Faire résister la connaissance

Essai de gnoséosophie 9
Fred Bozzi et Bernard Aspe

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#502, le 30 décembre 2025

Les « Scientifiques en Rébellion » savent bien que pour « résister au désastre » écologique, dixit Stengers, produire des connaissances ne suffit plus. Aussi sortent-ils de leurs laboratoires pour hurler la nécessité de changer la façon dont l’humanité participe au monde naturel. Nous les entendons mais, pour faire porter leur message, nous voudrions à notre tour indiquer la nécessité de réintégrer les connaissances scientifiques à une perspective de vérité (ce qu’avait certes amorcé Latour – différemment). En visant ainsi le monde naturel par-delà les objets, ils pourront à notre sens effectuer un déplacement méthodologique et politique essentiel, propre à faire effectivement résister la connaissance.

1- La science fait participer collectivement au monde

La science a assurément une fonction sociale. Certains lui ont confié la mission de travailler au bonheur de tous les individus, au moins de contribuer à leur santé [1]. Il semble même possible de dire qu’elle a une vocation sociale : en plus de satisfaire au besoin vital de connaître le monde pour y survivre, ou y vivre du mieux qu’il est possible, elle augmente en effet la participation collective au monde, la participation au monde en collectivité. C’est tout à fait évident quand on considère la prétention à l’universalité inhérente aux sciences dures, en premier lieu la physique générale. L’universalité des lois de Newton ne relève certes pas de l’universalité des Jeux Olympiques, elle est moins festive et engageante, mais il faut noter qu’il y a plus d’anti-Jeux Olympiques que de Platistes anti-Newton. Autrement dit l’adhésion au discours scientifique est plus proche d’une universalité concrète.

Ainsi participons-nous collectivement au monde via la science. Que veut dire en l’occurrence « participation » ? Le terme désigne le fait de constituer une partie du monde – sur un mode actif : il s’agit de faire partie du monde, y prendre part, voire faire sa part (plutôt que d’avoir sa part). Mais il n’est pas question de le constituer de part en part (le « monde » ne se réduit pas à ce que nous en faisons, ni à la façon dont nous le faisons). Ainsi « monde » signifie-t-il « hors le nous » (non pas au proche, trop humain, mais au lointain) autant que « réel ». En conséquence de quoi il faut remarquer que la science nous fait participer à un hors le nous – c’est paradoxal.

La connaissance scientifique rassemble d’ailleurs d’autant plus qu’elle se distingue des illusions partagées. Elle se donne comme vérité participante, et a pour vocation immédiate, vocation politique cette fois, de conjurer les formations collectives déconnectées du monde. Et en l’occurrence, le terme « monde » désigne ce qui ne se réduit pas à la collectivité, ou à ce dont elle se sert.

Cette vocation politique de la connaissance semble aujourd’hui prendre la forme de la lutte contre les « fake news ». Ceci implique de diffuser les bonnes informations pour lutter contre les énoncés de la pure communication, où ce qui est donné pour vrai n’est que ce qui se diffuse le mieux, le plus aisément et le plus largement (et qui se déresponsabilise du lien au « monde », à ce qui n’est pas strictement réductible à la collectivité reliée par l’information). Certes, la science fonctionne aussi sur le mode de la communication, mais il y a toujours par elle participation au réel – à un « hors le nous » qui ne soit pas « hors sol ».

Comment cette lutte est-elle conduite ? Par la constitution des « faits » (non pas seulement des « dires » – ses énoncés se fondent sur le monde dans le sens où ils « correspondent » au monde). La science, c’est ainsi « faits » contre « fake ». Le complotiste, lui, raconte des histoires pour ne pas regarder la réalité en face ; séduit par la mise en récit, il suit la pente du désir de sens : il n’accepte pas les discontinuités, épouse les biais de confirmation et d’intentionnalité, totalise, voire téléologise (il met du sens en fonction d’une fin posée a priori). A l’inverse, la science prouve et a souci de représentation (en plus de la signification) ; elle accepte les discontinuités, les objections constantes, les doutes…

A quoi il faut ajouter que l’activité scientifique ne consiste pas seulement dans une collecte vérifiée et réajustée des faits : elle inscrit en effet les « faits » dans une perspective plus large (par exemple, Galilée ouvre à l’héliocentisme au-delà des observations des étoiles et de la lune). Autrement dit elle permet un lien au « monde » en tant qu’horizon dépassant l’ensemble des faits. Cet ensemble est saisi à même une « vision du monde », comme disent les scientifiques [2].

Disons même, dès lors, que la science a une vocation écologique. Car plus que nous faire participer au « monde », les scientifiques veulent nous faire participer au « monde naturel ». Qui cela ? Les écologues bien sûr, mais aussi les climatologues qui nous parlent du réchauffement, les biologistes qui indiquent la baisse de la biodiversité, les épidémiologistes qui étudient la santé publique, et aussi les météorologues, les géologues, et même les chercheurs en sciences humaines [3]. Comment font-ils ? Ils proposent une vision du « monde naturel ».

Prenons en ce sens l’exemple de la climatologie : quand certains climato-sceptiques pointent une zone ou une période de froid, les climatologues expliquent ce froid et l’intègrent dans un ensemble de connaissances qui montrent que la tendance est au réchauffement climatique, que celui-ci a des causes humaines, et qu’il y a des conséquences néfastes pour les humains et pour le monde naturel. Les scientifiques du climat s’activent pour faire participer le public à une vérité – ils constituent pour ainsi dire une vérité participante (quel que soit le % de marge d’erreur), et cette vérité participante relève d’une certaine vue d’ensemble.

