États-Unis : « La révolte éclipse tout ce que le monde a à offrir »

Idris Robinson et Gerado Muñoz

paru dans lundimatin#291, le 10 juin 2021

Au mois de septembre dernier, alors que des manifestations continuaient de se dérouler aux États-Unis suite à la mort de George Floyd, nous avions publié une traduction d’une intervention (depuis Seattle) d’Idris Robinson : « Comment ça devrait pouvoir se faire ».

Nous traduisons maintenant un entretien avec le même Idris Robinson (cette fois mené par Gerardo Muñoz et publié initialement dans la revue chilienne Disenso).

Idris Robinson est un jeune penseur afro-américain dont la réflexion parcourt les évènements d’un pays traversé par une guerre civile aux multiples fronts. La publication de son texte, en juillet 2020, « How it might should be done”, a clarifié bien des choses en pensant à travers les lignes de tension surgies du meurtre de George Floyd, l’intensification répressive du Trumpisme, les formes capillaires de protestations, l’expansion des « hinterlands » (des no man’s land entre la ville et le monde rural) et la nouvelle hégémonie technico-spatiale des métropoles. Dans cet essai, doté d’une force poétique et d’une véritable passion analytique, Robinson lance une discussion encore ouverte aujourd’hui, à savoir : qu’impliquent les conséquences de ce qu’on peut appeler avec Nicole Loraux et Giorgio Agamben une guerre civile qui surpasse à la fois les anciens paradigmes politiques de l’autorité et les médiations entre l’État et la société civile ? Reprenant cette ligne de réflexion théorique, il l’applique à la filiation historique concrète du conflit qui a conduit à l’abolition de l’esclavage dans son pays de naissance, mais n’a jamais réussi à abolir son omniprésente pulsion thanatopolitique du racisme anti-noir. Évidemment, apparaissent dans cet interstice la question de la destitution et celle des nouvelles formes d’exode en préparation vers une éventuelle vie éthique. Depuis lors, c’est avec les textes de Robinson que nous continuons à lutter dans ce moment sombre de l’interrègne américain.

Robinson est philosophe de profession à l’Université du Nouveau-Mexique où il prépare une thèse de doctorat sur la logique morphologique de Wittgenstein et les travaux d’Enzo Melandri [1] sur l’analogie, mais il a également été une figure marquante du mouvement social suite à l’assassinat de George Floyd. Au cours des deux dernières années, il a collaboré avec ill Will Editions et Red May à Seattle. D’un point de vue plus personnel, je dois dire, qu’à la fin de l’année dernière, certains d’entre nous ont entamé un dialogue avec Robinson dans le cadre d’une conférence sur les « sous-communs » et le pouvoir destituant, sur la relation entre la guerre civile, l’avenir de la destitution et la possibilité d’une transfiguration de la politique contemporaine. Et c’est à la lumière de ces échanges qu’est née l’idée de mettre en ordre certains des thèmes qui apparaissent désormais sous la forme d’une conversation. Il ne s’agit en aucun cas d’un dialogue fini, mais plutôt d’une conversation inachevée où les possibilités de la pensée et le tourbillon des événements se rejoignent dans une époque hors d’elle-même. La version originale de cet échange est parue dans Revista Disensoin (Chili) début mars 2021, et la version anglaise apparaît ici pour la première fois sur Tillfällighetsskrivande [et donc en français sur lundimatin].

