PUNK anarchism

Éléments de PUNK philosophie
Miettes N°8

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#291, le 10 juin 2021

Le pouvoir corrompt. Le pouvoir stable, durable, « parfait », supposé apporter « l’harmonie », ce pouvoir fixé transforme la corruption en architecture, pour un despotisme établi.
« La véritable démocratie » ne peut se suffire de se déployer contre l’État, ne saurait se suffire d’être anarchie.
« La véritable démocratie », non seulement doit déconstruire l’État, mais doit déconstruire tout état, toute position de stabilité ou toute institution installée, se prétend-elle « la plus parfaite ».
La véritable démocratie » est l’an-archie, le combat permanent contre toutes les institutions supposées « les meilleures » et posées irrévocables, le combat permanent contre les utopies merveilleuses et supposées éternelles. Y compris « les institutions anarchistes ».
Le seul chemin, pour éviter la dégradation de tout rêve en cauchemar, est d’empêcher tout « arrêt », toute stabilité établie, toute fantasmagorie d’une harmonie réalisable.
Le militant de l’an-archie ou du PUNK anarchisme est celui qui s’engage, sans effroi, dans le mouvement de la destitution des institutions, mouvement qu’il faudra, sans cesse, recommencer, sans halte ni fin.
NO FUTURE : tout Empire harmonieux de mille ans, que l’on tenterait de réaliser, puis de stabiliser, engage sur un chemin de corruption ; tout Empire sera désastré.

Miettes 8

Schéma restreint du monisme à dualité
En concassant le matériau Badiou.

Je viens de lire Alain Badiou par Alain Badiou (début février 2021).
Ce livre est une tentative de présentation pédagogique de l’œuvre, de philosophie systématique, d’Alain Badiou (auto-présentation si l’on veut).

On retrouve alors un problème constant (depuis plus de 40 années) : comment lire Badiou ?

A priori, deux possibilités, le suivre ou l’ignorer ; cette seconde possibilité, à la Deleuze, consistant à foncer dans sa propre voie, en ignorant volontairement toutes les autres voies.

Mais cela ne pourrait s’accorder à notre conception (en dualité).
Il faut aller au-delà, pour utiliser Badiou comme « matériau symptomatique » (pour reprendre l’Althusser des « lectures symptomales »).

