainstream venant de Nantes ? »

Une question absurde, mais qui semblait avoir tout son sens à ce moment précis.

Epitha a éclaté de rire. Puis Blarg, toujours prêt à jouer le rôle du sage désabusé, répondit comme si de rien n’était :

— « M. Sommet, je crois. Il y en a plein, ces putains de mecs avec leurs ’contenus’. C’est comme si chaque face qu’ils filment devenait une performance, une putain de scène sociale qu’on préfère ignorer. Et ces lunettes, bordel, ces lunettes ! Ça fait comme si leur visage était devenu un produit. T’as vu ? C’est pas juste un regard. C’est un masque, une image qui crie ’je suis bien dans ma case’, et qui te dit ’regarde, je fais partie du club, et toi, t’es juste un spectateur dans ce cirque’. »

Putain, cette phrase m’a fait éclater la tête. C’était comme s’il avait ouvert un trou béant dans le monde — un monde où les gens n’étaient plus que des marionnettes, des acteurs dans un film sponsorisé par la fausseté elle-même. Des badges, des déclarations silencieuses : je suis là, je suis bien, je suis cool.. Tout ça, dans un monde où, au fond, personne n’est vraiment ce qu’il prétend être.

Et ces gens, ces putains de clones, ils n’ont aucune idée de ce qu’ils perdent. Ou peut-être qu’ils s’en foutent. Parce qu’en réalité, leur monde est peut-être plus facile à vivre quand tout est fade. Mais on voyait bien qu’en dessous, c’était juste un putain de gouffre. Un gouffre où l’on déverse des vies surproduites, des rêves de pacotille. Et pendant qu’on les regarde, eux, ils se regardent dans le miroir de leurs écrans, en espérant que ça suffira à leur donner un peu de sens dans ce merdier.

Mais tout ça, c’est une illusion. Une vaste blague.

La norme n’est rien d’autre qu’un fardeau porté par ceux qui ont oublié de rêver.

L’angoisse des basses fréquences résonnait au loin comme une alarme de fin du monde qu’on aurait mise en boucle pour s’amuser.

— « C’est bon, on y arrive », dis-je, la voix un peu tremblante, un peu trop enthousiaste.

Un semblant d’excitation, gras et nerveux, venait tapisser notre petit comité d’électrons désorientés. Direction : 11 allée Baco. Sous le passage. Là où les murs transpirent la condensation et la vapeur de pisse.

Une idée tordue m’est montée comme une remontée d’acide : envie de foutre le bordel, mais avec style.

Envie de virer un DJ comme on déloge un ministre de l’intérieur en le recouvrant de boue. M’emparer des platines et faire vibrer cette armada de ma propre folie rythmique. Lancer une révolte sonore à coups de kicks distordus et de sirènes industrielles, pendant que Blarg s’improvise chef de la sécu, levant les bras comme Moïse dans la fosse. Je voyais déjà mes mains trembler sur les faders, injecter mes délires dans les enceintes.

Pas un flic. Pas un milicien. Pire : un régisseur de la Piratek. Un de ces types qui confondent responsabilité civile et fantasmes d’autorité. Un vestige bureaucratique planqué sous un hoodie noir, les yeux injectés de sang.

Il me fout une droite. Une vraie patate. Sèche. Professionnelle.

J’y voyais déjà les titres :

“Un fou s’empare du son, la foule hurle, le set devient insurrectionnel.”
“Un individu tente de détourner le son, déclenche une émeute dans la fosse.”
“Un DJ sauvage, une foule en transe, un cortège transformé en champ de bataille électro.”

De quoi faire une belle page d’accueil chez Le Figaro, ou un entrefilet pour le journalisme ’objectif’ — si quelqu’un là-bas se souvenait que la tekno, c’est pas juste un bruit de machine à laver pour jeunes en crise de manque.

Mais il n’y aura pas de titre. Pas de fait-divers. Pas de justice. Juste mon sub-conscient et l’écho d’un fantasme brisé, et la basse qui continue comme si de rien n’était.

Voici la pure tekno dans son élément : en ville... En pagaille !

Pas dans une clairière mystique ou un entrepôt désaffecté — non. Là, en plein béton. À découvert. Comme un animal sauvage qui décide de hurler au milieu du centre-ville. Je marchais vite. Trop vite. Comme si mes jambes fuyaient une idée que mon cerveau n’avait pas encore formulée. Ou peut-être que je poursuivais un mirage du rêve technoïde, nous tous en tant que stroboscope plantés entre deux coups de basses.

Mes pieds battaient le bitume à 150 BPM. Je n’étais pas un passant. J’étais un putain de métronome anxieux. Toujours ce pincement au fond de la poitrine, cette alarme intérieure : “Pas le bon jour, pas la bonne fréquence !”

Mais si, justement. C’était exactement le bon jour. Parce qu’ils étaient là, eux. Tous les autres. Les désaxés. Les éveillés. Les déglingués joyeux.

Ça affluait autour des caissons comme une vague humaine venue faire péter la digue. Le premier sound-system qu’on voyait était planté comme une tour païenne, exhibant une préstation d’entrée — audacieuse, solide, magnifique. Un mur fait pour renverser la normalité. Et les slogans, bon sang... Collés, tagués, hurlés à travers les pancartes :

“Moins de keufs, plus de teufs.”

“Marre de l’oppression ! Je retourne devant les caissons !”

Boum. Voilà. Le ton était donné. La rue n’appartenait plus à l’ordre. Elle appartenait à la cadence teknoïde !

Am I A Freak - Arobass.

Retrofix Nine EP - Robbert Latumahina.

Frissons. Fracas. Fractures du réel.

Bancal, rampant, lumineux aussi. Qui peut savoir ? Peut-être qu’un jour, les technocrates pomperont nos fluides pour huiler leurs machines à soumettre. Contre nous. Les paumés. Les dérangés. Les renégats du monde moderne.

Notre musique est faite de ferraille, de bois, de câbles, de générateurs. Les politiques, eux, sacrifient la chair et l’argent. Et qui, franchement, pourrait revendiquer la tekno ? Quel parti oserait ? Aucun. Pas même pour la récup

Puis... d’un coup, je me souvenais d’une teuf en particulier. Mai ou juin 2023. Un festival Multison. Près d’Angers, un champ perdu, encerclé par des grillages qui voulaient retenir plus que la foule. Le soleil tapait sans pitié, une chaleur suffocante qui te faisait douter de ta propre humanité. Un lieu où l’on ne te laissait pas rentrer sans une envie de danser, une porte d’entrée frôlant la frontière de la légalité, mais peu importe, tu voulais juste faire partie du bazard.
On était arrivé par les bois avec Blarg, comme des commandos en manque, boostés aux amphés et aux 4 temps. Quand on a vu les grillages se dresser, c’était comme un mirage. Une entrée boueuse, pleine de promesses et de pièges. Chaque pas te rappelait que t’étais pas censé être là, mais t’y étais quand même. On avançait à travers cette masse humaine, des corps, des âmes, tout ce que tu pouvais imaginer qui bougeait en rythme, mais à côté des gendarmes, ça prenait une autre dimension.