Gerardo Muñoz : Idris, merci pour ce dialogue sur le moment présent en Amérique. Je suppose qu’un point de départ pertinent pourrait être la guerre civile en cours. C’est un problème qui vous intéresse depuis un certain temps. Certes, cette guerre civile ne voit pas s’affronter nécessairement deux camps « familles », comme on le pense parfois dans la tradition politique. A notre époque, cette guerre civile se déroule aussi à l’échelle de la légalité (une « surlégalité » comme je l’ai appelée récemment), mais elle a tous les ingrédients de la forme stasiologique : mobilisation totale ; fragmentation ; reconfiguration et déploiement de l’appareil policier (formations armées, cybernétique, pédagogie) ; et le déclin croissant du principe de l’autorité moderne. Nous semblons également voir sous nos yeux l’épuisement du pouvoir constituant et de la « société civile », qui étaient traditionnellement les deux pôles du renouveau du « We The People » [2]. En d’autres termes, nous sommes maintenant dans un moment que nous pourrions qualifier de destituant. Quelles sont les possibilités qui s’ouvrent, si, effectivement, on peut caractériser ce moment comme celui d’une destitution en cours ?
Idris Robinson : Je pense que vous avez raison de qualifier les événements récents aux États-Unis en termes de guerre civile. En effet, Dimitris Chatzivasileiadis [3] a, de manière assez éloquente, bien résumé la situation actuelle, lorsqu’il écrit : « Après des siècles d’esclavage, la conscience qu’une guerre civile n’a cessé de se dérouler refait surface massivement. Cela avait été réduit au silence aussi longtemps que l’un des deux camps, les tyrans, avait le pouvoir d’éradiquer sa mémoire…

Mais au moment où cette conscience redescend dans la rue, toute la mémoire, toute l’histoire de classe jaillit comme un volcan. Pour cette raison, j’ai beaucoup apprécié votre intervention théorique dans l’émission Cuarto Poder [4], car je veux insister sur la nécessité de penser véritablement la guerre civile, malgré les réticences intellectuelles qui pourraient prévaloir.

Par conséquent, ce que l’anthropologue Nicole Loraux a démontré de manière convaincante en ce qui concerne la signification du terme grec stasis - qui ne désigne pas seulement la guerre civile, mais peut également être compris comme un conflit de factions, une lutte de partis ou une sédition - s’applique à l’expérience américaine autant qu’aux expériences de vie collective du monde classique. C’est-à-dire que la guerre civile reste un élément constitutif liant la structure même du politique aux États-Unis, et c’est précisément pourquoi elle est constamment soumise à des niveaux variables de répression au sein de la conscience historique du pays. J’oserais même dire que la guerre civile et la race ont le même statut en Amérique : les deux constituent un noyau inaccessible et traumatisant que la nation doit éviter pour le bien de sa propre existence.

Par ailleurs, je reconnais qu’il existe un lien fondamental entre guerre civile et pouvoir ou potentiel destituant, mais je ne suis pas prêt à préciser les enjeux de cette relation avec le degré de rigueur qu’exige le problème. Tout au plus, je peux dire que mon point de départ commence avec certaines des formulations de Giorgio Agamben sur le sujet. Je considère donc la guerre civile comme un rapport de forces qui entraîne mutuellement une politisation de la sphère privée et une dépolitisation de la sphère publique ; ouvrant ainsi une zone d’indiscernabilité entre l’oikos et la polis, la vie domestique et civique. Dans le cadre américain, on commence déjà à voir comment le dépassement abolitionniste de la blanchité implique une fracture de la famille, puisque militer pour la cause de la libération noire tend à correspondre à un abandon de la lignée de la blanchité. Le récit souvent répété et plutôt banal qui nous a été transmis selon lequel la dernière guerre civile était un affrontement « frère contre frère » commence à prendre une certaine épaisseur historique, lors même que ces conflits commencent à se rejouer dans le moment présent, brisant le silence autrement plus gênant qui régnait auparavant autour des tables de repas blanches américaines. De même, la plantation peut être appréhendée comme une maisonnée, où certaines formes de violence libidinale ont été déployées afin de maintenir le travail obligatoire. Pourtant, il est évident, aujourd’hui, que la nation au sens large, dans son ensemble, assume nombre des relations qui étaient autrefois investies dans le système des domaines. Ainsi, il est possible de définir le pouvoir destituant comme ce qui se déplace pour rompre le réseau relationnel de liens familiaux et politiques englobé par l’État (suprémaciste blanc américain).

