Personne ne sort les fusils - Sandra Lucbert

La littérature contre la Langue du Capitalisme Néolibéral (LCN) et son monde

paru dans lundimatin#253, le 8 septembre 2020

De mai à juillet 2019, s’est tenu à Paris un procès historique. Celui de France Télécom et de sept de ses anciens dirigeants : PDG, DG, DRH, et une poignée d’autres complices dirigeants. Reconnus coupables de « harcèlement moral institutionnel », les plus mal lotis ont écopé de quelques mois de prison avec sursis et de 15 000 euros d’amende. Ils sont directement et indirectement responsables de dizaines de suicides parmi leurs salariés. Cela se passe de commentaires mais pas de littérature. Sandra Lucbert ne raconte pas à proprement parler ce procès, elle écrit depuis et autour de lui. Ce qu’elle nous fait voir, ce sont moins les crimes commis par les coupables que la sensibilité et l’environnement qui leur permettent de se sentir innocents. En voici quelques bonnes feuilles. [1]

Je découvre que le magazine qui me sert à écraser les moustiques est une revue de management : la Harvard Business Review France. Elle est en papier glacé, elle frappe net.

Le numéro en question est un hors-série : Les Essentiels 2018. 12 grandes idées pour préparer le futur – sponsorisé par Rolex, Audi et Chanel. Il y a des traînées de sang sur l’Instant Chanel – les moustiques.

Chaque article développe une « Grande idée » signalée par un hashtag numéroté. Chaque grande idée est illustrée par la photo d’un animal sauvage.

Un iguane : Grande idée #1 Changez plus vite.
Un lapin et une tortue : Grande idée #2 Repérez l’innovation disruptive.
Une girafe qui tend le cou : Grande idée #3 Soyez résilient.

Je saute les oiseaux, l’éléphant en équilibre sur un ballon (Grande idée #5 Adoptez les méthodes agiles), le gorille.

Un lion qui rugit en donnant un coup de patte : Grande idée #7 Dominez le « bruit ».
Un léopard qui s’élance : Grande idée #8 Repoussez la frontière de la performance.
Un ours polaire : Grande idée #9 : Dénichez l’hypercroissance.

Pour Dénichez l’hypercroissance, on attendrait l’ours en équilibre sur son dernier cube de banquise. Il y a des idées qui se perdent.

Des fourmis : Grande idée #10 Maîtrisez le risque géopolitique.
Un papillon qui butine : Grande idée #11 Atteignez les plus pauvres.
Un panda négligemment alangui sur le flanc : Grande idée #12 Repensez la prospérité.

Un zoo.
Seulement c’est nous qui sommes en cage.

Dans la Harvard Business Review, l’humain pose des problèmes, on les résout.

Ainsi. L’article Lion porte sur le bruit, sept pages pour l’éradiquer.
Le bruit coûte bien plus cher qu’on ne croit aux entreprises.
Le bruit ne désigne pas la pollution sonore encouragée par les gouvernements en cheville avec l’industrie automobile.
Le bruit est ce qui fait que les décisions en entreprise peuvent être aberrantes. On cherchait l’explication depuis un moment. La Harvard Business Review nous la livre.
Le bruit, dit l’article, n’est pas le biais : un schéma va nous faire comprendre la différence. Quatre cibles de tir, quatre croix placées différemment. Toutes croix au centre : décision précise. Des croix de tous les côtés : décision bruitée. Toutes croix d’un seul côté : décision biaisée. Et un mélange : bruitée et biaisée.

Le biais, ce sont les idées reçues socialement ; le bruit, c’est tout ce qui vient perturber une décision : météo, travaux de voirie bruyants, dispute de couple, maladie, grossesse, etc. Le bruit pourrait s’appeler plus simplement : la vie. La décision expurgée de bruit : la mort.
Le bruit (et le biais, d’ailleurs), c’est l’existence du monde dans la psyché des individus.
Il faut réduire le bruit. Qui coûte « étonnamment cher aux entreprises ».
La solution : « Remplacement des appréciations humaines par des algorithmes. »

Le docteur en psychologie de Harvard qui a écrit l’article a choisi une cible de tir pour schématiser la décision parfaite.

Je trouve que c’est très adapté. Une #GrandeIdée.
Le plan NExT avait déterminé des effectifs ciblés.

Uber nous apprend chaque jour ce qu’est le travail passé aux algorithmes. Comme le flow en redemande, La Poste organise désormais ses tournées avec un algorithme. Qui calcule sans le bruit : ainsi la tournée sur terrain plat demande-t-elle le même temps que la tournée en montagne. De même, les escaliers dans les immeubles n’existent plus. Ni les embouteillages, ni la pluie.
Quant à discuter avec l’humain à qui on remet le courrier… L’algorithme ne parle pas, n’entend pas, ne voit pas : il vise. Et établit le protocole d’exécution. On ne dit pas bourreaux, on dit machineurs.

La Poste de mon département en est à son quatrième suicide de facteur. La Poste en général, devenue société anonyme : à plus de cinquante.
La SNCF change de statut en 2016. Un an après : cinquante-sept suicides.
En mai 2019, vingt-quatre suicides dans la police – personnels administratifs non compris.
Septembre 2019 : l’année scolaire débute avec le suicide d’une proviseure.

Des opérations sans bruit.

L’Observatoire national du suicide créé en 2013 n’a aucune indépendance juridique. Il est présidé par la ministre de la Santé. La ministre de la Santé – en ses incarnations successives – elle-même première cause de mortalité à l’hôpital (trente-cinq suicides entre 2012 et 2015).

[1Rappelons à nos lecteurs que le syndicat Sud avait mobilisé pour l’occasion une myriade de chroniqueurs judiciaires de renoms dont les comptes-rendus quotidiens étaient publiés sur une petite boîte à outils. Ces chroniques ont été publiées depuis dans un livre intitulé La raison des plus forts paru aux éditions de l’Atelier et dont les bonnes feuilles sont consultables ici.

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