On a installé la tente entre deux bagnoles dont les coffres servaient de bars improvisés. Le sol était moins spongieux ici. Blarg jetait des regards méfiants, genre stratège parano en territoire mouvant. La tribe vrillait le cerveau, une boucle de kicks poisseux te martelait l’échine. Deux chiens dormaient sous une table pliante. Rien ne bougeait. Sauf le son. Un mec en slip et bottes de sécurité faisait tourner un tacos maison, des meufs torse nus passaient avec des guirlandes LED autour du cou, peintes jusqu’aux clavicules de symboles géométriques. Rien d’érotique, rien de provoc — juste la liberté à l’état cru. Des gens vivants dans un monde trop frustrant.

Je suis un humain faible. Porte-cigarette en ligne de mire ; enchaînant joyeusement les munitions. Avec bière à volonté et mal de crâne stérilisant, tout près des chiottes, installées à l’arrache. Et alors là, putain, les chiottes. Une ligne de cabines plastiques, une dizaines, malmenées par les flux humains. À 17h c’était déjà une zone sinistrée. À 19h, c’était un de ces villages locaux en période de gastro. J’ai vu un mec sortir, le regard flou, le souffle court. Il s’est approché du grillage, a enlevé son t-shirt détrempé de sueur et s’est essuyé le visage, puis les bras, puis le ventre, comme pour effacer toutes les couches du monde extérieur. Il l’a noué autour d’un piquet planté dans la boue, façon drapeau improvisé.

— « Voilà. Ça, c’est notre étendard. Une teuf c’est pas propre. C’est véritable. Notre musique n’est certainement pas de la merde ! »

Et il s’est éloigné en titubant, torse nu, tatouages en vrac, les épaules fières comme s’il venait de libérer un territoire. Une meuf gueulait parce qu’elle avait perdu quelque chose dans une boue suspecte. Un autre pissait à travers le grillage avec le regard vide de ceux qui ont accepté leur sort.

21h30. Atomisé par le soleil en personne, calciné de l’intérieur - et pourtant il se couchait. Impossible de construire une phrase. Même le mot “pensée” me semblait déjà trop élaboré. J’étais trahi par une idée toute bête : c’est vivable. Quelle connerie. Le son, lui, n’avait rien à foutre de ces raisonnements. Il cognait. Il sculptait. Il percutait.

Dans certains cultes, le son est une arme, un démon, une vibration interdite. Dans d’autres, une bénédiction, une porte vers un monde sans dette. Mais ce soir-là, ce n’était ni l’un ni l’autre. C’était au-delà. J’étais imprégné d’un truc inconnu de tout folklore. Quelque chose de primitif et technologique à la fois. Je n’étais plus un être humain. J’étais juste une marionnette vibrante accrochée à des fils invisibles tirés par un DJ, qu’on ne verrait peut-être jamais. Mon corps battait le tempo à ma place. Mon cerveau faisait abstraction. Ou l’inverse..

On tenait, quelque part dans cette transe collective. Une marée d’actifs, de tazés, de buveurs synchronisés, d’expérimentateurs corporels. La nuit tombait, mais la teuf continuait de monter. On disait que les éoliennes renvoyaient le son à 100 kilomètres à la ronde. Pas étonnant que les flics soient à l’affût. Faut bien poser une ligne de défense autour d’un séisme. Ce n’était pas un simple spot de musique. C’était un territoire dissident. Un cratère sonore. Maudit par la République, béni par les kicks distordus.

Et là-dedans : une dizaine de sound-systems. Dubstep, Jungle, Trance, Hardcore, Tribe, Acid, Gabber… C’était pas un festival, c’était une cathédrale polyphonique sans curé. Des façades entières montées à l’arrache, clignotantes, parfois penchées, tenues par des sangles, des barres de fer, et de l’espoir. Des lumières dégueulées dans la nuit. Une ambiance cyberhippy, la danse comme seule prière. Avec rythme d’activiste de paix dans un monde qui cogne à coups de matraque

Et nous ? On était là, au centre du cratère. Blarg titubait entre les tentes avec un grand sourire idiot, moi, j’observais quelque chose d’intéressant. Beaucoup de gens, beaucoup de flics, beaucoup d’individus étrangers au mouvement ; quelques retraités ; des habitants des villages alentours ; des familles avec des gamins pas plus âgés que dix ans à vue d’œil. - Bordel ! C’était quoi ce bazar, j’aurais tout vu, mais est-ce qu’ils ont tout entendu ? Les DJ les plus doués n’étaient pas ceux qui levaient les bras, c’étaient ceux qui faisaient glisser la réalité. Transition après transition, ils t’amenaient ailleurs, sans GPS.

Sommes-nous en train de devenir ces murs de son — pas des faiseurs de musique, mais les prisonniers de ses fréquences ? Peut-être. Le beat cognait plus fort que les arguments, plus fort que les sourires, plus fort que le monde. Des idées s’entrechoquaient dans le noir — chacun venait avec ses raisons, ses blessures, ses putains de fantômes. J’étais là. Et le son, lui, me parlait. Plus que ces agresseurs, plus que ces gueules tendues. Les autres. Les Retailleau. Qui nous observait comme un flic planqué derrière une vitre sans tain — trop propre, trop crispé, trop loin du chaos. Il matait cette meute de bizarres, ces silhouettes en transe, comme on observe une espèce en voie de disparition qu’on préférerait voir crever.

Charognards, nous ? Non. Nécromanciens du beat. On déterre les rêves morts pour les faire vibrer encore. Je me souviens m’être traîné jusqu’au stand des fresques et teintures psychédélique : 40 à 120 balles la pièce. Bordel. Même la transe a un prix, maintenant ? Le capitalisme, lui, ne prend pas d’ecsta — il te la vend en NFT, ce genre de choses. Peut-être que le covid a tout bousillé. Ou peut-être qu’on voulait juste continuer à rêver, même si ça coûte un peu plus cher qu’avant.

Alors j’ai payé 50 balles pour une fresque. Ils prenaient la carte. “Terra Incognita” - ouais. Pourquoi pas ? À la fin, c’était peut-être juste ça : une question d’adaptation. Survivre en couleur, avec compromis, en nuance.

Une fois devant le caisson, toute notion de temps n’existent plus

Retour à la manif : la foule était cadencée. On allait balancer la marche brutale en pleine face des civils tranquilles, les cisailler de décibels et de colère sourde.