En outre, je voudrais souligner à quel point il est révélateur de voir les différents spécialistes de la pensée d’Agamben minimiser ou dissimuler la centralité conceptuelle qu’il attribue à la guerre civile maintenant qu’elle toque à leur porte. À mon avis, leur abnégation défensive est liée à un thème que Mario Tronti [5] a mis en avant dans son essai de 2005 « Per la critica della democrazia politica », mais qui a également été exprimé dans son entretien bien connu sur le thème du pouvoir destituant : Après tout, la démocratie, c’est toujours « De la démocratie en Amérique » ; et les États-Unis ont toujours exporté la démocratie par la guerre… En réalité, c’est après l’époque des guerres civiles européennes et mondiales que la démocratie a vraiment triomphé. Et la démocratie a finalement été décisive pour la victoire de l’Occident dans la dernière guerre, la guerre froide. Contrairement à ce que l’on entend souvent, en particulier dans les milieux progressistes, je nie que dans la phase actuelle nous serions en train d’expérimenter la centralité de la guerre. Il me semble que cette insistance actuelle sur le rapport paix-guerre est tout à fait disproportionnée. Toutes les guerres se déroulent aux frontières de l’empire – sur ses failles critiques, pourrait-on dire – mais l’empire vit en son sein une paix nouvelle, même si je ne sais pas si elle aussi durera cent ans. C’est dans cette condition de paix intérieure et de guerre extérieure que la démocratie, non seulement ne prévaut pas, mais connaît un triomphe retentissant.

Maintenant que la Pax Americana a pris fin et que l’ordre mondial néolibéral s’effondre sur lui-même, ses détracteurs les plus acharnés deviennent ses plus ardents défenseurs et se terrent dans les cercles intellectuels afin de préserver leur confortable fauteuil installé au cœur même de l’Empire. Au contraire, j’insiste sur le fait que la ligne correcte à tenir est que leur chaos est notre paix, leur confusion notre raison…

Vous avez évoqué beaucoup d’éléments importants et je suis particulièrement intéressé par la façon dont vous envisagez la question de la stasis comme processus d’incision et de fragmentation (du lien familial, de l’idéal de blanchité, mais aussi de la matrice sociale), et évidemment, en disant cela, vous faites implicitement allusion au problème séculaire de la violence. Ou peut-être pourrions-nous parler d’une nouvelle « culture de la violence ». Bien sûr, à l’époque révolutionnaire moderne (disons du jacobinisme à la guérilla des années 60-70), la violence était comprise comme un mécanisme d’investissement sacrificiel du sujet politique, ce qui, de mon point de vue, expliquerait ses limites et son insuffisance. Autrement dit, la violence révolutionnaire moderne serait piégée dans l’entéléchie sacrificielle de la liturgie chrétienne. Or désormais, on ne peut plus parler d’une « avant-garde politique », de sorte qu’à ce stade une nouvelle forme de violence peut survenir en dehors du durcissement de la subjectivité, cette forteresse de l’humanisme. Dans votre texte « How it might should be done  » vous abordez cette question de manière originale et allez jusqu’à parler de la tactique du renard. Le renard sait toujours comment générer des stratégies, car il sait quand reculer et quand avancer. C’est le mouvement de l’anabase. J’ai trouvé cela curieux, et que vous l’ayez pensé sous forme de fable n’est pas mineur. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la façon dont vous envisagez cette autre dimension de la violence ?
Comme on le sait, il s’agissait d’une référence à l’affirmation de Machiavel selon laquelle deux bêtes - le lion et le renard - doivent faire corps dans un seul et même Prince afin d’obtenir les faveurs de la vertu et de la fortune en politique. D’une part, le lion peut vaincre le loup, mais tombe négligemment dans le piège du chasseur ; tandis que, d’un autre côté, le renard est assez astucieux pour éviter le piège, mais succombera à la place au loup. Du point de vue de la politique révolutionnaire, les deux sont exigés : le lion représente la force pure, la violence et les masses dans un effet d’essaim irrésistible ; tandis que le renard représente la subversion, la capacité de saper le pouvoir sans assaut frontal.