Certes, le public non scientifique ne comprend pas vraiment leurs articles (il ne les lit d’ailleurs pas), mais il se comporte souvent en fonction des résultats des recherches – en confiance, il participe depuis la vulgarisation scientifique [4]. Et ce type de participation se retrouve dans les discours publics : en insistant sur les catastrophes climatiques par exemple, les médias font en effet sens commun. Et plus encore, cette participation se retrouve au niveau des luttes écologiques : une figure de l’opposition aux mégabassines dit même que « la science est le liant de la lutte ». On a rarement vu pareil consensus…

2- Mais il y a aujourd’hui une crise de la participation collective au monde via la science

Plus qu’une participation aux données et aux faits, la connaissance méthodiquement produite est censée permettre une participation au monde en connaissance de cause, par conséquent une activité commune et partagée (alors que les illusions partagées sont censées restreindre l’engagement collectif dans le monde). Or aujourd’hui, les scientifiques montrent que le monde se réchauffe et que cette tendance va s’accentuer, que la biodiversité s’effondre, mais le public, gouvernant.es compris.es, ne participe pas vraiment et largement à cela. Mieux : la connaissance produite ne permet pas de modifier la participation humaine au monde, et qui pourrait changer la situation dans la mesure où elle a une influence sur ce qui est étudié.

Cette situation constitue assurément une « crise de conscience ». Un symptôme en est que les un.es et les autres ressentent encore un certain plaisir de la connaissance alors que ce qui est connu est dramatique. Voici venu le cauchemar du scientifique : le public connaît avec plaisir ce qui devrait sérieusement l’engager. Pire : plutôt que mobiliser, connaître permet seulement de disqualifier les autres, ceux qui sont censés délirer, au nom de la possession du « réel ». Or si le dénigrement des ignorants constitue certes une force de cohésion sociale, cette cohésion est précisément détachée de la participation au monde. Autrement dit la connaissance scientifique, plutôt que d’y faire participer, écarte désormais du « monde naturel ».

A quoi s’ajoute le fait que le public semble parfois, plus encore, tourner le dos à la science. Il relativise, et va parfois jusqu’à remettre en cause la priorité écologique. A preuve : suite aux inondations d’octobre 2024, les habitants de Valence ont tendance à dire « nous d’abord » avec l’extrême droite espagnole (contestant ainsi la priorité accordée aux éléments naturels et aux êtres vivants – au hors-le-nous) [5]. Il y a une certaine perte d’autorité de la science, a minima un malaise dans le public averti.

Il faut dire aussi qu’il en va d’une crise de la connaissance. Les scientifiques se demandent en effet : pourquoi la connaissance est-elle ignorée ? Ils ont même parfois l’impression d’empiler les informations, collecter des faits, non plus ouvrir au monde et y faire participer [6]. Alors que leur culture du « fait » est censée aller contre le régime de la pure communication et des informations superficielles, ils craignent ainsi de contribuer à alimenter l’immense système d’information qui nous héberge, et qui remplace le « monde ».

Il en résulte un certain désarroi chez les scientifiques : à l’impression d’accumuler les connaissances sans porter de vérité participante, de lien au monde qui engage la collectivité, s’ajoute une perte de confiance. Ils se sentent inadaptés (dans le même temps où des ignares arrogants gagnent en popularité), presque coupables (d’autant que le cynisme lié à un éventuel enrichissement ne les rend pas aussi aveugles que les agents qui administrent la catastrophe en cours). En un mot ils se sentent coupés d’un public qu’ils avaient vocation à détourner de la coupure au monde. Ils savent qu’ils n’assument plus leur vocation politique : faire en sorte que la collectivité se forme à même une participation au monde.

On comprend donc mieux leur tentative de résistance : en France, depuis 2020, ils se proclament « Scientifiques en Rébellion » [7]. Ils cherchent ainsi à interrompre le cours normal des choses par l’activisme écologique, fait d’actions spectaculaires (contre l’A69 et la construction d’un méthaniseur au Havre, contre l’extractivisme et les mégabassines, contre l’utilisation massive des pesticides et l’élevage intensif, contre une exploitation pétrolière en Norvège et la marchandisation des pôles) et de prises de position manifestes (soutien aux Soulèvements de la Terre et à des activistes en procès, dénonciation du rôle protecteur de la police, de l’obscurantisme d’extrême droite et des médias des milliardaires).

Ils hurlent dans la rue pour rappeler la nécessité du changement dans la participation collective. Ce n’est d’ailleurs pas en se séparant complètement de leur activité de production de connaissances, puisqu’ils avancent en savants engagés. Pour annoncer leur livre, ils écrivent en effet que « face à la gravité de la situation, la neutralité scientifique vole en éclats. Il est de la responsabilité des chercheuses et des chercheurs de s’engager pour que le fruit de leurs travaux contribue à changer les politiques et les imaginaires » – ils défendent ainsi « la liberté d’engagement des scientifiques », « l’engagement ouvert et transparent plutôt qu’une neutralité mal définie » (Raison d’être, Valeurs et principes). A la limite, nous pourrions dire qu’ils espèrent faire participer au monde en affichant la connaissance d’une autre façon.

A quoi il faut ajouter qu’en plus de renoncer à la neutralité, ils doivent renoncer à un certain confort de la disqualification – voire au confort du mépris. Les écologues ont en effet, longtemps, moqué les écologistes. Ils arboraient un sourire en coin, à l’Université, chaque fois qu’était évoquée la façon de voir des activistes, manifestement déformée par des aspirations politiques. Ils voulaient dire : « ici, c’est du sérieux ». Or les choses ont changé : après avoir appelé à « sauver la recherche », ce sont les scientifiques qui descendent désormais dans la rue, et clament la nécessité de sauver la planète – en vertu de leurs connaissances [8].

Le problème, c’est que malgré leurs efforts les « Scientifiques en Rébellion » ne provoquent pas le changement espéré – la participation au monde naturel n’a pas massivement changé. Ils multiplient les actions, obtiennent quelques victoires (certes précieuses), mais la tendance est à la défaite : le cours normal des choses va inexorablement du business as usual jusqu’à l’horizon de la guerre… Autant dire que le malaise grandit à mesure que la rébellion se révèle presque aussi inefficace que la production de connaissances.