Et puis y’avait ce connard. Chemise blanche, airpods, mâchoire serrée. Une gueule de cadre en semi-burnout persuadé d’être dans un clip. Il fendait la masse sans un regard, sans un putain d’état d’âme. Il nous méprisait, sûr. Le genre de type qui te frôle comme une voiture sans clignotant - tu sais qu’il va te foutre dans le décor s’il en a l’occasion. J’ai senti l’hostilité comme un frisson dans l’échine. Merde, encore un ennemi. Moi qui voulais juste vivre. C’est ça l’arnaque moderne : t’aimes la vie et pourtant tu dois te défendre comme si t’étais en guerre.

Peu m’importe aujourd’hui l’avis de ces silhouettes croisées à contre-sens. Ils sont ce qu’ils sont — produits dérivés de leurs histoires, de leurs peurs, de leurs choix que je ne capterai jamais. Et le peu de lucidité que j’ai arraché de mon expérience me souffle : lâche prise. Délaisse la fourberie qu’ils balancent comme des cendres sociales. Ne cherche pas la cohérence. T’es une anomalie fonctionnelle. Une classe à part. Alors.. Il était temps de se ravitailler.

— « Allons au supermarché. J’veux une Heineken au p’tit format… et un sandwich cool. »

Blarg approuva d’un hochement de tête. Epitha aussi. La quête du caisson passait par un détour logistique. Le carburant avant la cadence. Devant le commerce, un homme mendiait, assis dans un repli d’ombre.

— « Bonjour monsieur, vous fumez ? J’ai pas de monnaie, mais tenez, cigarette moderne. »

Il accepta avec un sourire franc, ce genre de chaleur qui n’existe plus en carte bancaire. D’ailleurs, c’est souvent les pauvres qui donnent aux pauvres. Règle universelle de la misère solidaire.

À l’intérieur, escalator ou escaliers ? J’ai choisi les marches. Faudrait pas trop que je pourrisse ma condition physique déjà flinguée. Des teufeurs partout. Même dans les rayons. En quête de calories rapides, les yeux encore dans la basse fréquence. Familiers. En transit. Je vagabondais dans les allées, cherchant ces foutues canettes petit format — rien que des 50 cl à portée de main. Piège standard. J’ai fini par me tourner vers deux femmes, sans doute du cortège elles aussi.

— « Où sont les 25 centilitres ? Si les keufs me voient avec un gros format, ça va jacter. »

— « Là-bas, viens, suis-moi. »

Elle m’entraîna entre deux gondoles, presque en riant. Elle a balancé un commentaire que j’ai oublié aussi vite qu’il est arrivé, mais son ton disait tout : bienveillance urbaine et clin d’œil de complicité.

— « Ooooh... Excellent, merci bien. L’heure d’aller encaisser maintenant. Faut qu’on retourne devant le caisson ! » Lançais-je

Mais là : file d’enfer. Pas juste nous, non. Toute une meute d’imprévisibles venus improviser leurs emplettes. Rien anticipé. Tout sur place. Une marée de retardataires affamés, dans un ballet absurde de paniers trop pleins et de plans flous. Alors on a patienté. Animé les caissiers malgré eux. Comme si, même là, en file d’attente, on continuait la fête — version low tempo, version chariot. Une micro-teuf d’achats sous néons. Et moi, canette à la main, l’œil sur le chrono invisible, prêt à retourner là où les kicks t’électrocutent le thorax. À la sortie, je me suis surpris à prendre l’escalator, mais la chaîne qui était à mes chaussures s’est prise dans le mécanisme, putain ! J’ai perdu une partie de moi dans cette ville. J’ai ri, et nous avions, en à peine une minute, rejoint le cortège qui était maintenant à Commerce. Oui ! Nous étions véritablement exposables ! Blarg se déshabillait à moitié, suffoqué par ses fringues trempées, comme si la chaleur urbaine avait décidé de le crucifier. Epitha mitraillait la ville, l’œil collé à l’objectif, le doigt chirurgical. Moi ? J’allumais une cigarette cynique, persuadé de fumer le capitalisme à chaque taffe.

À la sortie d’un pont, quelque part entre un rond-point fatigué et un pan de béton anonyme, le cortège avait tout bloqué. Circulation gelée, veines de la ville bouchées par la transe collective. Les kicks s’empilaient comme des coups de massue, les uns sur les autres — chaos rythmique. Les klaxons hurlaient, colère de civils en costume. C’était marrant, ou navrant.

Un conducteur a vrillé. Cris, klaxon, bras en vrac. Mais pas de débordement. Juste la panique de quelqu’un qui voit son monde stoppé net par une foule qui danse. Nous, on avançait vers le miroir d’eau. Et là, la foule prenait forme. Des gens de tout, de rien. Des âmes traînées par les basses. Des corps rassemblés non par opinion, mais par nécessité. Et dans ce bordel sacré : une cohérence. Un peuple sans costume, sans leader, sans objectif. Mais avec du son.

Au miroir d’eau, tous les sounds se sont arrêtés net. Une voiture de flics avec quelques agents, était à l’arrêt de tram. Et quelques minutes plus tard, une autre garde du même acabit fermait notre cortège — rue de Strasbourg.

— « On est encerclés ! » que je hurle, hilare, le cœur en surtension.

— « T’inquiète gros, c’est rien de plus que la sécurité municipale. Rien de politique pour eux. », balance Blarg.

Il avait raison. Mais tort. Nous méprisent-ils ? Ce ne serait peut-être pas étonnant, en fin de compte. Ils n’étaient qu’un élément du décor à ce moment précis, comme dans un vieux jeu de PS2 : figés mais armés.

Les caméras nous traquaient mieux que n’importe quel keuf, de toute manière. Les sons s’éparpillaient en ligne sur la pelouse, comme des totems sonores posés à intervalles rituels. La teuf commençait véritablement, pensais-je.

Il restait deux ou trois heures avant la fin. Et à partir de ce moment précis, tout s’est brouillé. Après cette pensée, l’alcool et la nicotine m’ont filé une de ces migraines que seule une drogue dangereuse aurait pu calmer. Alors j’ai fini par demander l’appareil photo à Epitha, pris quelques clichés, noté des bribes absurdes, rechargé le micro qui s’était vidé de toute batterie.

Blarg causait avec une vieille connaissance. Une silhouette familière, sortie d’un souvenir tremblotant : Astra. Une femme absorbée par ses pendentifs et talismans extravagants, avec de jolis piercings au nez. Elle ressemblait à un autel ambulant.