Dans mon discours, j’ai conçu le piège comme la spectaculaire représentation déformée de la révolte liée au meurtre de George Floyd comme une sorte de non-événement pacifique. Récemment, les comparaisons faites dans les cercles progressistes entre la rébellion et ce qui s’est passé au Capitol le 6 janvier sont devenues un élément récupérateur supplémentaire de ce discours. En fait, je dirais que les illusions que l’Amérique libérale entretient sur la violence et la race ont atteint des niveaux qui reflètent les fantasmes de la droite radicale sur Q-Anon. Dans l’ensemble, je considère tout ce qui est associé à l’intersectionnalité, à l’identité et à la politique des privilèges plus ou moins comme le même genre de piège dans la façon dont il empêche tout changement significatif. Puisque ces obstacles sont devenus si omniprésents, il faudra toute la ruse sournoise du renard pour les contourner.

Il est clair qu’aujourd’hui l’important est d’affirmer ce que nous appellerions la dimension de « l’événement » au-delà des formes et des subjectivités. Et il me semble que c’est à cela que vous faites allusion dans votre lecture de l’instinct animal en politique. Peut-être que seul le renard est à même d’attaquer par surprise un événement situé dans le monde. Dans ce sens, je voudrais soulever une question qui me semble insuffisamment explorée : vous semble-t-il que l’on puisse penser l’irruption de la révolte en dehors de sa forme proprement « politique » (l’insurrection, le tumulte, occupation d’un espace autonome), et donc comme mouvement d’attaque contre l’ennui et l’immobilité ? Un de nos compagnons de route parle de la « fiesta » comme d’une révolte contre la vie quotidienne, plus proche de l’amitié que d’une mobilisation de l’activité politique directe. Le pouvoir cherche aujourd’hui à articuler une provocation et un épuisement dirigés contre le corps. Ne vous semble-t-il pas que le dénuement est aussi une intuition vitale, presque psychique, contre l’ennui de toute sujétion à la vie ?
Dans l’histoire moderne de la révolte, il est possible de situer à la fois la figure sacrificielle et la figure carnavalesque. Par exemple, Saint Just et Netchaïev sont, clairement, des incarnations du premier. Tandis que la séquence révolutionnaire de 68, mettant l’accent sur la fête ou le festival, a cédé la place à la domination de ce dernier. Je pense que l’un et l’autre se sont révélés défaillants, chacun restant prisonnier d’une dialectique de va-et-vient qui ramène finalement à l’État. Leurs lacunes peuvent être mises en évidence par l’analyse de Walter Benjamin du droit positif et naturel dans son essai « Critique de la violence ». D’une part, le sacrifice considère négligemment l’individu comme un simple moyen vers une fin justifiée ; d’autre part, le carnaval, au contraire, met l’accent sur les moyens hédonistes tournés vers une fin cohérente dans le plaisir personnel. Les deux étant désespérément imbriqués dans le cadre juridique des moyens et des fins, ce siècle appelle à une nouvelle configuration de la connexion entre le manque, le désir et l’agencement.

La meilleure suggestion sur laquelle je suis tombé a été le récit de Rodrigo Karmy [6] sur la figure du martyr dans son interprétation du Spartakus de Furio Jesi [7] : Spartakus. Simbologia della rivolta. Du fait de ses premières expériences dans le Mai parisien, Jesi a lui-même observé ce que quiconque a déjà plongé dans la fièvre de la révolte peut attester : les insurgés d’une rébellion entrent dans un rapport nouveau et différent avec le temps. Plus généralement, Jesi conclut que la véritable révolte provoque toujours une suspension du temps historique, de sorte que les acteurs engagés dans l’événement sont incapables d’en connaître ou d’en prévoir les conséquences. Il s’ensuit que la révolte implique nécessairement une perturbation de toute justification rationnelle qui pourrait rapprocher les moyens et les fins, car il est impossible pour l’insurgé de calculer les étapes d’action qui pourraient coupler les premiers aux seconds.