On peut donc dire que les scientifiques participent à leur tour à une situation qui hante depuis longtemps les militants écologistes. Et le seul avantage de cette situation tragique, à notre avis, c’est qu’elle pousse à formuler clairement la question suivante : comment les scientifiques peuvent-ils et elles agir pour le changement écologique ? C’est précisément à cette question que nous voudrions apporter des éléments de réponse.

3- Pour faire à nouveau participer au monde en collectivité, il faut changer la science

Pourquoi une telle inertie dans la participation humaine au monde naturel ? Réponse tautologique : c’est à cause des habitudes. Le problème n’est pas mince : nos habitudes répondent à un besoin fondamental, mais elles ont le défaut de nous rendre aveugles, et inclinent à nous croire « chez nous » dans le monde. Cercle vicieux : nous avons besoin d’habitudes pour vivre, mais ces habitudes sont précisément ce qui nous fait perdre le sens du monde. Or pour mieux l’habiter, il faudrait continuer de considérer le « monde » pour lui-même, c’est-à-dire comme un « hors le nous ». Autrement dit : pour éviter de confondre « nous » et le « monde » en l’habitant, il faudrait pouvoir « déménager ».

Ce n’est certes pas aisé. Car l’inertie liée aux habitudes vaut au niveau politique : les processus historiques semblent devenus automatiques, l’espace public un foyer qui reproduit les dominations, la politique un simple lieu social où l’on se comporte et où l’on se fait à tout. Bref : sur la place publique, en plein monde naturel, la chaîne des habitudes vaut pour chaîne de causalité.

Quelle solution pour sortir de cette inertie ? Une chose est sûre, c’est que la prise de conscience ne sera pas suffisante. La prise de conscience constitue certes une prise de recul sur la situation, mais ce recul peut relever de la simple négativité ou, à l’inverse, constituer un poids qui, plutôt que mobiliser, alimente l’inertie.

Si le changement requis doit passer par la pensée, au moins cette pensée doit-elle s’autoriser à juger : interrompre le cours normal des idées (des opinions jusqu’aux connaissances) en assumant de l’énoncer en public. C’est un acte, et c’est effectivement ce que font les « Scientifiques en Rébellion ». Mais, nous l’avons déjà dit, la simple disqualification des ignorants et autres complotistes est assez inutile. Pour changer les choses, il faut aller plus loin dans l’agir.

Voilà pourquoi certains penchent pour une solution purement pratique : ils invitent à tisser d’autres relations et à trouver une solidarité nouvelle avec la nature, à organiser différemment la société, à valoriser d’autres usages… Rien de particulièrement nocif, mais nous voudrions rappeler (après beaucoup d’autres, Latour compris) que la connaissance fait désormais partie du monde, et qu’elle a un rôle important dans la façon de faire collectif. Autrement dit que si le besoin d’agir plus se fait sentir, il ne peut être aujourd’hui question de le faire en oubliant le rôle de la connaissance (ce que n’oublient pas les « Scientifiques en Rébellion », puisqu’ils s’avancent en savants quand ils hurlent dans la rue [9]).

Pour sortir de l’inertie en question, il faut agir en prenant en compte le rôle des connaissances dans la constitution du monde, des collectifs et des actions. Or le problème, il faut le dire, c’est que la science est une des sources de l’inertie. Au pire, il s’agit en effet pour elle de s’en tenir à disqualifier le complotiste, si ce n’est l’écologiste, voire flatter un public heureux de connaitre ce qui devrait l’épouvanter et le mobiliser... Au moins s’agit-il de montrer les déterminismes sans indiquer comment y échapper. De dire que d’un côté on accède au monde, de l’autre on agit – sans penser le chemin de l’un à l’autre. Voire de s’en tenir à désigner des responsables de l’inaction politique pour conserver sa part – la spécialité de connaître.

Et ceci vaut malheureusement pour les « Scientifiques en Rébellion » : ils reconnaissent certes « le rôle souvent néfaste que la science a joué dans l’histoire de cette catastrophe » [10] (c’est suffisamment rare pour le noter), mais ils ont eux-mêmes tendance à produire des connaissances d’un côté, agir de l’autre, puis à multiplier les constats sur l’inaction politique des gouvernants [11].

Comment sortir de cette impasse ? Voici notre hypothèse : si le changement nécessaire est d’ordre politique (faire participer au monde naturel en collectivité), il est question d’élaborer des vérités politiques. C’est-à-dire que nous pensons que les scientifiques doivent s’intéresser à la vérité écologique. Sous-entendu : malgré leur prétention à formuler des vérités participantes, telles que nous les avons initialement évoquées, malgré la vocation politique des sciences, nous pensons que les scientifiques n’en proposent pas (ou plus).

Il faut en tout cas affirmer qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre connaissances et vérité. Alors que la vérité met le réel à distance, suspend l’adhésion au réel et le devoir d’y adhérer (c’est une épochè) [12], la connaissance scientifique pousse à souscrire à ce qui est (elle est stabilisation d’un énoncé à partir de la variation des paramètres). Alors que la vérité porte sur ce que des sujets peuvent faire de leurs constats, sur le sens qu’il y a à transformer le monde, la connaissance porte sur des faits observables (autrement dit le rabattement du vrai effectué par le schème de la « vérité-correspondance » aura été une gigantesque opération de contention : il fallait faire en sorte que la vérité ne soit pas intrinsèquement politique).

Or on voit bien la difficulté : la science fait comme si elle produisait déjà (ou naturellement) des vérités politiques. Elle laisse croire au public qu’un pouvoir d’action surgit du seul fait de connaitre – ce qui est parfaitement illusoire. Elle laisse entendre que sa vision d’ensemble est une vérité de type politique (or si par exemple l’intervention de Galilée a pu porter une charge de conséquence politique, ce n’est plus le cas aujourd’hui). Pire : elle ne marche que de ne pas avoir conscience de l’absence en elle de vérité, elle ne fonctionne que d’occulter cette vérité.