— « Eh !!! Mais c’est… Astra ?! Ça roule ? »

— « Ouais, et toi ? Excellente teuf ! »

— « Tu n’étais pas à celle de Rennes ? »

— « Non… Mais tu vois là il y a la véri... »

Et là, j’ai décroché. Complètement zappé de ce qu’elle disait. Mon attention, pathétiquement ravagée par six années de scroll compulsif, s’est fixée ailleurs. Sur les pancartes. Des messages simples, tracés à la va-vite, parfois au marqueur, parfois à la bombe. Des cris en carton, mais vrais. Ça disait des choses comme :

— « Face à la répression, on baisse pas le caleçon ! »

— « Une culture ne s’abolit pas ! »

— « Free-party is not a crime »

— « Pas de dialogue ? Pas de pépit ! »

Et au même moment, un type brandissait un drapeau de la Palestine.

  • « OUIIII !! IL EST EXCELLENT CE TYPE !! » S’extasiait Mr. Blarg, au loin — et d’autres aussi, à vue d’œil.

C’était totalement légitime. Une culture comme la nôtre, qui vit en marge, qui gueule contre l’État et le béton, ne peut pas fermer sa gueule. Pas maintenant. Pas devant ça. Les bombes tombent pendant que nos subs grondent. Des enfants crèvent, pendant qu’on tourne en rond, pétés, sous les strobos. Un peuple entier réduit à des ruines, pendant qu’on danse dans les failles de notre propre effondrement. C’est pas une coïncidence. C’est le même système. Même violence. Même logique. Faute de pouvoir, on fait du bruit. Faute de pouvoir, on se tient debout — ou au moins, on ne se couche pas. Vingt-et-un siècles à prétendre qu’on a progressé, et toujours les mêmes salauds aux commandes. Des réprimés qui dansent pendant que d’autres tombent. Et putain, on le sait. On danse, ou on hurle ? On hurle en dansant.

Les gens devenaient de plus en plus fêtards. Beaucoup, beaucoup trop fêtards. Mais rien de cynique — l’ambiance était sage dû au fait que les flics n’étaient pas nombreux, en comparaison des précédentes ’manifesteve’. Rien que les caméras pour signaler la présence de l’État. Les bricards ? Ils devaient faire la tasse. En civil. Peut-être déjà ailleurs. Peut-être juste en veille.
Mais je n’en avais plus rien à foutre à 17H. Je me suis retrouvé à rejoindre un ami. Asca. Un p’tit jeune tranquille. Un esprit-libre en train de fumer la meilleur came du Pays de la Loire. Assis sur l’herbe, son esprit n’était plus libre au moment où il me parla du sang d’enfants de pays en guerre, extrait pour nourrir les machines politiciennes.

  • << Ouais gros, l’autre jour, je tombe sur ça, une sorte d’entrepôt infesté de tout plein d’brancards, des tuyaux qui reliaient des gosses agonisant. En fait, ils récupèrent leur sang et leur glande pinéale ! ILS EXTRAIENT LEUR SANG DANS DES ZONES DE GUERRES, LES GOSSES ! >>

Je ne savais pas s’il délirait, s’il inventait, s’il canalisait un trauma collectif par des récits d’horreur. Mais ça résonnait. Même si je savais que c’était probablement faux. Même si… Je m’en foutais. Ces histoires étaient stimulantes, mais j’étais dans une période de procrastination spirituel. Les délires des autres me fascinaient, mais je me défonçais mieux avec les miens. Alors, je voulais aller voir d’autres personnes. Alors je me suis sauvé après avoir pris mes notes. J’ai choisi de nager dans cette vague de personnes qui étaient de la même veine que moi. Ou du moins, de la même mer.

Toujours le canon à cigarette chargé, je l’allumai et je me retrouvais avec deux, puis, cinq autres inconnus qui venaient dans la simple optique (avec politesse et tendresse) : « Est-ce que tu aurais une cigarette ? » Mais bien sûr que j’en avais ! Ma sacoche, suspendue à mon bras gauche, contenait des livres, une base centrale pour charger tout type d’appareils électroniques, de l’alcool et trois paquets de cigarettes légales : de quoi foutre le feu au cas où ça partirait en émeute.

Mais subitement, après les demandes chaleureuses de don, j’ai vu deux types qui se tapaient dessus. Je m’approchais, curieux, comme un dresseur de coqs. Au début, je pensais à un règlement de comptes, mais non : eux aussi pratiquaient l’art. Malheureusement, l’une de leurs amies insistait du regard… Pour une cigarette, évidemment. Toujours avec la joie d’un magnat philanthrope qui distribue ses largesses, j’ai proposé un échange en guise de réponse :

— « Ils se battent pour jouer ? »

— « Ouais, ils font ça pour s’entraîner », s’exclama-t-elle.

Je continuais à assister à la scène jusqu’au moment où ils ont failli percuter un véhicule du cortège. Ils se sont arrêtés, essoufflés mais ravis. L’un des types m’a checké en guise de remerciement. J’ai apprécié le geste et je me suis tiré.

La foule était diversifiée, joviale, détendue. Plein d’acidheads, de tribeux, de constructeurs d’utopie.

Nous, les néo-hippies, les teufeurs, les nomades modernes.

Pourquoi n’y a-t-il aucun forum pour nous ? Pas pour la culture de la drogue — comme on nous associe, avec mépris — mais pour la culture teknoïde, pour ceux qui vivent et pensent autrement, qui bricolent des mondes parallèles entre deux kicks, et toujours personne pour nous écouter autrement qu’en fliquant nos décibels.

Philosophie Teknoïde : Sympathie et auto-gestion

On était tous là, à brandir nos idées comme des pancartes, même quand on n’en avait pas. Les corps parlaient mieux que les slogans. Les yeux suffisaient. Un hochement de tête, un sourire, un mouvement d’épaule au rythme d’un son trop sale pour la radio. C’était pas de la contestation. C’était une présence. Une occupation de l’air. Une affirmation sans explication. La vraie question aurait dû être : comment on contre ce monde-là ?

Mais à quoi bon se perdre dans la stratégie quand déjà, on existe à contre-courant ? Faut d’abord qu’ils nous entendent.

Pas avec des discours, non — avec la vibration du sol, avec les basses dans le bide, avec les regards en travers du leur. Une manif où les gens dansent, c’est une manif où les flics flippent.

French Kiss - Lil Louis.
Scarlet Entreprise - Esoteric.
Bunker 026 - I-F

Montée longue. Ça tournait. Ça montait sans prévenir.

Trente minutes. Une heure. Je voulais que ça dure, que ça ne retombe jamais. Comme une vérité douce qui t’explose au visage. J’ai commencé à chercher la suite. Une teuf quelque part, une suite logique, une aberration collective. J’ai erré. J’ai frôlé les murs. Les gens. J’ai cherché du sens dans les tags et les fumées. Mais rien.

