Le cynisme, le suicide et la force du chaos

Franco « Bifo » Berardi

paru dans lundimatin#290, le 31 mai 2021

« Je ne pense pas que les incitations monétaires suffiront à augmenter la procréation, qui serait de toute façon le pire des cauchemars. »
Traduit de l’italien depuis Nero

Prologue dans le ciel

Mai 2021 : la ministre de la Famille Elena Bonetti a annoncé aux États généraux de la natalité que bientôt sera accordée l’allocation unique et universelle de 250 euros pour chaque enfant. Le chèque a été voté ensemble par Enrico Letta et son allié Matteo Salvini, qui se sont également rendus ensemble au portique d’Octavia pour exprimer leur solidarité avec les massacres israéliens.
Y a-t-il un lien entre le geste infâme d’Enrico Letta et de son allié Salvini et les États généraux de la Natalité ?
Aucun, bien sûr.

Mais peut-être qu’à bien y réfléchir, il s’agit d’une seule et même chose : pour éviter que la race blanche ne disparaisse, il faut payer des femmes blanches pour qu’elles produisent des malheureux à jeter dans la fournaise de la guerre suicidaire qui est le seul horizon de l’avenir. Sur ce point, Letta et Salvini vont ensemble dans l’amour et l’accord.

Kunikos vs. Cynique

Il n’est pas facile de définir le cynisme car l’histoire de ce concept est ambiguë.

Dans son dernier séminaire, celui qu’il a prononcé à l’approche de sa mort (Le courage de la vérité), Foucault parle du cynisme d’Antisthène et de Diogène de Sinope qui fleurissait au quatrième siècle avant Jésus-Christ.

Mais qu’est-ce que le cynisme dont parle Foucault, c’est-à-dire le courage de la vérité, a à voir avec ce que nous appelons aujourd’hui le cynisme ? La parresia foucaldienne implique le courage de dire toute la vérité. Mais la vérité, comme nous le savons bien, n’est pas là. La seule vérité est ce que nous voyons du point de vue du singulier.

Celle des cyniques est la vérité éthiquement nue, la vérité qui a renoncé à l’éthique, ou plutôt qui se fonde sur une éthique du « c’est comme ça ».
C’est comme ça : les plus forts gagnent, et pour être plus fort il faut ignorer et violer toute sensibilité, toute empathie, toute affection qui n’est pas cruelle.
C’est pourquoi les cyniques, en plus de déclarer la vérité, sont partis, se sont dépouillés de tout, ont renoncé à tout commerce humain, se sont allongés nus au soleil pour que rien ne puisse les affecter.

Nous sommes maintenant à la fin de l’histoire de l’Occident, et peut-être que l’Occident provoquera la fin de l’histoire de l’humanité en général parce que l’Occident n’accepte pas son déclin, et comme Samson veut emmener tous les Philistins (les Palestiniens comme on dit maintenant) en enfer.

Michel Foucault a peut-être voulu nous dire, sur son lit de mort, que sa vie s’est soldée par un échec, que le mal a gagné. N’est-ce pas la leçon que l’on peut tirer de son expérience personnelle ? (Mais Foucault n’aimait pas se laisser aller à des considérations personnelles). C’est ainsi, dit le Foucault mourant : le rétrovirus a gagné. Le syndrome qui me tue efface le plaisir, l’affection, l’amitié.
La vérité, c’est donc la prédominance du Mal ? Mais que signifie le Mal ?
Il n’y a pas de Mal, puisqu’il n’y a pas de Bien, et il n’y a pas de Vérité. Mais il y a la douleur que je ressens, la souffrance qui accompagne la maladie, il y a la violence, l’oppression, la perte de la pauvre maison dans laquelle je vis, détruite par un bombardement.

Le mal a un m minuscule : c’est la douleur que je ressens à ma place, dans ma chair, dans mon âme. Le mal est donc l’omniprésence de la douleur et de l’humiliation. C’est la vérité de l’histoire qui se termine maintenant. Et ça finit mal.

Peut-on écrire ce petit essai philosophique alors que tout est manifestement en train de sombrer dans l’horreur ? On peut, bien sûr, on peut, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire.
Et d’autre part, si vous étiez philosophe et qu’il vous devenait évident que l’histoire du monde était sur le point de se terminer, vous resterait-il du temps pour parler d’autre chose ?
Le cynisme dont parle Foucault dans son dernier séminaire n’est pas celui dont parle Sloterdijk dans sa Kritik der zynischen Vernunft où il souligne la différence entre le cynisme du kunikos antique et celui du cynique moderne.