Evidemment, pas plus qu’il n’est question de nous en tenir à dire qu’il y a du vrai ailleurs que dans la science, il ne s’agit pas pour nous d’opposer frontalement connaissance et vérité. Etant donné, on l’a vu, que la connaissance fait partie du monde auquel il s’agit de participer et de faire participer, la vérité doit assurément concerner la connaissance. D’ailleurs si l’extrême droite arrive au pouvoir, et que le désastre écologique devient plus présent encore, il y aura toujours de la science, et il ne sera pas possible de se dire « on n’a plus le temps d’apprendre des choses, il faut seulement survivre ». A quoi il faut ajouter que pour repérer les effets de coupure, ce qui fait la rupture des futurs programmés, seul point de départ viable du changement, la connaissance est tout à fait utile.

Voici donc : nous pensons nécessaire d’inscrire une vérité au sein de la connaissance. Mieux : nous pensons que l’incandescence de la vérité écologique doit être portée au cœur de la connaissance pour évacuer le risque de se réfugier dans la connaissance. Nous voudrions que soit changée la connaissance de par son intégration à une perspective de vérité [13]. Et en l’occurrence, il s’agirait de constituer une voie par laquelle sujet et monde peuvent être changés. Voyons cela, en commençant par le monde.

4- Pour changer la science, il faut l’ouvrir au monde véritable

Les scientifiques parlent certes du monde. Nous l’avons indiqué : ils proposent une « vision » par-delà la collecte des faits qu’ils conquièrent. Galilée propose par exemple une perspective héliocentrique – de voir que la terre tourne autour du soleil. On pourrait donc penser que les « visions » des scientifiques font office de « vérités ».

Mais parce qu’elles sont provisoires, ces « vérités » n’en sont pas. Non pas au sens où elles sont dépassées parce que la science progresse, plutôt dans le sens où ce qui relève de la vérité change peu à peu de statut : l’effort scientifique tend à transformer la vérité en connaissance. Ainsi la « vision » du monde galiléenne a-t-elle été confirmée par des observations empiriques et assignée à la connaissance, alors qu’elle fonctionnait initialement comme vérité. Avant de devenir la référence censée faire taire toute objection à l’encontre de « la » méthode scientifique, une telle pensée a en effet été indissociable d’une prise de risque – celle qui accompagne la prétention d’avoir découvert un domaine d’objets nouveau, et la méthode qui peut s’assurer de l’existence d’un tel domaine. Mais ce moment de vérité ayant fait ses preuves, la teneur en vérité de la découverte disparut en étant intégrée au circuit des savoirs stabilisés – elle était indissociable de son statut de découverte et de ce qu’elle appelait comme conséquence, à savoir la mise en question et la redéfinition de ce qui pouvait être compté au titre de connaissances. Rappelons d’ailleurs avec Brecht (La vie de Galilée) que si cette teneur en vérité avait une composante politique, Galilée y a lui-même renoncé, ouvrant la voie à l’extériorisation de la science et de la politique qui nous empoisonne encore aujourd’hui.

A quoi il faut ajouter qu’occultant la vérité adjacente à son travail de connaissance, la science tend à objectiver le monde dont elle parle. Rien d’étonnant : puisqu’elle lutte spontanément contre les socialisations séparées du monde par la production méthodique des « faits », la connaissance pousse à s’attacher à des objets et, in fine, à participer à un monde qui n’est qu’une suite d’objets, voire un « Grand Objet » – dixit Merleau-Ponty. Autrement dit : la science tire sa valeur du désengagement subjectif. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il y ait un degré moindre de participation : une vitre s’impose entre nous et le réel (par l’image (tableau, schéma…), la science fait écran).

Cette tendance est assurément accrue aujourd’hui. Car dans la mesure où la science se présente comme une guerre aux « fake news » et à la façon dont celles-ci engagent les collectifs humains, elle peut pousser les scientifiques à ne connaître que ce qu’ils ont produit : étant donné que l’objet est ce qui est le mieux connu, l’objet que l’on construit s’impose a fortiori comme figure de ce qui peut être parfaitement connu. Aussi la science risque-t-elle de faire participer à un monde qui ressemble toujours plus à sa description. Cela signifie que la connaissance ne fait plus participer au monde comme horizon, au-delà de l’ensemble des « faits » et des « objets ». Ainsi de la climatologie par exemple : cette science va certes contre la technoscience (la géo-ingénierie, la transformation supposée maîtrisée du climat), mais ses prévisions, tout droit sorties de l’opération d’objectivation scientifique, vont contre l’irruption de l’événement ; or celle-ci porte sans aucun doute une invitation plus grande à la participation au monde.

Bref : en s’éloignant de la vérité et en objectivant le monde, la science semble entériner l’inertie sociale. Elle vise certes un monde « hors le nous », c’est la force et la noblesse de son effort contre les tendances anthropocentriques, mais pour changer les choses il faudrait qu’elle ne le prenne plus pour « objet » – pour un objet qui serait face à nous, sujets. Pour infléchir la participation collective au monde naturel, il faudrait que la science vise un monde véritable.

Que serait un monde véritable ? A minima ce à quoi les sujets appartiennent. Ce qui veut dire que le monde serait un monde qui passe par les sujets, et duquel ils ne pourraient se séparer à bon compte pour prétendre l’étudier. Il existerait à titre d’horizon réel, inoubliable, par-delà les objets que l’on peut construire pour l’habiter (objets matériels) ou pour le connaitre (objets spirituels).

A partir de là, la science pourrait devenir ce qui cherche à stabiliser les rapports entre les variables, certes, mais à même une ouverture au « monde » qui ne relève pas de l’objectivation a priori – qui est toujours plus que l’objet. Autrement dit la science pourrait devenir étude des détails à l’aune du global, ce qui impliquerait pour elle de ne jamais porter au global l’ontologie du détail (ce qui reviendrait à se réfugier dans la connaissance) [14].

Mieux : la science écologique pourrait devenir ce qui étudie les détails à même l’ouverture au « monde naturel ». Certes, le terme de « nature » porte avec lui le problème de la séparation homme-nature, culture-nature, âme-corps, esprit-espace – les penseurs du vivant l’ont bien montré [15]. Mais en l’occurrence, « naturel » prendrait un autre sens que celui des sciences de la « nature » – où la nature est objectivée : l’expression « monde naturel » signifierait un monde connu dans le détail mais seulement appréhendé en tant qu’horizon global, et qui préexiste à toute étude.