Fallait que je retrouve Blarg. Il savait. Il sentait les teufs comme d’autres flairent les deals. Je l’ai retrouvé dans un passage un peu trop calme, juste à l’extérieur.

Il était là avec Asca. Deux figures absurdes, posées au bord du réel, à fumer du hash comme si rien n’existait autour. Asca m’a vu arriver avec mes yeux hagards, tout en roulant un spliff public.

— « Les gars, vous êtes couillus. Les réfractaires et les flics nous encerclent. »

— « T’inquiète, gars. Ils s’en foutent. Et nous aussi. »

Ça sonnait juste. Même pour les flics en civil. Une vérité en mode bâclée, mais étanche à l’angoisse. Un refus tranquille. Pas bravache, pas théorique. Juste... vivant. Ils incarnaient ce que je cherchais depuis des heures : une fréquence invisible, une pulsation de confiance qui vibrait plus fort que la peur, le truc que l’État ne comprend pas.

La philosophie teknoïde, c’est pas une doctrine. C’est une manière de survivre sans devenir un chien atteint de la rage, de danser, sans demander pardon. Pas de leader. Pas de chef. Pas de stratégie. Mais de la musique. De la veille. De la tendresse. De l’autonomie, même bourrés, même cramés. Tu perds ta clope, quelqu’un t’en redonne une. Tu t’effondres, quelqu’un te relève. T’as rien prévu, y’a une soupe. Tu pètes un câble, y’a une main sur ton épaule. C’est ça, le manifeste. Pas écrit. Mais vécu. À coups de kicks, de regards, et de joints roulés à la va-comme-j’te-fume.

Le son affluait, j’avais décidé de retourner sous le passage de l’allée 11 Baco - faute d’endroit où pisser. En marchant, j’ai croisé une voiture de condés en civil qui faisait la chandelle. Un type aux lunettes d’aviateur teintées de noir — aucune hostilité apparente, probablement du jugement. Je les regardais en essayant de me donner l’air d’un intellectuel, mais ma démarche me trahissait. Peu importe, je voulais pisser avec pudeur et respect, en espérant éviter d’être pris en flag…

De retour au Miroir d’eau : la pluie tombée subtilement, petite averse. Je rejoignait notre clique ; Epitha, Blarg, Asca et deux-trois autres personnes dont j’ignorais le vécu. Le son s’est coupé net, sans que j’y fasse attention. Blarg et Asca parlait d’une firme de CBD.

— « Ils sont partout, Espagnol, France. Ils sont passés légal, tu peux y acheter du CBD, des gummies.. » lancait Asca.

— « C’est des tarés, ils ont un problème : imagine t’es là, tu te lance dans le shit et ensuite dans le CBD.. » répondait Blarg.

Et d’un coup. Des militants gueulaient dans les haut-parleurs accrochés à l’un des murs.

— « OHHH !!!! ON SE LAISSERA PAS FAIRE !!!! »

Bordel, ça nous a tous surpris. Je m’infiltrais dans la foule, rassemblée en demi-cercle, 180° autour de la scène. Trois personnes étaient posées sur le sound, haut de deux mètres.

Une femme prit le micro :

« ...Nous pensons que chacun à le droit de modifier sa conscience, mais qu’il est nécessaire qu’il puisse le faire en toute confiance. Aujourd’hui, les policiers prennent un temps plus radical pour la criminilisation. Notamment avec la loi narcotrafique. Puis rentre en contradiction net, avec les prises de position derrière. La dépénilasation a déjà fait ses preuves. Prenons l’exemple du Portugal, qui a instauré cette politique... En 2025, plusieurs éléments ont eu lieu, nombres d’entre eux ont connus une répression, autant physique que financière. Ne diminuent pas, mais s’intansifient en bile des mandats. Pourtant la free-party est un mouvement qui revendique des valeurs : Comme l’autogestion, le partage, la solidarité - (Et la liberté criait quelqu’un)... »
Suite à ce discours explosif, les gens gueulaient. Hurlaient. Huaient.
Des types balançaient des mortiers, des fumigènes. Et le son reprit.

Du Hip-Hop des années 90.

— « Pourquoi du rap ? On avait le même combat, mais plus maintenant. Contradictoire un peu. » s’exclamait quelqu’un.

— « C’est pas contradictoire ! » répondait un inconnu.

— « Non, comme la personne a expliqué la chose, il le donne à ceux qui veulent parler… dans le public », disait quelqu’un d’autre.

— « Putain, c’est dur à suivre… eh. » disais-je, éclatant de rire. « Ouais, y’a pas des toilettes publiques dans le coin ? »

— « Là, y’a un buisson. »

— « Non, je pisse pas en public… EH Y’A PAS UN BBOY PRÊT À DANSER ?! » lançais-je.

J’étais hilare, ivre. Authentiquement défoncé. Je voyais bien que le monde semblait l’être aussi. Il y avait un type, au loin, qui observait la scène avec curiosité. Il m’a fait un commentaire sur mon appareil photo quand je l’ai approché, m’expliquant qu’il était photographe professionnel, mais qu’il avait arrêté pour des raisons personnelles. Il appréciait l’événement en lui-même, y trouvait une puissance. Je voyais bien que lui aussi, dans l’âme, était une sorte de kick distordu et aigu, accompagné de leads entrecoupés en contretemps qui filtraient l’environnement.

C’était l’apogée. Le son devenait de plus en plus nerveux, l’alcool me rendait de plus en plus crasseux. Je voulais du whisky, ou un truc capable d’éliminer toute bactérie d’organique. Mais le son me contrôlait assez pour que ma danse devienne mécanique. Alors je m’approchais des sounds, à la recherche du meilleur set. Au final, je les vagabondais. Je ne sais plus ce qui se passait à ce moment précis. Le son et la tease m’avaient eu, tué, annihilé pour une raison quelconque. Je me souviens simplement du fait que je dansais timidement, avec mes clopes comme seule arme, jusqu’à l’épuisement.

Psychose en manifesteve. Partie I


Epitha m’avait retrouvé à prendre des photos, au sol — du ciel, des visages, et tout ce merdier. Blarg s’était volatilisé. Pschitt.. Évaporé comme un sale esprit après un pic de psilocybine. Alors on a rejoint un groupe qu’Epitha connaissait, pendant que la teuf urbaine s’éteignait en douceur.

Il y avait un monde fou. Et le fait qu’on voyait si peu de keufs dans les parages me faisait hésiter : soit ils nous laissaient faire, conscients de notre masse, soit y avait une couille. Un piège. Peut-être que le préfet avait lâché ses chiens fous, postés en embuscade dans le château, planqués derrière les miradors avec boucliers, gazeuses et LBD chargés.