On pourrait dire que le cynisme part de la reconnaissance de l’inexistence d’une vérité absolue. Aucune vérité morale ne fonde et ne délimite nos actions. En ce sens, il existe une continuité entre la pensée du kunikos grec et l’action irréfléchie du cynique moderne.
Dans l’inexistence de la vérité morale, le cynique apprend par expérience que pour survivre, il faut accepter l’omniprésence du mal : le mal est inéluctable.
En l’absence de vérité morale, seule la force régit les relations entre les hommes.

Ceux qui ont fait l’expérience de la défaite, de la soumission et de l’humiliation apprennent qu’il n’existe pas de tribunal éthique auquel faire appel.

La loi, à laquelle la pensée politique issue des Lumières a accordé tant d’importance, fonctionne jusqu’à ce que la force l’annule, la balaie ou l’ignore tout simplement.

La seule force est un tribunal efficace. La loi est un tribunal qui fonctionne tant que quelqu’un l’impose par la force. Bien sûr, lorsque nous disons ’force’, nous ne parlons pas seulement de la violence, ni seulement des armes à feu, nous parlons de la capacité de façonner l’être selon l’intention.
Mais la force de la loi ne vaut rien sans la loi de la force, quelle que soit cette force.
C’est pourquoi le mouvement ouvrier et progressiste a perdu sa bataille du XXe siècle : parce qu’il croyait en la loi.

Le cynisme comme identification à l’agresseur

L’attaque lancée par Israël en mai 2021, soutenue par le peuple israélien dans sa grande majorité, est un exercice impitoyable de cynisme que nous ne pouvons expliquer que si nous tenons compte de l’histoire. On ne peut pas comprendre l’histoire d’Israël sans rappeler l’Holocauste.

Dans les années 1930, comme tant de fois au cours des siècles passés, la communauté juive s’est retrouvée dans un piège mortel : tandis que les dirigeants du régime nazi préparaient la solution finale au grand jour, l’Europe faisait semblant de ne pas savoir.
Afin de sauver la fausse paix, les États européens ont refusé de voir ce qui se passait.

Et ce n’est pas tout : lorsque des bateaux remplis de Juifs fuyant l’Allemagne se sont approchés des côtes britanniques et américaines, ils ont été refoulés tout comme nous refoulons aujourd’hui des bateaux remplis d’Africains, d’Afghans ou de Syriens fuyant les camps de concentration libyens.

Nous les avons repoussés vers la Libye et les Anglais ont repoussé cent vingt mille Juifs vers la terre d’Hitler. Le peuple juif a alors été soumis à la plus effroyable des humiliations, et la plus effroyable des exterminations a eu lieu.

Après la fin de la guerre, les pays européens, qui n’avaient rien fait face à la fureur d’Hitler, ont donné une nouvelle démonstration du cynisme des colonisateurs. En tant que colonialistes, les Britanniques détenaient les clés du foyer palestinien et les ont remises aux survivants de l’Holocauste, les condamnant ainsi à un autre enfer dans lequel seuls ceux qui étaient prêts à apprendre les leçons du cynisme pouvaient survivre.

En mai 2021, Israël a attaqué par les armes la communauté islamique qui priait dans le lieu le plus saint pendant les jours sacrés du Ramadan. Le sacré et le cruel se sont tordus, et les Palestiniens ont réagi avec désespoir. Les colonialistes déploient la puissance exterminatrice de l’armée de l’air. Pas toute la puissance, bien sûr, car tout le monde sait qu’Israël possède l’arme absolue et est prêt à l’utiliser. L’arme que Hitler n’a pas eu le temps de produire a été produite par Israël, mais personne n’a le droit de le dire, alors que tout le monde a le devoir de savoir. Car le cynisme, c’est aussi cela : les Européens sont entièrement responsables de l’extermination du peuple juif. Les Allemands étaient les exécuteurs, les Polonais étaient les complices, les Français étaient les collaborateurs, les Anglais étaient les repoussoirs et les Italiens étaient les serviteurs. Ils ont tous participé à l’atrocité. Alors aujourd’hui, ils ne peuvent que recommencer, ils ne peuvent que participer à nouveau à l’atrocité, ils ne peuvent qu’être à nouveau complices, collaborateurs, témoins et serviteurs des tueurs de masse israéliens.

Dans Satan à Goraj, Isaac Bashevis Singer raconte comment Satan prend possession du corps de Rachel et, à travers elle, de la population de Goraj, un village habité principalement par des Juifs, dans les années qui suivent le massacre perpétré par l’ataman ukrainien Chmel’nitskij parmi les Juifs d’Europe orientale. Six cent mille Juifs, selon les historiens, sont morts à la suite de ces pogroms.

Puis, dans les shtetl d’Europe de l’Est, la rumeur se répandit que Sabbatai Tzevi, un disciple de Rabbi Nathan de Gaza, un érudit et kabbaliste très respecté, préparait le retour des Juifs sur la terre promise. Mais pour réaliser ce rêve, il fallait accepter de passer par l’horreur du péché, de la violence et du sacrilège. C’est le thème que raconte Singer, mais c’est aussi le thème dont traitent les livres des spécialistes modernes de la Kabbale, comme Daniel Lindenberg et surtout Gershom Scholem. Pour atteindre le bien de la survie, nous devons passer par le mal de la violence - c’est ça le cynisme. Qui mieux que Sabbatai Tzevi pour incarner cette conscience, lui qui, après avoir appelé les Juifs de toute l’Europe à quitter leurs maisons et à vendre leurs biens pour converger vers la terre promise, s’est converti à l’islamisme pour éviter l’emprisonnement ?

La raison politique ne peut pas expliquer ce qui s’est passé alors, ni ce qui se passe aujourd’hui dans les terres palestiniennes où les Européens (les Britanniques en premier lieu) se sont emparés des survivants juifs de l’Holocauste. Seule la psychanalyse peut l’expliquer.

Lorsqu’un enfant subit la violence d’adultes de son entourage, il finit souvent par s’identifier à l’agresseur, et par accepter l’idée que seuls les plus forts survivent, et que seul l’agresseur est dépositaire de cette vérité cynique.

L’identification à l’agresseur d’hier explique en partie l’histoire d’Israël d’aujourd’hui. Et plus généralement, si l’on considère l’évolution apocalyptique actuelle vers la fin, l’identification à l’agresseur est le fondement psychique de la vague néo-réactionnaire globale qui se met en place.

Le chaos suicidaire qui vient

Fin juin 2016, un jeune Palestinien de 17 ans, Muhammad Nasser Tarayrah, s’est introduit de nuit dans une maison de Kyriat Arba et a poignardé à mort une jeune fille juive de 13 ans qui dormait dans son lit. Quelques instants plus tard, un soldat israélien a tué le jeune meurtrier, qui avait pourtant écrit sur son profil Facebook : « La mort est un droit, et je revendique ce droit ».

Marek Edelman, le seul dirigeant de l’ŻOB (Organisation juive de combat) ayant survécu au soulèvement du ghetto de Varsovie et à la répression nazie, a également répondu à ceux qui lui demandaient ce que les rebelles espéraient obtenir : ’Nous avons décidé de nous révolter pour pouvoir décider du moment et du lieu de notre mort’.

L’intifada suicide a repris après que la police israélienne a attaqué des Palestiniens qui priaient dans leur mosquée. Comme la démarche arrogante d’Ariel Sharon en l’an 2000, c’était une provocation à laquelle les Palestiniens ne pouvaient éviter de répondre, pour ne pas sombrer dans la dépression et le sentiment de culpabilité. Le suicide devient alors la seule action possible. Toute autre solution est pire, et c’est une arme efficace également du point de vue militaire.

C’est ainsi que l’Intifada des couteaux a repris. Dans chaque ville de l’apartheid israélo-palestinien, des groupes de jeunes jettent des pierres : sur les soldats israéliens, mais aussi sur des passants innocents, sur la dame qui fait ses courses.

Bibi Netanyahu ne gagne pas forcément sa guerre, même si les morts palestiniens sont vingt fois plus nombreux que les morts israéliens.

Les deux millions de personnes qui vivent dans le camp de concentration de Gaza vivent dans un isolement total depuis de nombreuses années. Alors qu’Israël a vacciné ses citoyens avec une grande efficacité, les vaccins n’ont pas pu atteindre la bande car Israël a empêché leur importation. C’est la guerre de Netanyahu.