Badiou interpelle par son classicisme philosophique et par une série de thématiques inévitables (comme l’en-dehors) – qui sont des thèmes communs à la nouvelle pensée critique.
Partons d’un point d’accroche ou d’accrochage : la liaison entre philosophie et mathématique.
Si on déplace ou critique ou met en cause la conception que se fait Badiou des mathématiques, on est entraîné dans une critique globale de son système. MAIS une critique qui exige de maintenir certains thèmes, comme celui de la différence Réel / réalité.
Précisons le point d’accroche et la déflagration que produit l’accrochage :
Partons de la thèse 11 (p. 43)
« Les mathématiques peuvent être utilisées pour formuler les lois de la nature parce que tous les objets singuliers de la nature sont également et principalement des parties de ce qui est en tant que ça est. Tout objet qui existe est dans la forme possible d’une multiplicité. C’est pourquoi les mathématiques pensent et formulent la base ontologique de la physique. »
Il n’est nullement question de mettre en doute ou en cause l’importance des mathématiques pour la pensée. Et, là, je partage intégralement le point de vue de Badiou : il ne peut y avoir de philosophie sans mathématique (ce que l’on sait depuis, justement, Platon, l’idole de Badiou).
MAIS, et c’est là que tout est bouleversé, le problème est celui de « la pensée des mathématiques » (ou des mathématiques comme pensée, car, contrairement à ce qu’affirmait Heidegger, les mathématiques pensent et, sans doute, « pensent très fort »).
La position de Badiou est classique et même « platonicienne » (au sens que cela a en philosophie des mathématiques).
Renvoyons, alors, à la thèse 10 (p. 43)
« Le trait commun à toute chose est que tout est multiple. Rien dans la nature n’est en soi-même absolument un. De nouveau, du point de vue des mathématiques, tout ce qui est, est une forme de multiplicité.
Être, c’est être multiple, et les mathématiques sont la science du multiple. La question des mathématiques dans la philosophie est, en conséquence, la question du multiple. En d’autres termes, penser le multiple dans sa pureté est un objet pour les mathématiques. »
Où se trouve l’accrochage ?
Badiou, qui distingue « être » et « événement » (le hors d’être), place la mathématique du côté de « l’être » (avec : mathématique = ontologie) ; et place la poésie du côté de « l’événement » (le dehors).
Badiou reprend donc, en partie, la position de Heidegger (sur les rapports entre philosophie et poésie ; ici, pour Badiou, la poésie est « le langage » de l’événement, alors que les mathématiques sont « le langage » de l’être).
Mais cela s’oppose à la pensée des mathématiques qu’ont les « mathématiciens conceptuels » ou qu’avait « Bourbaki ». Pour Bourbaki (je conserve cette expression résumée) la mathématique était poésie.
C’est-à-dire qu’elle était du côté de la création ex nihilo, de l’événement ; et non pas du côté du système (nom que je préfère à celui d’être, pour moi : être = système).
La question est complexe (et nous l’avons introduite dans notre texte sur Grothendieck, Mathématique et Apocalypse, LM 272).
Ramenons la question à celle de la réalisation (qui nous retient).
Il manque un point central dans la pensée de Badiou : celui de la pensée de la réalisation, et, pour préciser, d’une pensée complète de la réalisation.
Avec plein de « désastres obscurs ».
Mais Badiou est un incurable « affirmationniste », un militant à l’ancienne, qui continue de penser que les processus de réalisation « se réalisent finalement ».
On retrouve là l’opposition de Badiou et d’Agamben, sur la question de la souveraineté (reprendre notre analyse de La Voie Pauvre, LM 186).
Et c’est la raison pour laquelle nous avons introduit Agamben comme « médiateur » dans notre analyse de la révolution Grothendieck.
Badiou est un philosophe positiviste, en ce sens qu’il pose, que de l’événement à l’être, à la réalisation, il y a une ligne d’immanence ; certes cette ligne peut être « corrompue », mais la corruption est pensée comme secondaire.
En reprenant Beckett, son auteur fétiche, Badiou nous dit : essayer, essayer encore, rater, rater encore, rater toujours plus, pour réussir enfin.
Badiou réintroduit la téléologie, même si la fin est déplacée « tout à la fin », et n’est pas déconstruite en termes de « l’illimité » : essayer, essayer encore, essayer toujours, pour rater toujours.
Badiou ne pense pas la corruption ; sinon comme un « délai désagréable » qui ne peut mettre en cause, finalement, le processus de réalisation.
La corruption n’est pas pensée comme une question essentielle, à soigneusement théoriser, et, non pas, à écarter comme difficulté empirique. Le thème habituel des « effets involontaires des actes volontaires » n’est pas abordé. Et si, toute « volonté » se retournait en « désastre involontaire » ? (Parlez-en à Elon Musk !)
Pour le dire autrement, l’axiomatique de Badiou est incomplète.
Nous avons bien la dualité Réel / réalité ou événement / être, mais l’agencement de « la dialectique tronquée » de cette dualité est peu ou pas explicitée (et pour des raisons « sartriennes », il ne faut pas démoraliser le militant, on ne peut exiger du militant qu’il soit « un surhomme », il faut bien s’intéresser à « sa vie quotidienne »). L’idée de monisme à dualité, avec détermination en dernière instance négative est à peine introduite (sous l’appellation de « désastre obscur »). L’idée de l’échec inévitable des révolutions est, bien sûr, introduite (les événements se dissolvent). Mais n’est jamais pensée comme principe (ou théorème) essentiel.
Badiou est un platonicien, certes hétérodoxe, mais n’est ni néoplatonicien hérétique ni gnostique réfractaire.
Or, ce que contient la pensée mathématique à la Bourbaki, est une analyse de la récurrence inévitable de la corruption ; analyse qui s’exprime, simplement, par la critique radicale et le rejet des « mathématiques appliquées ».
Nous avons donc une position hérétique opposée à celle, classique, de Badiou.
Pour Bourbaki, la thèse 11 de Badiou (voir plus haut) est normative ou nomothétique.
Le rapport de la mathématique à la physique ou à « l’être du monde » est de l’ordre de « l’ontonomie » (ou de l’Éco-Nomie) et non pas de « l’ontologie ».
La réalisation des mathématiques en physique est une opération de réduction.
Où la créativité poétique illimitée des mathématiques est arrêtée, emprisonnée.
La position de Badiou est classique, positiviste, en ce qu’elle repose sur « un prélèvement » dans le corpus mathématique, « prélèvement » ensuite projeté comme supposée « formalisation » du monde. Et, pendant ce temps, la création mathématique continue, hors de toute préhension réductrice (90% des mathématiques « ne servent à rien »).

Nous retrouvons de nouveau la controverse entre Agamben et Badiou sur la souveraineté.
Dans notre vocabulaire, Badiou se place décisivement du côté de « la richesse » ou des formes construites, tandis qu’Agamben se situe du côté de « la pauvreté », de la sécession à la Grothendieck (et, étrangement, les « motifs » de Grothendieck ne sont jamais analysés par Badiou, même si une bête noire de Badiou est von Neumann, l’anti-Grothendieck « absolu »).
On aurait bien du mal à trouver chez Badiou, qui pourtant accorde une importance considérable aux mathématiques (et là, il faut absolument lire Badiou, voir les références sur Badiou dans notre article sur Grothendieck, LM 272), on aurait bien du mal à trouver une quelconque référence au structuralisme critique de Bourbaki (Badiou refusant le fameux « linguistic turn », dont l’une des sources est le structuralisme de Bourbaki).
Disons alors, que Badiou place les mathématiques du côté de l’être ou du système (compréhension du structuralisme au premier degré) quand Bourbaki place les mathématiques du côté de l’événement ou de la création poétique (compréhension du structuralisme au second degré, second degré qui enveloppe la totalité de la construction permanente des mathématiques, cette création permanente que Bourbaki théorise à l’intérieur même des mathématiques – rejet de tout prélèvement spécifique).
Encore une fois, le test ou le symptôme, est l’opposition radicale des mathématiques et des mathématiques appliquées, dont Bourbaki fait un dogme (quasi-religieux).
Et ce dogme conduit facilement à rejeter la thèse 11 de Badiou ; et, ainsi, la conception de la réalisation que martèle Badiou.
L’accrochage (que nous analysons depuis deux pages), le rejet de la conception positiviste des mathématiques de Badiou, entraîne la mise en cause du système philosophique de Badiou.

À partir de ce nouage, sur la liaison mathématique / philosophie (ou sur l’interprétation philosophique des mathématiques) il faut revenir en arrière.
Et critiquer quelques concepts de Badiou :
La différence événement / être est analysée incomplètement.
Ce qui rejaillit sur la question de la réalisation de l’événement.
La réalisation n’est pas pensée strictement comme nomothétique.
Ainsi la mathématique n’est pas ontologique, mais ontonomique. Et on voit parfaitement dans ce cas que la projection réalisée (les mathématiques appliquées comme prélèvement) implique une déperdition (par rapport à la puissance créative).
C’est le fameux thème à la Foucault de la simplification (ou de la calculabilité) qu’implique la réalisation (au moyen des mathématiques appliquées).
Aussi l’antagonisme n’est-il pas mis comme élément premier (le conflit semble disparaître, de manière curieusement « idéaliste »).
Découle de tout cela que la question de la corruption, du désastre, est poussée sous le tapis.
Un événement est ce qui arrive et ensuite disparaît (p. 43).
L’épuisement de l’événement, qui est ainsi évoqué, ne semble pas avoir d’influence sur la question de « la fidélité » (qui devient vite « fidélité » à un astre mort ou à un dieu enfui, pris de panique).

C’est tout le thème des « conditions » de la philosophie qui est repenser (comme nous l’avons déjà fait).

Globalement Badiou revendique une défense de la philosophie et de Platon (cependant reconstruit). Alors que cette tentative présente est celle (« marxiste ») d’une science sociale critique incorporant la philosophie comme extension (l’adjonction du Réel, qui implique de repenser « critiquement » les sciences comme étant normatives, comme l’Éco-Nomie).
L’un des traits différentiels entre Badiou et la science unifiée est la question du chaos.
Avec ce thème clivant, nous pourrions reparcourir toutes les conceptualisations de Badiou (introduites juste avant).
Repenser le Réel comme dynamique désastreuse de destitution ;
Repenser la réalisation comme antagonisme, guerre, colonisation (tous ces thèmes « marxistes » ou « opéraïstes » que Badiou n’aborde pas ; sabordant sa pensée de « la militance ») ;
Repenser le nomothétique de la réalité comme « force d’occupation », etc.

Encore une fois, la pensée des mathématiques par Badiou consiste en une extraction (de style positiviste) DANS le domaine mathématique.
Il reste à penser le domaine lui-même.
Et passer de l’idée de mathématique comme science du multiple (et génératrice de structures) à l’idée de mathématique auto-réflexive.
Maintenant, mobiliser les mathématiques pour critiquer « l’ontologie de l’Un », pourquoi pas ? Tant qu’on reste dans le registre critique ou apophatique. Mais la différence nette mathématique (être) / poésie (événement), cette différence posée par Badiou doit être déconstruite : c’est une différence intenable (que critiquait toujours Jean Dieudonné).
Sitôt que l’on envisage le corpus (entier) des mathématiques, donc comme langage auto-réflexif (dont l’objet est lui-même), et non pas une extraction ou une exploitation, la différence mathématique / poésie, création à vide, disparaît.
Disons alors, contre Badiou, les mathématiques sont poésie (construction langagière).
Les mathématiques attestent de la puissance Réelle ; et non pas de la « puissance de l’esprit à forcer la langue à dire ce qu’il est impossible de dire » (notons que les thèmes de la force, du forçage, de l’enforcement, sont symptomatiques du « volontarisme affirmatif » de Badiou ; mais il manque toujours la moitié des explications).
L’affirmation, par Badiou, de « la puissance de l’esprit à forcer la langue à dire ce qu’il est impossible de dire » (p. 43), outre qu’elle remet en jeu la différence métaphysique entre « esprit » et « langue », sert à justifier un volontarisme (contradictoire avec l’anti-humanisme du reste des écrits de Badiou – mais, peut-être, est-ce le volontarisme de « la dernière volonté », la dernière volonté de « la fidélité éternelle »).
Et Badiou de continuer : cette puissance de l’esprit permet de dire que les vérités sont universelles parce qu’elles sont fondées sur des événements.
Les vérités sont au-delà des lois ontologiques des mondes dans lesquels elles apparaissent.
Déconstruisons l’analyse : (1) il y a de l’événement, la puissance Réelle, (2) cet « impossible » (au-delà du possible) peut cependant s’exposer ou se dire (dire ce qu’il est impossible de dire), (3) mais, comme toujours (pour une réalisation), ce dire est une mise en forme ou une mise en pli (forcer la langue), (4) mais cette mise en forme, cette réalisation (disons poétique) permet d’affirmer une nouvelle vérité sans « perdition » ou biais, (5) nous sommes alors ramenés à la thèse du fondement (les vérités, qui sont des réalisations, sont fondées sur les événements).
La confusion du Réel déterminant (par DDI) négativement et d’une sorte de réalité d’arrière-plan définie comme « fondement » conduit Badiou à une rechute métaphysique.
Rechute qui se conclut :
« Le résultat de l’événement est la réalisation, à l’intérieur de l’être, du processus qui porte l’apparition d’une nouvelle vérité ».
Retour, en cercle, au début des Miettes 7.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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