Alors comme les autres, on est allé se poser. Pelouse. Transes retombées. Silhouettes éparpillées comme des souvenirs flous. Je me rappelle avoir balbutié :

— « Le truc… faut que je boive de l’eau, mais… j’sais pas… argh… Le soleil tape… Les lunettes de soleil… Putain, j’arrive pas à sortir de ce mal de crâne… Comme une… destination manquante… »

C’était clair : je devenais psychotique, ou un truc du genre. Un craquement lent et lumineux dans les nerfs. Je voulais réunir du monde. Qu’on cherche une teuf. Un after. Une suite. Une réponse au chaos. Une extension du trip. Des vérités modernes.

Un type m’a sorti ça, comme une flèche sortie d’un nuage :

— « Ta chemise est incroyable, mec. Je m’habillais grave comme as’ à l’époque », me disait-il. Il s’appelait Christophe André, sculpteur-graffeur. Souriant, les yeux calmes mais allumés.

— « T’as quel âge ? », je lui demande.

— « 24 », me répondait-il.

— « Tu vois, je suis dans la pensée psychédélique. Et c’est une philosophie »

— « Ouais, c’est plus qu’une simple prise de substance », j’ajoutait.

— « Une pensée influencée par des écrivains, des anthropologues… comme Carlos Castaneda, par exemple. Et je vais te dire un truc : tout le monde est sous peyotl. La maman, le papa, le bébé… Pensée très intéressante », enchaînait Christophe.

— « Ouais, ça renvoie sur la vie et la mort », je balançais, un peu dans le vague.

— « Je suis aux Beaux-Arts de Nantes, je travaille sur ça : la pensée psychédélique, et la question de la vie et de la mort. De la réincarnation »

— « Je trouve que c’est plus flagrant ces sujets, aujourd’hui, dans notre époque. »

Et là. Un éclair dans le ciel, pourquoi, comment ? La déontologie journalistique n’avait plus lieu d’être :

— « Ouais, on cherche à nous distraire plutôt que nous restreindre. Actuellement, on va nous distraire sous forme de répressions. À partir de formes, d’avertissements, de messages… En nous distrayant de la vérité. Parce que la vérité est morte, avec le journalisme, malheureusement. Le journalisme mainstream a tué le journalisme indépendant. Le journalisme réel. »

Je lâche, comme un contrepoids :

— « Le nouveau journalisme. »

Et là, il me balance ça, comme un mantra vrillé :

— « Le nouveau journalisme, c’est le journalisme citoyen. Une perspective. Une seule. Alors qu’on vit dans une multitude de perspectives. Avec cette idée de multivers, là. Des idées qu’on nous a inculquées, qu’on nous a endoctrinés. Au final, dans cette pensée multiple, on ne pense plus ; on s’éparpille. À vouloir penser d’une manière — comme celle d’un teufeur, d’un idiot d’extrême-droite : c’est devenu une rébellion par rapport à un système qui veut que tu ne penses pas ! Ce que le peuple en sait, c’est le contrôle. Diviser pour mieux régner, et conquérir. »

PUTAIN. Woaw.

Simple pour les branleurs. Génial pour les curieux. Écrasant pour les autres. Ce type avait les mots justes. Les phrases exactes. Les contours nets de cette fissure mentale que je traînais depuis des années. Des trucs que j’avais jamais su formuler. Et là, ça résonnait. Fort. Comme si ce Christophe braquait un mégaphone en plein cœur de mon inconscient en bordel. Merde. Il m’avait scié net.

On a donc gardé contact. Rendez-vous fixé au Chat Noir. Alors je me suis levé, secoué, et je suis parti à la pêche aux infos, ma veste comme armure de fortune.

J’ai interrogé des punks — rien. Des passants qui n’avaient rien à voir avec tout ça — paumés. Des orgas — muets ou méfiants. Rien à tirer. Déçu, ouais. Mais pas abattu. J’ai continué, j’ai demandé à tous les groupes qui squattaient la pelouse. Finalement, j’ai chopé une adresse à une heure de bagnole, un after dans un appart déjà saturé, et une invitation au ’Férailleur’. Trop d’infos. Mon cerveau ne suivait plus. Court-circuit.

Suis-je fait pour le journalisme ? Faut-il persévérer ? L’État veut-il un ennemi dépravé, un raté vibrant ? Franchement… j’en avais rien à foutre. Toujours cette même 5e République. Toujours les mêmes apparences, les hypocrites, les corrompus, les vendus..

Mais à l’échelle humaine, microscopique, même, peut-être qu’il reste une chance. Une porte entrouverte. Parce qu’on était là. Oui, là, en petits groupes éparpillés. De pensées, de pulsions, de talents. Rassemblés autour d’une seule et même évidence : l’ouverture d’esprit, le pacifisme universel.

Nous, les néo-hippies.

Les renégats.

Les électrons libres.

Les tekos.

Les dépravés.

Les vivants.

Psychose en manifesteve. Partie II

Christophe André et son groupe s’étaient évaporés dans la foule après un adieu discret. Il ne restait qu’Epitha, moi, et son amie Lola. 8.6 à la main, douce odeur de parfum citadin. Elles se connaissaient depuis quelques années — en teuf, ou quelque chose du genre. Le genre timide, mais sociable. Une présence chaleureuse. Solaire.

Elle voulait aller au carnaval du soir, qui devait se dérouler dans quelques heures, avec une fête foraine, à ce qu’on disait. Alors on s’est mis en route, direction le Chat Noir — un drôle de bar où j’avais déjà eu de drôles de rencontres… et de sales embrouilles.

Une fois sur place, on a commandé des pintes, des cocktails et un peu d’eau pour faire semblant… Puis d’autres pintes, quand tout le reste fut vidé. Mais dans le bar, c’était de la house qui passait. Une house molle, un peu fade. Et moi, j’étais là, sonné, le crâne vrillé par les acouphènes que seul un pur sound tekno peut déclencher.

— « Y’a une table de libre ! » lançai-je, après avoir poireauté une vingtaine de minutes à scruter les tables bondées.

Des gens figés comme des pubs vivantes. Des caricatures de mannequins pour marques faussement luxueuses. Une esthétique bien propre, bien lisse. Sans tripes. La culture du vide. La publicité : cet art du capitalisme qui peint le néant avec du gloss. Ici, les corps consomment. Ils ne vibrent plus.

On a posé tout le matos. Puis on a commencé à débattre d’un sujet étrange : on aurait tous un sosie, quelque part. Moi, j’étais ailleurs. Trop concentré à observer les visages autour, les gestes, les fragments de discussions que le vent traînait jusqu’à notre table. J’ai aperçu un skater avec qui j’avais fait connaissance autrefois. Je lui ai adressé un signe. Il m’a snobé. Comme si je lui faisais honte devant son crew. Ça m’a déçu. À ce rythme, je devrais peut-être me coller une photo de Macron sur le torse, histoire d’assumer pleinement mon statut de gêneur public.

À table, Lola proposait d’aller au carnaval. On hésitait. Avec Epitha, on savait, sans se le dire, qu’on rêvait d’un autre carnaval, plus sale, plus vrai, plus tribal. Un second carnaval tekno. On était toujours en pleine recherche technoïde.

Une heure plus tard, Lola devait partir. Alors on a repris les téléphones, relancé les contacts. En quête d’infos. En quête d’une suite. 21h10 : Blarg, et sa compagne débarquent. En fait, il était allé chez elle — ses appels manqués m’ont sauté à la gueule plus tard, comme si mon téléphone avait une meilleure notion du temps que moi. Christophe André nous a rejoints aussi, quelques minutes après. Puis d’autres têtes croisées à la manif. On a fini par jacasser sur le maestro qu’on avait subi plus tôt — ce régisseur planqué dans l’ombre du son, le genre de type qui croit qu’un bouton donne du pouvoir, ce qui est vrai, à notre époque.

J’étais de plus en plus hilare, de plus en plus ivre. Avec Blarg, on complotait pour trouver de la tise et une teuf. Mais on a fini par se rabattre sur Le Férailleur. Pas par choix. Certainement pas pour moi. Blarg était avec son amour d’une vie, et leur nuit n’était pas prévue pour se finir sur du hardcore dans une ZAD. Ils ne voulaient plus quitter la ville. Ils étaient déjà dans une autre vibration, plus douce, plus refermée. J’étais à cran. L’idée d’un club ou d’un bar me tordait l’estomac. Ce genre d’endroit où tout devient expérience sociale : sourire en vitrine, regards calibrés, ambiance figée. Une expo de névroses ordinaires sans stroboscope. On m’a demandé ce que je faisais dans la vie. J’ai répondu en montrant mon index, panari en pleine floraison :

— « Je fais la vaisselle pour les riches, je devrais soigner ça. »

Rires. Ça parlait de vidéos IA, de mèmes, de filtres, de trends.

— « T’es un boomer, en fait », m’a balancé Kadesl, gentiment. Parce que je prononçais mal ces références fast-food. Parce que je ne parlais pas leur dialecte d’algorithmes. J’étais en terrain inconnu, mais intéressant. Sorte de microcosme parallèle. Et moi, je flottai dans ce décor, comme un intrus curieux.

Je me suis levé, il fallait que je bouge, que je trouve un dealer. J’avais besoin de cette impulsion. Cette étincelle chimique. Mais quel malheur quand j’ai appris que mon contact fétiche n’avait plus rien pour moi...

— « Oté, marmaille ! Je contacte Asca. », me disait Blarg, pour me sortir la tête du brouillard.

— « Soit on va à la soirée, soit on va à la teuf », que je répondais, convaincu qu’il restait un morceau de nuit à dévorer.

Mais on a fini par conclure qu’on n’avait rien. Aucun plan solide. Aucun moyen de s’y rendre. Même la Gloria, au Macadam, semblait hors d’atteinte. Je savais que j’allais finir en enfer, couronné maître du chaos, non par bravoure mais par absence de solution viable.

Je reviens des chiottes, vaseux, l’esprit en rade. Mon verre trône encore là, mi-plein, flaque de souvenirs. Je tends la main — et Christophe André l’a déjà vidé. C’est à ce moment précis que je sens la bête en moi se redresser, cette créature souterraine qui ne supporte pas qu’on touche à ses reliques, sans demandes.

— « J’ai eu ce flash : prendre le verre et le projeter en pleine gueule, comme un prêtre jette l’eau bénite sur un possédé. », que je balance.

Pas de colère. Pas de haine. Juste la violence d’un cerveau dissocié, trop plein d’absurde pour continuer à simuler la civilité. Une gifle au simulacre. J’ai pas levé la main. Mais j’ai levé la voix intérieure. Et c’était pire. Tout me dégoûtait. Ma phrase est tombée comme un mégot dans un verre de bière tiède. Et j’ai su que le reste de la nuit allait s’écrire à la hache. Et puis j’ai regardé les autres rire. Des animaux de zoo, dopés aux punchlines molles. Et j’ai compris que je venais de me tirer une balle dans le respect mutuel. Avec l’élégance d’un putois sous acide. J’ai senti que j’étais devenu un animal socialement inapte, coincé entre deux dimensions : celle du bar, feutrée, avec ses discussions de surface — et celle, souterraine, de la rave fantôme que je traquais depuis des heures. Alors j’ai détourné les yeux. Il fallait que je survive à cette soirée sans fracas. En sacrifiant peut-être une partie de moi dans l’opération

Base Support - R-Zac 23.

Alors on a parlé politique. Vie privée. Sport. Des conneries pour rester en flottaison, pour ne pas sombrer dans l’abîme qu’on sentait poindre au bord de chaque phrase. Et moi, toujours plus imbibé, j’ai fini par cracher mon mépris des snobbers, des poseurs, des imposteurs — tous ces égotripés qui vendent leur vide comme de l’art vivant.

— « Ils s’en battent les couilles des autres. »

— « Peut-être qu’ils ont trop de choses dans la tête », a soufflé C. André. Fatigué, sans rancune.

— « Ouais, tranquille… sois pas négatif, Arna. Sois positif, merde. Laisse couler. Les gens sont bons. Il fait gris, ouais, mais les gens… »

J’ai tourné la tête, les yeux injectés de sang, la voix rocailleuse, comme un vieux moteur qui cale, et j’ai balancé, venin dégoulinant :

— « T’es le ver sous la pomme, l’illusion dorée d’un capitalisme déguisé en cool-kid bohème. Tu pues la compromission et le mensonge, et j’ai pas envie de partager ta merde. »

Elle m’a regardé droit dans l’âme, blessure contenue mais dignité intacte, comme un phare dans la nuit toxique.

— « J’suis pas une bobo, moi. Mon père, ouais… mais pas moi. Arrête. » Un océan de faux-semblants, un éclat de verre jeté dans la gueule de la nuit. Mais elle en rigolait, comme si tout ça n’était qu’une blague sale et bien trop vieille, un spectacle auquel elle assistait sans surprise ni colère.

J’avais dépassé la ligne. Je le savais. Mais c’était trop tard — les mots tranchent plus vite qu’un couteau mal affûté. Et je saignais déjà de l’intérieur.

Blarg et Kadesl tentaient de me calmer. Mais c’était trop tard. La bête en moi s’était réveillée — celle que la ville croyait pouvoir accueillir sans risque. Ça devenait de plus en plus nerveux, de plus en plus tendu. Et tout ce qui va suivre, ce ne sont plus que des bribes. Des souvenirs flous. Des éclats déformés. Des notes griffonnées sur un carnet, négligées de tout professionnalisme :

Putain. J’ai quitté la table sans prévenir. J’avais la dalle, la nausée, et une envie violente de disparaître. La nuit était tombée, et moi, j’ai commandé un autre verre, juste pour noyer le reste. Je me suis écroulé au fond du bar, avec des mecs du Soudan, des gars tranquilles, sans histoires. On a parlé vaguement. Juste des fragments de fatigue, d’exils différents, de solitude partagée.