5- Pour changer la science, il faut changer la trame subjective du scientifique

Si la science pouvait ainsi s’ouvrir au « monde naturel », appréhendé sans être connu, en plus d’étudier son objet réel, il nous semble que la subjectivité proprement scientifique pourrait se modeler différemment. Il en résulterait en effet, pour elle, la nécessité de prendre en charge ce qu’elle avait cru confortablement déléguer au manque de sérieux des philosophes et des poètes (incapables de faire des constats et des calculs appuyés sur la constance de la res extensa), à savoir le dépassement hasardeux de la séparation entre sujet et objet.

La séparation moderne sujet/objet permettait certes un gain d’objectivité et de mesure, partant d’impartialité, mais elle n’était pas sans conséquences : soustrayant le point de vue à ce qui était étudié, elle aboutissait d’un côté à la transformation des sujets en objets, par conséquent à une certaine indifférence morale et affective à ce qui était étudié, voire à leur exclusion des réalités estimables [16] ; d’un autre côté, elle aboutissait à une certaine déresponsabilisation, un désengagement.

Or dans la perspective que nous proposons, les sujets scientifiques sauraient qu’ils appartiennent au même monde naturel que les objets qu’ils étudient (sans être obligés de montrer ce qu’est cette égale appartenance en termes de connaissance). Autrement dit la nature étudiée ne serait plus la nature du naturalisme mais la nature habitée. En conséquence de quoi il y aurait plutôt réciprocité, respect, consentement, reconnaissance d’un côté ; humilité, implication, raison de vivre de l’autre.

Ainsi le scientifique ouvrirait-il la voie d’une nouvelle participation au monde. Car si sa quête de connaissances est un acte intérieur, si même la vision d’ensemble qui les accompagne relève pour lui d’une expérience intime, son effort permettrait de partager une appartenance collective au « monde naturel », un engagement commun vers un « hors le nous ». Et réciproquement, plutôt que de continuer à se faire croire que l’accumulation des connaissances change quelque chose, et ainsi rester aveugle à ce que la connaissance ajoute à l’être, le scientifique pourrait assumer d’ajouter un ethos au monde, qui ne consisterait plus à se comporter dans un rapport d’extériorité avec le monde. Autrement dit il serait concerné par la conséquence sans que ce soit sous le mode de la connaissance (non pas qu’on ne puisse pas « mesurer », du moins faire des bilans sur ce qui est apporté par la connaissance, mais l’ouverture à la conséquence n’est pas du registre du prévisible).

En résumé des deux changements évoqués, concernant le monde véritable et le sujet scientifique, disons qu’il s’agirait pour le scientifique d’assumer d’être dépositaire d’une double intériorité : le monde est en lui et il est dans le monde [17]. C’est un vrai changement, car à l’ordinaire, les scientifiques ont plutôt tendance à doubler un autre geste : celui de faire référence au réel et disqualifier l’autre sujet (en tant que source de délire) sous un mode unique, celui de la désignation (c’est pour eux le même geste – sachant, précis – effectué sur deux objets différents). En d’autres termes le « fait » des scientifiques réalise d’une pierre deux coups : faire toucher le réel et aiguiser la lame qui sépare le savoir de l’opinion. Or en l’occurrence, il s’agirait d’abandonner ce geste pour, plutôt, se savoir du et dans le monde. Ainsi pourrait être amorcée une participation à un hors le nous qui ne serait ni objet ni sans nous – qui serait toujours plus qu’objet.

6- Pour résister au désastre, les scientifiques doivent faire résister la connaissance

Stengers l’a dit : il faut « résister au désastre » [18]. Et dans cette perspective, les scientifiques sont assurément en première ligne. Aussi doivent-ils continuer à produire des connaissances dans leurs laboratoires, résister aux coupes budgétaires (recherches climatiques aux USA par exemple), éviter de perdre confiance dans la légitimité et l’utilité de leurs efforts.

Mais nous voudrions rappeler qu’il leur faut éviter de produire des connaissances à l’infini. Faire participer au monde implique de ne jamais se satisfaire de devenir « fact checker » et d’empiler les informations (mêmes vraies plutôt que fausses). D’autant que le délire fasciste et l’irruption de l’IA consacrent le pouvoir du faux et la constitution, depuis ce pouvoir, d’une réalité qu’il est réciproquement possible de connaître à la perfection. Autrement dit il ne pourra être suffisant, pour les scientifiques, de se scandaliser avec la bourgeoisie que les politiques n’aient pas à répondre de la connaissance (eux qui ont la passion de la tromperie pour assurer la gestion du business as usual, eux qui pensent que la démocratie est une hypothèse dépassée). Car il n’y a pas de « sol commun » qui ferait que la connaissance aurait, de toute façon, une efficience.

Mieux vaut donc pour eux éviter d’archiver le désastre, se tourner vers le passé. Et mieux vaudrait, pour nous, qu’ils se tournent vers le futur et la question de la vérité, de la conséquence : nous savons, et alors ? Certes conscients de la nécessité de ne pas braquer les scientifiques, dixit Stengers [19], nous ajoutons ainsi qu’il leur faut faire résister la connaissance. C’est-à-dire qu’en plus de changer la connaissance (l’ouvrir au monde véritable et la faire surgir d’une trame subjective nouvelle), il y a nécessité d’une vraie dissidence scientifique. Or celle-ci n’ira pas sans assumer quelques conflits, y compris internes [20]. Autrement dit nous ne souscrivons pas à l’approche « diplomatique » des penseurs du vivant, qui selon Stengers a été mise en place pour éviter l’alternative « ou bien, ou bien » [21]. Et quand cette dernière écrit que ce n’est plus le temps de la mobilisation, c’est celui de l’attention (pour « résister au désastre » écologique, il faut faire attention aux êtres et aux milieux à même les projets de connaissance), nous acquiesçons mais ajoutons d’emblée que le « sol commun » dont elle parle ne pourra être partagé avec les Etats souverains.

La première chose à faire pour les scientifiques sera en effet de ne plus participer au règne des Etats actuels. Il leur faudra notamment éviter de travailler au crédit du capitalisme cognitif. Au lieu de passer leur temps à se séparer des autres savoirs, des hommes politiques, des idéologues, des philosophes ou des complotistes, mieux vaudrait ainsi qu’ils s’appliquent à se séparer des relais de Pouvoir. Autrement dit il leur faudra assumer une certaine séparation, plutôt que se laisser aller au modèle de la participation universelle, pour réussir à « trahir leur fonction » – dixit Stengers.

Il en va assurément d’un certain anarchisme politique et moral. A quoi s’ajoute que pour faire participer aux vérités climatiques, il faudra qu’ils créent des connaissances qui restent inconnues aux Etats (qui leur soient insupportables même, comme le sont les connaissances des peuples colonisés, et qui restent de l’ordre de l’inconnu pour un colonisateur qui cherche à tout connaître pour parfaire sa colonisation). Ceci implique de changer de méthode – anarchisme méthodologique [22]. Il leur faut en tout cas se rappeler que la vérité est toujours anarchique, dans le sens où elle ne découle pas d’un archè issu du savoir.

La deuxième chose, c’est que les scientifiques doivent participer à la construction d’un espace commun qui n’existe pas encore. Et pour ce faire, il faudrait à notre avis qu’ils s’avancent « sans part » [23] (au lieu de prétendre utiliser à bon escient le pouvoir que la société leur a octroyé) : ne pas intervenir en tant que scientifiques, dont la part réservée est de savoir, ne pas intervenir en tant que savants, mais en tant que non-savants. Ainsi, plutôt que de rejouer la frontière savoir/non-savoir (science/non-science, empirique/métaphysique…) que mobilise constamment l’Etat pour tracer le territoire du raisonnable, mieux vaudra pour eux dilater la frontière savoir/non-savoir.

Disons-le au plus net : si beaucoup sont aujourd’hui prompts à disqualifier l’autre, c’est en vertu de la supposée connaissance de cette frontière savoir/non-savoir. La conséquence en est que plutôt que s’ouvrir au monde naturel, qui est toujours plus qu’un objet, la tendance est à se réfugier dans le savoir de l’objet. En matière de participation au monde hors le nous, c’est évidemment une impasse. Mais il ne s’agit évidemment pas de dissoudre la frontière savoir/non-savoir : celle-ci existe et doit exister. Il s’agit seulement de prendre conscience que la frontière n’est pas claire et connue ; qu’on ne peut la préciser, du moins la tracer de l’intérieur, depuis le savoir. Et aussi, de faire accepter une zone liminaire, par conséquent une mise en perspective du savoir – désormais irréductible à lui-même. Stengers ne dit pas autre chose quand elle écrit que « les scientifiques ne tiennent pas leur existence de la disqualification » et qu’« il faut obtenir des spécialistes qu’ils lient activement ce qu’ils savent et ce que leur savoir, pour être produit, a dû omettre » [24].

La troisième chose, c’est de bien voir que les deux premières actions (ne pas se faire relais du capitalisme cognitif et contribuer aux alliances plutôt que dénoncer les complotistes) seront menées dans un seul et même monde. Autrement dit se séparer du capitalisme ne se fera qu’en s’alliant. Il y a certes deux face à face différents, mais si les scientifiques ne les concilient pas, ils feront comme s’ils n’appartenaient pas au même monde. Il leur faudra donc assurément concilier amour et haine, connaissance et activisme [25].

7- Pour faire résister la connaissance, les scientifiques doivent réfléchir leurs erreurs

Il faut certes reconnaitre que les « Scientifiques en rébellion » vont dans le bon sens, dans la mesure où ils assument une certaine dimension antagonique. Ils veulent en effet « faire reconnaître la contradiction entre l’idéologie de la croissance infinie et la possibilité d’un monde vivable, dénoncer l’écart abyssal entre les engagements affichés et les politiques menées, ainsi que la subordination de l’intérêt public aux intérêts privés ». Ils veulent « s’attaquer aux mensonges et à la manipulation (greenwashing, fabrique du doute...), participer à instaurer un rapport de force avec les entreprises et les institutions pour que des décisions collectives à la hauteur des enjeux soient prises dès maintenant ». Ils veulent « encourager des pratiques et des domaines de recherche et d’enseignement insuffisamment investis pour une société pérenne et équitable ; repérer et dénoncer les recherches néfastes et intimement liées à des politiques de croissance économique sans considération des limites planétaires ». Et ils savent que « l’atteinte de ces objectifs nécessite la confrontation avec certains acteurs qui ont intérêt au statu quo ».

Mais nous affirmons que leur geste ne portera, ne changera la participation collective, qu’à la condition d’amorcer une action nouvelle à même la production de connaissance – dès la production de connaissance et au-delà. Et nous ajoutons que si le geste gnoséosophique a d’emblée consisté à amorcer un changement de la connaissance, signifiant que celle-ci devait inclure le respect, l’humilité, l’ignorance et le silence à titre d’éléments de méthode [26] (au moins pour caractériser la situation de connaissance), cette proposition ne pourra gagner en consistance que si les scientifiques la relèvent eux-mêmes – scientifiques rebelles au premier chef.

Il nous faut en tout cas répéter ici qu’il ne peut être suffisant de croire qu’il faut produire des connaissances, souscrire au dogme du connaître, dans l’idée que la portée des connaissances devra être interrogée après coup. Autrement dit la question de l’efficience des connaissances doit être première, et elle ne pourra être honnêtement posée que dans une perspective de vérité – qui porte sur ce qui doit être, ce qui peut être ou est sur le point d’être.

Et dans cette perspective, justement, un bon point de départ pourra consister à réfléchir les erreurs commises en temps de Covid. Car les scientifiques ont alors assumé de déclarer la Mobilisation générale pour les besoins de la Guerre (régime de l’urgence). Ils ont accepté d’en passer par les Etats (et les Marchés) pour faire participer massivement à une cause collective. Est-ce leurs méthodes qui les ont obligés à agir ainsi ? Est-ce un manque de courage momentané ? Est-ce parce qu’ils ont été contraints d’obéir aveuglement, eux les faiseurs de lumière ?

Notons en tout cas que dans cette épreuve de la confiance, où l’on est passé de la défiance aux chinois, puis aux italiens, puis aux voisins, puis aux vaccins, puis aux non-vaccinés… avant de s’en remettre à l’Etat pour finalement fuir l’épreuve de la confiance (ce qui n’a d’ailleurs pas distendu le lien civique, puisque s’en remettre ainsi à l’Etat a fait lien), la science a perdu de son crédit. Car si les citoyens ont obéi, c’est parce qu’ils ont succombé à la pression et à la peur d’être exclus (ils ont voulu rester en collectivité), non pas parce qu’ils avaient pleine confiance dans les « miracles de la science », ni qu’ils parce qu’ils ont pensé que c’était une bonne participation au monde naturel.

Alors : quelle erreur ont-ils commise ? Nous pensons que l’erreur des scientifiques fut de se laisser aller à prétendre que ce qui arrivait était compréhensible sous le seul angle des connaissances – celles qu’il leur était possible de produire (erreur que les prétendues critiques reproduisirent certes à tout va). Et nous ajoutons que leur faute fut de se taire quand cette erreur fut utilisée à tous les niveaux (du présidentiel au convivial) pour disqualifier des coupables (« les emmerder »). .

Dans cette vaste errance collective, chacun a certes eu sa part. Les membres du public ont remplacé les discussions humaines par les verdicts de la science – chacun se comportant comme il savait, entendu que les autres devaient s’y plier. Quant aux prétendus esprits critiques (celles et ceux qui ont assuré leur confort académique en « compliquant » notre regard sur les sciences – étant accusé.es, bien à tort, d’en faire la critique), ils se sont tranquillement rangés à la science (avouant que leur critique avait été menée pour de rire (le sérieux, c’était finalement la science, puis la science d’Etat, puis la force d’Etat…) – ironie du sort, mais en l’occurrence ce ne fut pas si drôle que cela).

Il ne saurait donc aujourd’hui être question d’en revenir à une confiance ferme et aveugle dans la vertu des connaissances, pas plus qu’à une prétendue critique radicale. Il s’agit plutôt de comprendre, enfin, à quel point notre relation au monde naturel a été définie par la modernité comme relation de connaissance (certes au terme d’une recherche de vérité – cartésienne). Et dès lors, de bien voir que notre relation au monde naturel doit redevenir plus large que nos connaissances, a fortiori plus profonde que celle à laquelle nous invitent les techniques et les objets qui en découlent. Encore faut-il entendre que la vraie question est de savoir ce qui est en train d’arriver au monde naturel – par-delà les objets –, et de comprendre ce qui est en train de nous arriver – moralement et politiquement.

Fred Bozzi
Bernard Aspe

[1Pour le bonheur, sachant qu’il s’agit d’aller à l’encontre du tabou religieux de la connaissance du bonheur et du malheur, voir JS Mill par exemple. Pour la santé, cf Descartes : la science a permis un élargissement de la conscience au-delà des savoirs immédiatement utiles, jusqu’à un savoir de la nature qui permet à l’homme de s’en rendre « comme maitre et possesseur » ; cette maitrise « n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres » (Discours de la méthode, 6e partie).

[2D’où la faculté des sciences à nourrir les imaginaires collectifs : les revues scientifiques nous parlent d’espaces lointains, les télévisons proposent des séries avisées, les cinémas mettent en scène des dystopies très informées…

[3Par exemple David Abram, qui dans Comment la terre s’est tue (La découverte, 2013) expose une étonnante étude du langage : si notre relation au monde sensible s’est dégradée, c’est parce que le passage de l’oral à l’écrit nous a écarté d’une participation ventilatoire au monde naturel. Dans Réactiver le sens commun, Stengers écrit d’ailleurs que « le grand intérêt de l’hypothèse de David Abram est de nous étonner, au lieu de raconter la grande histoire d’un désenchantement progressif qui nous sépare irrémédiablement de nos origines. Animistes nous fûmes, et animistes nous sommes toujours. La participation avec les choses, par quoi elles s’animent et nous animent en retour, n’a pas été interrompue – elle ne peut l’être – mais elle a changé de site. Ce qui nous a pris ne serait autre qu’un rapport de coanimation nouveau, intense, qui aurait surgi entre l’appareil sensoriel et l’écriture alphabétique – la seule écriture qui permette aux mots de s’imposer à nous de manière irrépressible comme autosuffisants, comme « voulant dire » quelque chose » (p184).

[4La difficulté, certes, c’est que ceux qui ont le plus de doutes sont les plus suivis par ceux qui en ont le moins, voire en veulent le moins. A quoi s’ajoute un risque de hiérarchie entre sachants et suiveurs.

[6Voir par exemple, parmi beaucoup d’autres, l’article de la climatologue Lesley Hughes : https://www.terrestres.org/2018/10/14/la-catastrophe-planetaire-est-notre-boulot-quotidien/.

[7Voir le site très fourni https://scientifiquesenrebellion.fr/. A noter en premier lieu, ce qui confirme le propos de la première section du présent article, que les « Scientifiques en Rébellion » prétendent avoir « vocation à défendre l’intérêt général et le bien commun », et ajoutent « que l’éthique scientifique commande d’intervenir dans le débat démocratique pour que les savoirs scientifiques pèsent dans nos choix de société » (Raison d’être de Scientifiques en rébellion, Spécificité). Pour le reste, l’Appel des 1 000 scientifiques, déclaration de rébellion, consiste à « participer aux actions de Désobéissance civile », à « dégager des marges de manœuvre », à « inviter tous les citoyens, y compris nos collègues scientifiques, à se mobiliser pour exiger des actes de la part de nos dirigeants politiques et pour changer le système par le bas dès aujourd’hui ».