Le schéma paradigmatique du martyr prend de la substance par son immersion totale dans la révolte, l’individu devenant à la fois inconscient et incapable de concevoir les ramifications de ses actions en dehors du moment insurrectionnel présent. C’est-à-dire qu’en raison de la nature excessive de la révolte, il ou elle ne peut plus être dérangé.e par les normes de bien-être physique, psychologique ou financier promues par le statu quo. Comme le dit Karmy, le martyr fait le pari d’un surplus de vie qui dépasse toute raison subjective ou objective. En considérant ce pari, il devient clair que c’est une erreur fondamentale de même tenter d’identifier le martyr avec l’ascétisme, le renoncement et le sacrifice.

Au contraire, Karmy explique dans « Intifada : Una topología de la imaginación popular » (2020) : « En osant se révolter, risquer sa propre personne en fonction de l’incalculable intensité de l’insurrection implique de tisser un lien à l’intersection entre mythe et propagande politique, l’éternité d’un temps immobile et la contingence de l’histoire. » Pour cette raison, j’aime souligner que, d’une part, la tradition religieuse tend à comprendre le martyre comme un don. Pour notre propos, nous pouvons penser qu’il s’agit d’abandonner une chose de moindre valeur pour quelque chose d’autre d’une valeur infiniment plus grande : un jugement selon lequel l’implicite humanité et l’expérience vécue de la révolte éclipsent en effet tout ce que le monde a à offrir. D’autre part, le martyr cherche à habiter pleinement cette suspension du temps, figeant le bref éclair de la rébellion, pour atteindre, ainsi, une sorte d’immortalité séculaire. De cette manière, la mort de Rosa Luxemburg était un choix pour rester à jamais dans la vérité de la révolte authentique en évitant la fausseté lâche de la social-démocratie. De même, Michael Reinoehl [8] a envisagé les possibilités surgies au cœur de la rébellion liée à la mort de George Floyd comme tout à fait supérieures à toute cette folie plastique sans valeur que les États-Unis d’Amérique colportent à leurs citoyens.

C’est vraiment émouvant quand vous évoquez la révolte comme une force qui peut éclipser le monde, quelque chose qui élève vers le ciel étoilé une image qui ne peut jamais être appropriée ou gouvernée. Ce regard lointain du haut du ciel est le seul qui puisse nous rendre quelque chose de transformateur pour nous permettre d’habiter une autre terre. Cependant, en regardant vers le bas, nous voyons se déplier une nouvelle métamorphose du pouvoir. Que ce soit au travers de l’Octobre Chilien, des Gilets jaunes, ou des insurrections hétérogènes à travers l’Amérique latine, on voit que la métropole s’est imposée aujourd’hui comme une topologie de reproduction du « The world of life ». Aux États-Unis, on le sait, apparaît ce que Phil Neel [9] a appelé le « hinterland », un no man’s land qui, de par sa condition anomique, fragmente la séparation entre la métropole et son extérieur. Je voulais vous interroger à ce sujet : étant donné l’hégémonie de la métropole dans l’organisation spatiale nord-américaine (New York, San Francisco, Chicago, Silicon Valley), seriez-vous prêt à admettre que la métropole est aujourd’hui le centre à partir duquel le dénuement s’intensifie ?
Il y aurait beaucoup à dire, mais je ne suis capable d’aborder que quelques points. Pour commencer, je pense que vous avez raison de souligner l’importance des hinterlands, comme vous l’avez fait dans votre recension de la récente étude de Jason E. Smith, et en particulier en ce qui concerne le soulèvement de l’été dernier aux États-Unis. J’ajouterais également que « Fire on Main Street : Small Cities in the George Floyd Uprising » de Shemon, Arturo et Attitcus nous fournit une analyse éclairante de ce phénomène.