Netanyahou peut peut-être remporter sa cinquième élection en un an, tout en étant encore plus corrompu que les dirigeants d’al-Fatah, mais les Israéliens ne gagneront pas cette guerre tant qu’ils n’auront pas éliminé tous les lanceurs de pierres potentiels, qui sont aussi nombreux que les Palestiniens. Le génocide est le moteur de la logique de Netanyahu. Et alors ?

Nous tirons une leçon amère des révoltes qui éclatent dans l’agonie de la planète : le chaos est la seule force capable d’affronter le monstre de l’automate militaire et de l’automate financier.

En Colombie, le soulèvement a contraint le président Duque à renoncer à la réforme fiscale, après 24 morts dans la ville de Cali.

Au Chili, la révolte de l’automne 2019 a contraint le régime à accepter la fin de la constitution pinochetiste.

Ce sont des soulèvements suicidaires que le pouvoir ne peut maîtriser : celui qui lutte contre le chaos est destiné à perdre, car le chaos se nourrit de la guerre.

La politique ne peut rien faire, le suicide peut tout faire, le chaos est invincible.

Alexis López, entomologiste nazi avoué qui a travaillé comme instructeur pour la police colombienne, a fourni ce que l’on pourrait considérer comme une justification philosophique de la répression brutale du soulèvement colombien qui a fait 24 morts dans la ville de Cali. Selon lui, les marxistes ont lancé une nouvelle tactique de combat, inventée par un philosophe français nommé Félix Guattari. Cette nouvelle tactique est appelée ’révolution moléculaire’.

Álvaro Uribe, ancien président de la Colombie, leader de la droite militaire et néolibérale, reprenant la suggestion des nazis a déclaré que la tâche du gouvernement est de renforcer les forces de police pour résister à la révolution moléculaire.

Mais que serait la révolution moléculaire (inventée par le méchant philosophe français) ? Une tactique de guerre pour renverser l’ordre démocratique ?

Pas vraiment : la révolution moléculaire n’a absolument rien à voir avec une tactique de combat, d’ailleurs ce concept renvoie précisément au contraire de la tactique et du combat. Quand nous parlons de révolution moléculaire, en fait, nous parlons d’un processus qui ne peut être ni dirigé ni programmé, parce qu’il n’est pas un effet de la volonté rationnelle, mais une expression de l’inconscient, du désir, qui n’a rien àvoir avec les formes politiques établies ni avec la ruse de quelque marxiste caché dans la forêt. Au contraire, la révolution moléculaire est l’effervescence imprévisible de l’inconscient ; elle peut remonter à la surface du social lorsque la volonté organisée du politique perd son pouvoir, et lorsque le désir fait irruption dans le champ de l’ordre répressif.

Mais si la psychosphère est dominée par des flux dépressifs, si le désir entre dans le trou noir de la violence, alors la révolution moléculaire cède la place à la boucle suicidaire du chaos.

Compte à rebours

Le Dr Shanna Swan, experte en épidémiologie et en médecine environnementale, est chercheuse à l’école de médecine Icahn de l’institut Mount Sinai à New York. Elle a publié un livre intitulé Count Down, où elle explique comment et pourquoi ’le nombre de spermatozoïdes des hommes a chuté de cinquante pour cent au cours des quarante dernières années, la fertilité a diminué de cinquante pour cent entre 1960 et 2015 dans le monde entier, et ce taux de déclin pourrait signifier que la race humaine sera bientôt incapable de se reproduire.’ La belle affaire.

L’effondrement de la fertilité humaine est probablement dû à des facteurs entièrement dus à l’homme : produits chimiques, microplastiques, radioactivité et surcharge nerveuse constante. Mais il semble que la nature ait décidé de nous dire que ça suffit.

Swan ajoute : « À l’effondrement de la capacité de reproduction, à la diminution spectaculaire du nombre de spermatozoïdes et aux déséquilibres hormonaux s’ajoute une baisse spectaculaire du désir sexuel. Dans certains pays du monde, on constate un déclin de la capacité sexuelle, une incapacité ou un désintérêt, et une prévalence croissante des dysfonctionnements de la fonction érectile ».

Il est tout à fait prévisible que le traumatisme de la pandémie produise des effets de sensibilisation phobique aux lèvres, au corps et au sexe. Une vague de sublimation ascétique-orgiastique est susceptible de balayer l’Eros-sphère. Je ne pense pas que les incitations monétaires suffiront à augmenter la procréation, qui serait de toute façon le pire des cauchemars.

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