[8Il faut croire que les activistes n’étaient pas si naïfs que cela, en tout cas remarquer que ces derniers ont la délicatesse de n’être pas rancuniers.

[9Voir aussi le mouvement Reprise de savoir (en parallèle de Reprise de terre) et les penseurs du vivant (par exemple Morizot qui, après avoir eu tendance à déclarer l’efficience des représentations et de la pensée, dit à l’Université de la terre TV que « la question est de savoir comment passer des connaissances à l’action »).

[10« Raison d’être de Scientifiques en rébellion ». Dans Science et Prudence, Bouleau et Bourg écrivent « qu’il est rare que des scientifiques s’en prennent à la science – c’est pourtant absolument nécessaire » (p174).

[11Dans l’Appel des 1 000 scientifiques, ils écrivent : « nous faisons tous le même constat : depuis des décennies, les gouvernements successifs ont été incapables de mettre en place des actions fortes et rapides pour faire face à la crise climatique et environnementale dont l’urgence croît tous les jours. Cette inertie ne peut plus être tolérée ». « Le mouvement des gilets jaunes a dénoncé l’inconséquence et l’hypocrisie de politiques qui voudraient d’un côté imposer la sobriété aux citoyens tout en promouvant de l’autre un consumérisme débridé et un libéralisme économique inégalitaire et prédateur. Continuer à promouvoir des technologies superflues et énergivores comme la 5G ou la voiture autonome est irresponsable ». « L’absence de résultats de cette politique est patente ».

[12Marx et Moore proposent certes une synthèse, en plus des savoirs locaux, et qui engage le sujet, mais ils ne vont pas jusqu’à la formulation d’une vérité de ce type. De leur côté Bouleau et Bourg, s’ils vont certes p53 contre Latour (qui dit que la connaissance du climat est un problème entièrement politique), en affirmant que le dérèglement climatique est un problème politique mais que les connaissances qui permettent de mener le combat ne sont pas politiques, oublient la nécessité de formuler des vérités, en tout cas ils semblent se délester d’avoir à les formuler depuis la position de scientifiques.

[13Reconnaissons à Latour le mérite d’avoir réinscrit la connaissance dans une perspective de vérité, même si d’aucun peuvent craindre « un lien entre le développement de la théorie des « faits alternatifs » revendiquée par Trump et le travail de sape de la connaissance » (Bouleau, Bourg, Science et Prudence, p49).

[14Stengers le dit autrement : « il faut obtenir des spécialistes qu’ils lient activement ce qu’ils savent et ce que leur savoir, pour être produit, a dû omettre ». Réactiver le sens commun, p35. Cosmopolitique  : « toute simplification a des conséquences désastreuses ».

[15Latour dit en ce sens que le terme « nature » est douteux, et il en tire la conclusion qu’il ne peut faire largement participer à la cause écologique.

[16Dans La crise écologique de la raison, Plumwood évoque une crise du détachement, et note l’exclusion des animaux de la sphère éthique.

[17Nous empruntons l’expression à Jason Moore, mais cette fois-ci pour la faire signifier à l’encontre de la double intériorité propre au développement capitaliste.

[18Résister au désastre (Wild Project, 2019).

[19Stengers, Réactiver le sens commun : « Comment ne pas figer les chercheurs dans une attitude défensive assez compréhensible puisqu’ils se sentent « à découvert », soumis à des impératifs qui les mettent au service direct de la croissance, d’une part, et de l’autre, confrontés à un public que les institutions traditionnelles n’arrivent plus à discipliner et qui semble confirmer leurs pires préjugés ? Comment ne pas se heurter à une inhibition de la pensée qui relève d’une sorte de panique – il faut tenir, il ne faut rien céder, sinon ce sera le chaos » (p113). Il faut surtout prévenir cette réaction : « Vous voyez bien, le relativisme, l’attaque contre l’autorité des faits qui devraient nous mettre d’accord, c’était l’autorisation donnée à la montée de l’irrationalité. Nous avions raison et vous avez permis à un horrible génie de sortir de sa bouteille » (p21).

[20Contre un certain scientisme par exemple, ou contre le retour de la séparation de l’écologie et de l’écologisme une fois les leçons de l’écologisme digérées (cf Sébastien Barot. L’écologie est une science, Belin, 2025). Contre une certaine tendance à se séparer des militants radicalisés (cf Tribune du février 2022, France Info), ou à croire que tout est compatible.

[21Le sens commun. A noter que quand elle invite à ne pas braquer les scientifiques (cf note 19), Stengers récuse de nouveau l’alternative « ou bien, ou bien » : « la situation n’est pas celle d’une guerre où chacun doit choisir son camp. D’une part, nombreux sont les chercheurs qui voudraient travailler à des questions qui soient pertinentes en ces temps de débâcle écologique et sociale. D’autre part, la vision catastrophique selon laquelle « les gens » penseraient que les faits sont de simples fabrications est exagérée » (p113). De son côté, Morizot laisse carrément entendre qu’il y a une essence diplomatique de la science.

[22Sur ce point, voir Feyerabend, Contre la méthode, Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (1975) et Essais de gnosésophie 4 et 5. Il faut certes remarquer que Stengers parle de la nécessité de faire preuve de « tact » dans le rapport aux objets de connaissance : autant dire que si les scientifiques doivent « trahir » leur fonction, ils doivent aussi trahir leur méthode.

[23Voir Rancière, pour qui le sujet politique doit toujours être celui qui n’est pas invité. Pour les exclus de la chose commune, la politique consiste à faire la preuve de leur capacité à y prendre part.

[24Cosmopolitiques, p25 et Réactiver le sens commun, p35.

[25Stengers : « la scission pensée/émotion ou activisme est une fainéantise savamment conservée » (Cosmopolitiques). Voir aussi Gauchir la pensée du vivant, essai de gnéoséosophie 6, 4 L’Inexposé.

[26Voir Essais de gnosésophie 3, 4, 5 et 8.

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