En ce qui me concerne, je constate depuis quelque temps maintenant cette « banlieueification » des villes américaines. Après des décennies d’un processus de gentrification extrêmement violent, j’ai été témoin de certaines tendances dans le déplacement de membres de ma famille et d’ami.e.s. Ce qui est de la plus haute importance, c’est que cette prolétarisation de la périphérie a laissé son empreinte sur un certain nombre de révoltes qui ont retenu mon attention au cours de la dernière décennie. Par exemple, j’ai d’abord remarqué une sorte de changement lors du soulèvement lié au meurtre de Kimani Gray, puisque l’absence d’une ligne de métro directe vers le centre de Manhattan a donné au quartier Flatbush de Brooklyn, où il s’est produit, un certain niveau d’autonomie. Bien sûr, le cas classique s’incarne dans le soulèvement de Fergusson de 2014. Pourtant, l’impact des banlieues et des petites villes était vraiment visible pendant l’été chaud de l’année dernière.

D’un autre côté, les villes américaines ont presque unanimement souffert d’une très forte concentration de capitaux, notamment dans la finance, les assurances et l’immobilier. En conséquence de quoi, elles ont été transformées en véritables friches culturelles. Cela a une dimension anthropologique profonde, où l’animal citadin a intériorisé les pires aspects de la société bourgeoise ; et ses pensées, ses sentiments, ses goûts et ses comportements sont devenus des expressions homogènes de ce vide. Cela invoque dans l’imaginaire certains fantasmes de prolétaires, venus de l’extérieur, encerclant, siégeant et pillant le centre-ville. Nous avons vu un peu de ça l’été dernier, mais j’espère que le soulèvement lié à la mort de George Floyd n’était que la bande-annonce cinématographique d’un prochain long métrage.

Pour conclure, permettez-moi de terminer par une question sur la séquence qui s’ouvre après BLM et l’insurrection autour du meurtre de George Floyd : est-il possible de penser à d’autres logiques discontinues de cette énergie ? Rodrigo Karmy, que nous avons déjà évoqué, a parlé d’une rythmicité de la révolte, comme une manière de prédire la durée de l’événement mais pas nécessairement son avenir ; c’est-à-dire la penser en dehors d’une unification du mouvement (logique hégémonique), ou d’une seconde phase de type « institutionnelle » qui se traduit par l’intonation des rythmes en un processus d’administration et de redistribution sociale. À mon avis, cela pose la question de savoir comment libérer les fragments du conflit de ce que j’appelle une ouverture post-hégémonique. En tout cas, comment envisagez-vous ce problème au regard de la prochaine phase ?
Après l’accession de Trump à la présidence en 2016, j’ai renoncé à faire des prévisions. Quelles que soient les assurances auxquelles les Américains pensaient autrefois pouvoir s’accrocher, on ne devrait pas, désormais, s’en moquer autrement que comme Dave Chappelle et Chris Rock l’ont fait dans ce célèbre épisode post-électoral de Saturday Night Live. Cependant, et plus sérieusement, cette volatilité imprévisible indique les conditions de la crise et leur profondeur. Tout ce que je peux dire, c’est qu’avec tant de tumulte sous les cieux, la situation est, en effet, excellente…

[1Philosophe italien

[2Premiers mots de la Constitution américaine

[3Dimitris Chatzivasileiadis : militant illégaliste grec. Condamné par contumace suite au braquage d’une agence de pari sportif dans la banlieue d’Athènes

[4Programme d’investigation de télévision péruvienne.

[5Philosophe et homme politique italien. Considéré comme l’un des fondateurs de l’Opéraïsme théorique.

[6Philosophe chilien

[7Historien italien

[8Militant antifasciste américain. Il s’était désigné comme l’auteur des coups de feu ayant tué un fasciste à Portland en 2019

[9Géographe américain

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