Asca m’a retrouvé plus tard. Il m’a filé ma caillasse. Retour à la table. Une heure plus tard, on dérivait déjà chez Épitha. L’ambiance ? Une fatigue crade, tendue, désaccordée. Et soudain, une fête foraine. Un flash lumineux, absurde. Je me suis barré en courant, comme un gosse impulsif, direction le stand de tir.

Ils m’ont retrouvé là, 30 minutes plus tard, titubant avec un katana dans la sacoche, une carabine à plomb dans les mains, un jouet lumineux vissé sur le front comme une antenne d’extraterrestre paumé. Je visais mal. Ça tanguait. Et pourtant, je touchais mes cibles. Comme si l’absurde avait décidé de me foutre la paix pour cinq minutes.

23h40. Le moment de tracer. Les flics rôdaient, lents, désengagés, surveillant un carnaval en bout de course. Deux cents âmes, pas plus. Le vide organisé. J’ai croisé un danseur bizarre. Maquillage de clown, regard chargé. Il m’a maté comme si j’étais un danger. Il avait raison. La paranoïa s’est mise à suinter de mes pores. J’étais pas le héros. J’étais la faille.

Blarg et Kadesl voulaient rentrer. Se planquer dans le confort. Putain, je croyais qu’ils cherchaient le rêve technoïde. Mais non. Ils voulaient rentrer au bercail. Pas l’extase. Pas la rupture. Juste un repli.

Alors on a marché, jusqu’à l’épicerie. Puis chez Épitha. Blarg a suggéré un saut au Férailleur. Il s’est rétracté dix minutes après. 1h10. Plus rien n’avait de forme. La fatigue était une nappe. On a roulé, bu, soupiré comme des vieux chiens errants. Je me suis levé d’un coup. Frappé de l’intérieur. Pas de teuf. Pas de suite. Juste un salon mort. Des regards morts. Des promesses crevées.

— « Arnaques ambulantes, impostures à ciel ouvert ! Tire-moi dessus si t’oses, mais ne fuyez pas la putain de vérité qui brûle dans cette nuit toxique ! On a loupé le rêve technoïde ! Macron m’a tué ! »

Oui, l’imposture a tué les artistes comme eux. Silence. Choc. Blarg figé. Épitha sonnée. Kadesl fermée. J’ai fui. Dehors. Rue Maréchal Joffre. La pluie. Seul. Plus de son, plus de teuf. Plus de tribu. Le rêve technoïde ? Un leurre. Une carte postale froissée. Un idéal cramé. Comme le mouvement hippie.

Je suis retourné au Mojo. Bar du matin. Bar du soir. La boucle était bouclée. J’ai noté des trucs que j’ai pas lus. Observé des gens que j’ai pas écoutés. Coquille vide. Ivre et crevée.

Puis au burger-je-ne-sais-quoi. Dernière station avant le chaos. Un oasis de gras dans l’hyper-urbanité fliquée. Le vieux m’a fixé comme si j’étais le diable en sarouel. Sa fille pareil — mi-peur, mi-jugement. Ce regard qu’on réserve aux zonards venus d’un autre monde. J’étais le mauvais trip de leur quotidien réglé, l’ombre d’une contre-culture qu’ils ne comprenaient qu’à travers BFM et les rumeurs du quartier. Et c’est là que j’ai compris : j’étais devenu ce que je fuyais. Corrompu.

J’ai attendu mon bail comme un teufeur attend l’aube au fond d’un champ humide, entre un caisson trop fort et une envie de fuite. Pas de teuf. Pas de révélation, juste un emballage tiède et le goût neutre de l’intégration impossible. C’est ça la tekno pour eux : bruit, crasse, chiens en liberté et flingues imaginaires. Une peur de classe déguisée en indignation morale. Alors que nous, on danse pour expulser la colère, pour tenir debout malgré les coups. J’ai croqué dans le burger comme on mord la société : à pleines dents, en sachant que ça nous niquera la gueule à la fin.

2h30. Épitha m’a retrouvé. Ma emmener au bercail. Silence. Pas de morale. Mes excuses.

— « Pourquoi tout le monde est faux ? », ai-je soufflé.

Quelqu’un, sans visage, a répondu :

— « Parce que toi, tu crois que t’es vrai ? »

Touché. Foutu. Sommeil.

8h. Réveil dans la poussière. Le train allait partir. Moi, pas sûr. Gueule en ruine. Photo floue dans le miroir. Ce visage que j’avai apperçu devant les vitrines sales de cette ville propre, s’est pointé là, devant ce miroir propre qui alligner un visage sale.. Une gueule chiffonnée. Usée. Peut-être la mienne, ou juste celle d’un rêve trop réel.

Le rêve technoïde n’était pas un but. C’était une balafre. Une secousse. Une expérience.

Un manifeste en basses-fréquences.

Une tribu sans chef.

Un feu qui refuse de crever.

Les free-parties sont tout sauf des fêtes. Ce sont des cris. Des rituels. Des actes de résistance dissimulés sous les apparences du chaos. C’est une culture qui refuse l’hygiène sociale, qui défèque dans les interstices de la République, qui érige la désobéissance en architecture sonore. On n’y va pas pour consommer. On y va pour disparaître un peu. Pour se rappeler que la vie n’est pas une suite de formulaires à remplir, mais une onde à déformer.

Et ceux qui n’y sont jamais allés ne comprendront jamais ce que ça veut dire : danser contre la norme, tenir debout malgré la pluie, tendre une clope à un inconnu parce que l’État t’a tout pris sauf ça.

Il n’y a pas de chef, pas de programme, simplement le son et l’amour. Juste une langue de vibrations, une mémoire de luttes et d’erreurs, une tendresse spontanée qui surgit entre deux enceintes. On ne rêve pas d’un monde meilleur. On rêve juste qu’il arrête de nous piétiner pendant qu’on tente encore de vibrer.

Alors ouais, ce mouvement est bordélique. Parfois dangereux. Parfois incompréhensible. Mais il est vivant. Responsable. Pacifiste.

Et ça, c’est déjà plus que tout ce que propose le reste du monde. À condition qu’on ne suive pas le même chemin que le mouvement hippie. La fête finira peut-être, mais la vibration, elle, ne s’arrête jamais. Et si demain, tout recommençait ailleurs, serions-nous prêts à vibrer encore ?

Aster

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :