Liban : Pour un instant, nous avons vaincu le régime

Joumana Talhouk

paru dans lundimatin#254, le 14 septembre 2020

Les obsèques
Le Samedi 8 août. Nous marchons dans le cortège des funérailles des victimes du crime qui a eu lieu au port de Beyrouth. Une marche de colère, de tristesse et de vengeance. Nous lisons les noms des victimes, puis scandons « traitres sont ceux qui tuent leur propre peuple » et quelques hela hela ho [1], avant d’arriver à la place des Martyrs. Nous marchons entre les bâtiments détruits, nos pas balayant le verre brisé. Nous brandissons les noms des victimes et aussi ce slogan qui est la revendication ultime : « Justice pour les victimes, vengeance contre le régime. » Nous sommes des centaines, des milliers, je ne sais plus. Nous marchons d’un pas rapide pour rejoindre la foule au centre-ville.

C’était la première fois depuis les festivités du 22 novembre, jour de l’indépendance, que je vois autant de monde sur la place des Martyrs. Je ne m’y attends pas. Ni aux tentes qui ont repris leur place au centre, ni aux haut-parleurs et aux discours sur les estrades. Étrange panorama. Je ne m’attends pas à retrouver tout cela après l’explosion. Je ne m’attendais à rien. Depuis le 4 août, j’ai perdu toute capacité à prévoir, à envisager l’avenir. Le août à 18h08 précisément. Les funérailles me l’ont confirmé. Il n’y avait pour moi ni présent ni futur, nulle cohérente désormais.

Déballe et partage

Avant même d’arriver à la place, le jeu « du chat et de la souris » a déjà commencé. Il avait commencé à 17h, à peine quatre jours étaient passés depuis la destruction de notre ville. C’est ainsi que le régime a choisi de répondre au désastre. Je n’ai pas de force. J’aurais voulu laisser libre cours à mon chagrin, faire le deuil. J’aurais voulu un peu de silence, une trêve, après des jours passés à balayer les verres brisés et à organiser ces funérailles. Je m’éloigne alors des gaz lacrymogènes, me retire jusqu’au parking, y trouve refuge. Je suis là, allongée à même le sol, à quelques mètres à peine des affrontements avec la police anti-émeute dans la rue du Sérail.

Nous tentions comme à notre habitude de prendre d’assaut le parlement.

Quant à moi, je ne suis pas prête pour la bataille. Le masque anti-corona ne suffirait pas à me protéger des gaz lacrymogènes, je n’ai ni lunettes, ni gants, ni casque. Il y a à peine quelques minutes, un jeune homme nettoyait une flaque de sang sur le sol : « Ils viennent de tirer à balle réelle sur une fille ! Ils l’ont butée alors qu’elle n’avait rien fait ! » Je ne comprends pas. Je ne veux pas y croire. Je ne suis pas encore prêt à la confrontation. Je m’allonge à même le sol, la tête sur la jambe de mon ami, et je regarde le ciel bleu. Tout a explosé mais le ciel est intact.

Nous restons ainsi près d’une heure, jusqu’à ce que le gaz nous atteigne, nous les « pacifiques ». Les lignes de démarcation arrivent à notre hauteur. Nous nous levons et commençons à reculer. Je me réveille. Je comprends. Que celui qui avait était épargné par l’explosion allait le payer cher ici, sur cette place, quelques jours à peine après le crime. Je crie, nous crions, nous sommes des milliers à crier cette éternelle rengaine : « Le peuple exige la chute du régime ». Je crie, crie, crie. L’écho de nos voix atteint les cieux. Si dieu existait, il aurait fait chuter le régime ce jour-là.

La police anti-émeute menace, les manifestants lancent des pierres.

Je ramasse des pierres dans tous les recoins du parking, sous les arbres, dans la rue principale, puis, m’approchant de ceux qui gardaient les premiers rangs, je leur tends les pierres. Je remplis mes poches et mes bras de pierres et je les partage comme ma mère offrirait des gâteaux à ses invités. Me alors revient cette chanson de El-Rass et Felix Snow : Ali Chaib, déballe et partage.

Je me rapproche avec les autres, vers la rue qui mène au Sérail. Les bombes lacrymogènes tombent par dizaines. Leurs brulures sont différentes de celles auxquelles nous étions habitués. Mes larmes coulent, j’ai le souffle court. Je tourne la tête dans la direction opposée à celle du vent et je marche d’un pas tranquille jusqu’à un coin éloigné du parking.

Là-bas, un groupe d’amis me porte secours. Oignons, yaourt et mouchoirs. Je me lave le visage au yaourt et me sens tout de suite mieux. Le yaourt est un antidote contre le gaz, c’est la leçon du jour.

Victoire

Je ne sais plus comment le temps est passé, comment la bataille s’est développée. Soudain, la police anti-émeute est devant la Mosquée Al-Amine, en face du parking où nous sommes planqués. Quelque chose de tout à fait inattendu a lieu alors, un cri : « Butez-leeeeeeeeeees ! » Nous l’entendons tous et nous attaquons. Des dizaines, des centaines, des milliers d’entre nous, je ne sais plus. Nous courons d’un seul corps vers les forces de l’ordre, les criblant de pierres. Des rafales de pierres. « Butez-leeeeeeeeeees ! » Et nous l’avons fait. Nous les avons attaqué de toute notre colère, de toute notre rage, de tout notre désespoir, de toute notre tristesse, tous accumulés, les forçant à reculer, cachés derrière leurs boucliers, leurs casques et leurs armures. En quelques secondes, ils ont battus en retraite, vers la rue du Sérail, et à ce moment précis nous les avions vaincus.

Pour un seul instant, nous avons vaincu le régime.

A cet instant-là, tout bascule. Nous sommes invincibles désormais. Le champ de bataille se transforme en festival et nous battons le fer de nos pierres pour clamer notre victoire, en chantant encore une fois « Le peuple exige la chute du régime » et quelques hela hela ho. Les confettis se mettent alors à pleuvoir sur nous, des fenêtres du ministère de l’économie sous la forme de papiers blancs, lancés par les manifestants qui ont pris d’assaut le bâtiment. Des documents officiels virevoltent dans l’air, comme ces petits bouts de papiers colorés qui voltigent lors des fêtes du nouvel an. Même le ciel n’est plus le même. Il est enfin nôtre.
Nous célébrons leur annihilation, et notre renaissance.
La chute du président

La photo du président est venue couronner la fête. Elle nous est apparue, dans son cadre élégant, du haut de l’une des fenêtres du ministères qui donne sur la place. Cette même photo que nous pouvions voir dans les administrations publiques, celle du président dans son beau costume, souriant. Elle avait été arrachée du mur et plantée là, sur le rebord de la fenêtre. La dernière apparition du président à son trône. 1, 2, 3 ! Et le président est défenestré. Comme ça, en un instant, il tombe.

Son sourire explose sur le bitume. Il nous arrive, éclaboussé de verre, mais ce verre-là ne fait de mal à personne. Les manifestants se ruent aussitôt pour écraser sa figure au sol, pour déchirer la photo, pour la brûler.

Tirs amis

La prise d’assaut du ministère de l’économie nous a revigoré. Nous applaudissons, chantons, hululons. Nous oublions un instant le parlement, la police anti-émeute et le gaz. Mais la peur est là, guettant notre gaité au tournant. Un incendie se déclare soudain dans l’un des étages inférieurs du bâtiment du ministère. Les manifestants sont dans les étages supérieurs. Nous crions : « Descendez ! Il y a le feu ! » Ils répondent de leur élan révolutionnaire : « Montez ! » J’étais toute admirative de la mission qu’ils s’étaient donnée, libérer le ministère, mais me revient en mémoire l’incendie qui s’était déclaré le 17 octobre dans l’un des chantiers du centre-ville et qui avait couté la vie à deux ouvriers syriens.

Pendant de longues minutes, nous crions : « Descendez ! » et ils répondent : « Montez ! » Ils ne veulent pas nous entendre. D’une seule voix nous hurlons : « Incendie ! Incendie ! Incendie ! Incendie ! » Peut-être ainsi voudront-ils enfin comprendre. Au milieu de notre émoi, ce spectacle me fait rire. Enfants, ne jouions-nous pas à un jeu similaire ?

Enfin, le mégaphone est là et un jeune homme explique de sa voix amplifiée que le bâtiment est en feu, qu’ils doivent descendre. Les visages disparaissent des fenêtres. Une autre partie de gagnée.

