Contre la paralysie virale

« Nous sommes hébétés par les murs qui se succèdent à l’horizon et nous ne décidons rien. »

paru dans lundimatin#278, le 11 mars 2021

Nous sommes cloués par l’inertie, neutralisés par les annonces, par l’attente des annonces, par les annonces d’annonces …

Nous sommes hébétés par les murs qui se succèdent à l’horizon et nous ne décidons rien. Nos espaces de discussions ont été resserrés, restreints, condamnés à une clandestinité de misère. Nous sommes abrutis par nos courses entassés et nos conversations tournent en rond, nous ne parlons plus de politique, mais de masques, de (re)confinement, de couvre-feu. Nos esprits sont englués dans cette marée sourde, figées comme les affiches de films, comme les annonces d’expositions fantômes, fermés comme les salles de concert. Nous ne savons plus contre quoi protester : il y a bien un virus, il est bien dangereux, il y a bien des gens qui meurent et des guérisseurs qui s’épuisent.
Alors...

Je ne sais pas si le passé se répète, si l’histoire n’est qu’un éternel recommencement, mais il arrive que la pensée d’un auteur qui écrit plusieurs décennies avant nous et sur un sujet bien différent, nous aide pourtant à comprendre, et que ses mots deviennent un peu les nôtres. Voilà ce que j’ai lu récemment dans les dernières pages du Monde d’hier de Stefan Zweig ; il est exilé et réfugié à Londres en 1938 et tout le monde attend de savoir s’il y aura la guerre ou non.

« On était assis là à attendre et à fixer le vide comme un condamné dans sa cellule, emmuré, enchaîné dans cette attente interminable, absurde et sans force, et nos compagnons de prison, à droite et à gauche, interrogeaient et conseillaient et bavardaient, comme si un seul d’entre nous savait ou pouvait savoir ce qu’on nous réservait. Et le téléphone sonnait, un ami demandait ce que je pensais. Il y avait le journal et il ne faisait que nous embrouiller un peu plus. Il y avait la radio et chaque langue contredisait l’autre. On descendait dans la rue et le premier que je rencontrais me demandait mon avis, à moi qui n’en savais pas plus que lui, voulait savoir si nous aurions la guerre ou non. Et l’on interrogeait à son tour, en proie soi-même à cette agitation, et on parlait et on bavardait et on discutait, bien qu’on sût parfaitement que tout le savoir, toute l’expérience, toute la prévoyance qu’on avait accumulées, qu’on avait appris à acquérir, n’avaient aucune valeur au regard de la décision prise par cette dizaine d’inconnus, que pour la seconde fois en vingt-cinq ans on se retrouvait impuissant et sans volonté face au destin et que vos pensées cognaient désespérément contre les temps douloureuses. » [1]

Ce que ce texte peut mettre en lumière aujourd’hui, ce n’est pas la justesse de la métaphore guerrière, mais au contraire la relative petitesse de ces choix en suspend dans la main des gouvernements. Non, nos vies ne basculeront pas si un re-confinement se décide, si nous sommes contraints à rester cloîtrés chez nous soir et week-end pour tenter de contenir l’épidémie, comme elles ont basculées le 1er septembre 1939. Ce que ce texte montre surtout c’est que l’opacité de la décision est toujours « prise par cette dizaine d’inconnus » quand nous sommes « assis là à attendre ». Le virus est dangereux pour ce qu’il est, parce qu’il tue ; il est aussi terrible car il révèle notre impuissance. Ce texte nous rappelle et nous invite à penser l’hypocrisie de nos démocraties qui, sous couvert d’un vote ici ou là, contiennent les citoyens dans une impuissance oppressante laissant ainsi prise à l’oppression. Et le pouvoir le sait, changer le mode de décision revient à changer les décisions qui sont prises, et c’est précisément pour cela que tous les grands débats et toutes les conventions citoyennes s’envoleront dans les airs, balayées par un décret ou par un vote à l’Assemblée. D’état d’urgence en état d’urgence nous nous laissons dessaisir de nos pouvoirs, ou nous perdons simplement l’illusion d’en avoir jamais eu. Nous devons pourtant nous défaire de ces poids et retrouver de la puissance d’agir là où nos vies et nos avenirs sont concernés.

Alors…

Nous pourrions jouer avec le système : pirater à notre tour les laboratoires d’analyses pour se faire tester massivement positifs au covid-19, ainsi nous serons peut-être confinés le soir et le week-end mais nous n’irons pas non plus travailler ! Nous pourrions hacker Bercy, décider de ré-orienter l’économie, la ré-enchanter en abandonnant ces secteurs qui de toute façon licencient et en inventer d’autres, en consolider d’autres. Ou nous pourrions nous extraire, nous soustraire à cet Etat qui prend des décisions sans nous, à ces hommes politiques qui font parler les « Français », le « peuple » ; les lâcher, les laisser seuls avec leur peuple imaginaire, avec leur Français fantasmé.

Partons dans les ZAD ouvrir d’autres sociétés ! Alors, oui, nous avons encore besoin des hôpitaux de la sécurité sociale, comme n’importe quel flux d’énergie verte ou de téléphone éthique doit passer encore par les réseaux existants. Mais cela ne peut-être un obstacle : ces réseaux nouveaux seront un jour suffisamment forts pour exister de manière autonomes ! Et peut-être que nous finirons aussi par transvaser le pouvoir de leurs mains à eux, « inconnus » cherchant à préserver des intérêts particuliers, à nos mains à nous pour préserver du commun.

Judith

[1Stefan Zweig, Le Monde d’hier, traduit de l’allemand par Dominique Tassel, ed. Folio, p. 556-557

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