Le coucher du soleil

Nous parvient la nouvelle de la prise d’assaut du ministère des affaires étrangères, et d’autres ministères. Nous apercevons un autre incendie, pas loin de l’immeuble du journal Al-Nahar. Les blessures se multiplient parmi les manifestants, parmi eux des amis. J’avais vu beaucoup de sang au fil des heures, mais je ne sentais plus rien. Je me disais : « C’est un spectacle tout à fait normal au cours d’une bataille. » J’avais oublié alors, au milieu de ces affrontements, que nous étions là dans cette place pour pleurer les victimes de l’explosion de Beyrouth, que nous avons nous-mêmes été épargnés et qu’être massacrés par le régime n’avait rien de normal. Un ami me dit, nos corps au repos contre le capot d’une voiture garée devant l’édifice de « l’œuf » : « Bientôt ça va barder, au coucher du soleil. »

Quelques minutes après 20h, une amie arrive avec le kit préventif complet, celui que je lui avais commandé il y des heures maintenant. Elle arrive tout juste à la tombée du jour. J’étais enfin prêt. J’enfile le premier masque, puis le deuxième. Je mets le casque. Je mets les lunettes protectrices. J’enfile le premier gant, le deuxième. « Je vais te prendre en photo », me dit-elle. Je prends les trois sauts et je marche vers le cœur de la bataille.

Les bombes lacrymogènes sont de plus en plus abondantes, les manifestants de moins en moins nombreux.

Certains donnent des coups de pieds au bombes, dans la direction de la police anti-émeute, d’autres les arrosent d’eau pour les éteindre. Nous créons un système improvisé, un jeune homme dont je ne connais pas le prénom et un autre qui se présente comme Mahmoud. Il me dit : « Écoute Joumana, tu les éteins avec le saut et moi je les ramasse. » Et nous faisons cela, du mieux que nous pouvons. Je cours après les bombes, l’un d’eux jette de l’eau sur la bombe et Mahmoud court après moi qui porte les sauts. Nous répétons l’opération une, deux, quatre fois… Jusqu’à ce que l’air soit embrumé de gaz, que les bombes déferlent de partout, et que de chacune sort une dizaine. Soudain, le jeune homme de l’eau disparait, Mahmoud disparait, la manifestation disparait et je reste seule avec mes trois sauts.

Je regarde derrière moi et je vois, à quelques mètres seulement, un mur de policiers anti-émeute qui s’approche. Je laisse les sauts et les bombes et je cours. Je cours et cours dans la direction qui me semble la plus juste, parce qu’en réalité je ne vois rien. Je cours en sautant de gauche à droite, sachant pertinemment qu’une seule balle en caoutchouc à cette distance-là pouvait être fatale. Un autre régiment de policiers anti-émeute apparait à ma droite. Je cours de toute mes forces jusqu’à atteindre l’ambulance garée dans la rue principale. Je ralentis le pas, je marche désormais. Les bombes n’ont pas cessé un instant de tomber.

Des heures après le début des affrontements, la place est désormais vidée.

La bataille est terminée.

Le siège

Je m’arrête sous le pont du « Ring », j’y croise une autre amie. Devant nous, un régiment de l’armée libanaise. Derrière nous, une tempête de gaz lacrymogènes. Je tente de reprendre mon souffle. Peut-être que les manifestants reviendront prendre d’assaut la place ? Une bombe tombe entre les rangs de l’armée, la foule applaudit. Pourtant, le message est clair : il n’était plus question de revenir sur la place.

Mais alors, par où sortir ? Nous marchons vers Ashrafieh, vers la rue Tabaris. Là-bas aussi, des dizaines de manifestants et de manifestantes, et devant eux au croisement des dizaines de membres de l’armée, sur leurs gardes.

Je ne sais pas ce qui s’était passé ici quelques minutes auparavant, mais une attaque violente contre les manifestants se déclenche soudain. Chaque membre de l’armée empoigne celui qui n’avait pas réussi à prendre la fuite, le frappant avec un bâton ou une arme à feu, lui donnant des coups de pieds sur le crâne, l’insultant et l’humiliant. Je cours donc pour venir au secours de l’un d’entre eux. J’entends les cris de douleur qui échappent à leurs bottes, alors que l’un d’eux dit : « C’est bon, Patrie, laisse-le ! » Ils s’interpellent entre eux comme ça aussi, « Patrie » ? Je suis stupéfaite.

Je tire un jeune homme de sous leurs corps, et je sens un coup de pied dans la taille. « Dégage d’ici avant que je ne t’éclate ! », crie « La Patrie » en me menaçant de son bâton. Je crie : « Alors laissez-nous partir ! » Un autre militaire me murmure doucement : « Allez-y, fuyez… » Sur son visage, de l’inquiétude.

Nous réussissons à nous enfuir avant que les cailloux de l’un d’entre eux ne nous atteignent. « Ils ont tué un soldat !!! Ils ont tué un soldat et vous osez encore marcher dans la rue ?!! » Qui l’a effectivement tué ce soldat et surtout, qui a tué la centaine de victimes de l’attentat du port de Beyrouth ? « La Patrie » ne se sent pas concerné.

Nous empruntons un escalier non couvert dans un bâtiment au coin de l’intersection, un escalier qui relie une ruelle à la rue principale. J’entends une femme qui court près de moi dire : « Si seulement nous n’avions pas peur d’eux !!! » Mais nous avions peur. Et s’ils ouvraient le feu ? Nous ne voulions pas mourir au croisement de Tabaris.

Fuyant l’armée. nous nous réfugions dans l’entrée d’un immeuble. Je suis séparée de mon amie. Une bombe lacrymogène est lancée au-devant de nous. Le gaz nous poursuit donc partout. Nous sommes pris au piège. Dans la rue principale, les membres menaçants de l’armée. Nous sommes dix personnes, coincées dans l’entrée d’un large et luxueux bâtiment aux larges baies vitrées entièrement brisées. Il ne nous reste plus qu’à attendre. Alors nous attendons.

Une demi-heure plus tard, les médias arrivent et la brutalité prend fin. Des gens se regroupent à nouveau, une femme s’approche pour nous dire : « Vous pouvez sortir, il y a beaucoup de monde maintenant ! » Nous sortons. Je demande à « La Patrie » : « Est-ce que je peux traverser la rue sans me faire tabasser ? » Il me fait un signe de la tête : « Vas-y. » Je marche à l’ombre d’un photographe étranger et je traverse la route sans encombre.

Beyrouth sinistrée

Je marche dans la ruelle qui mène à la rue Gemayzé. Je suis abasourdie. C’est une rue détruite, abandonnée, totalement sombre. Nous sommes une dizaine à marcher ainsi en silence, dans l’obscurité, entre les ruines des maisons. L’odeur du gaz et les cris des affrontements emplissent nos sens. C’est à cela que ressemble donc une guerre ? Un silence absolu, une obscurité aveuglante, le retrait du champ de bataille après la défaite, vers un quartier sinistré détruit, le fantôme d’une ville qui un jour fut. Il n’y a nulle part où fuir désormais. Ils ont tout détruit. Nul refuge désormais, aucune rue, aucune maison, au lit, aucun rêve qu’ils n’ont pas fait exploser.

Je marche le long de la rue Gemayzé, le clair de lune qui se reflète dans les nuages, avec d’autres, certains que je connais, d’autres pas, mais tous vivants un choc collectif succédant à celui du 4 août : le choc du 8 août. Le crime après le crime. Au cas où nous avions un instant douté que l’explosion du port n’était pas destinée à nous tuer, les attaques du 8 août ont balayé nos doutes.

Je marche dans la rue sinistrée Gemayzé, pour arriver à la rue sinistrée Mar Mikhael, en route vers mes amis. Je les retrouve enfin. Je suis en sécurité.

Je pleure tous les jours, car me reviennent l’instant de l’explosion et la terreur vécue en attendant de savoir que tous ceux que j’aime sont en vie. Je pleure parce que leurs corps sont intacts. Je pleure parce que des centaines d’autres n’ont pas été épargnés, que des des milliers et des centaines de milliers ne vont pas bien. Nous n’allons pas bien. Et nous n’irons pas bien tant que cette guerre persiste. Nous devons triompher, sinon c’est la mort qui nous rattrapera, dans nos rues et nos maisons, jusque dans nos chambres à coucher. Et nous méritons de vivre.

Joumana Talhouk

Chercheuse et activiste libanaise

Publié dans Al Joumhouriah

Traduit de l’Arabe par Carine Doumit

[1Hela, Hela, Hela Hela Ho, Gibran Bassil kes emmo. Chant populaire scandé lors des manifestations libanaises qui ont commencé le 17 octobre 2019 et dont les paroles explicites sont adressées à Gebran Bassil, beau-père du président de la république Michel Aoun et chef du parti du Courant Patriotique Libre.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :