Beyrouth : Maintenant que tout s’en est allé

Jana Traboulsi

paru dans lundimatin#256, le 29 septembre 2020

Il y a des choses que l’on ne comprend que quand le corps les vit. Parmi ces choses, l’absurde.

Un jour de l’année 2005, je me trouvais dans la rue Monot, à Beyrouth. Avec une amie, nous buvions un vin de verre blanc (lapsus gardé intentionnellement) dans une ancienne maison transformée en café, du jazz en musique de fond. Nous parlions de nos amours peut-être. Ce n’est pas ce moment-là, l’instant de l’explosion, qui est absurde, mais celui d’après : quand le silence est revenu alors que la musique continuait, quand les derniers mots prononcés ont fait encore écho en nous, mais sans plus faire sens, quand le vin est resté à sa place, ou du moins le pied du verre alors que les vitres n’y étaient plus, ni les chaises, alors que le joli carrelage était toujours aussi joli. Malgré tout.

Il importe peu, dans cette histoire, de quelle explosion il s’agit. Il y en a eu tant et tant ; pire que l’explosion est l’instant d’avant ou celui d’après. Jamais l’instant même. Le moment où fait soudain sens ce qui vient de se produire, alors qu’il n’en a aucun. Ou bien le moment d’angoisse profonde logée dans la normalité, durant lequel on attend impatiemment le moment d’après : le moment de la délivrance qu’est le moment qui suit l’explosion (celle de l’obus pendant la guerre ou de la voiture piégée durant les périodes sanglantes d’assassinats en série). La peur obsédante, celle de se demander où sera notre corps au moment où tout explosera, quelle partie du corps sera meurtrie, quel membre perdu et qui sera avec nous témoin de cet instant ; qui sera blessé, comment et quel courage aura-t-on pour le ou la soutenir, ou inversement, elle ou lui pour nous soutenir.

Le 4 Août 2020 était différent. Après l’explosion, plus rien n’était à sa place, plus rien n´était « joli ». Un café aussi, une amie aussi — pas les mêmes —, du jus à la place du vin et pas de musique cette fois-ci. Simplement, de nouveau, l’instant d’affolement de ne pas savoir de quoi l’on se protège, d’où vient la déflagration, à quel instant et de quel côté elle pourrait se reproduire. J’essaye d’aller vers l’extérieur du café, mon amie au contraire se réfugie au fond. Le sens commun se perd. Avec tout le reste. Nous sommes des parcelles de logique éparpillées. Démunies, affolées, perdues. Le café est un gros nuage blanc et gris de poussière et de débris, duquel émergent lentement des visages pâles et des corps blessés.

Et dans ces moments pourtant et comme simultanément, il y a quelque chose de très lent, de calme et d’inerte en soi. Comme en contraste avec l’immense force du mouvement qui vient de se produire. Une résistance à la violence de l’instant. Et c’est dans la persistance des gestes de la vie de tous les jours que réside l’absurde. Tenter en vain de trouver mon sac écrasé par la table en fer tordue par l’explosion, et où j’étais assise, comme si sortir avec mon sac à main sous le bras, par la porte démolie du café pourrait ramener ce jour à ce qu’il était supposé être. Me réjouir que l’explosion a surement pour cible l’une de ces ordures qui nous gouvernent. Me rappeler un peu plus tard que nous n’avons pas payé l’addition. Marcher, respirer, penser, regarder. Les choses de la vie d’avant qui existent dans le moment d’après, et malgré ce moment. Cet instant-monstre, innommable.

Me dire aussi, au même moment, avec la même intensité, que rester ici, dans ce pays, ne fait aucun sens puisque je ne sais plus contre qui quoi je me bats ni de qui et de quoi je me protège, mais me dire tout aussi intensément que l’on ne quitte pas un lieu éventré, que cela s’appelle le lâcher, l’abandonner, le trahir, et que quitter une blessure c’est l’ouvrir à jamais.

Le nom des lieux, comme tout geste anodin, est d’un coup empli de sens : le café de l’explosion de 2005 qui s’appelait “time out”. “Time”. “Out”. Le deuxième “Urbanista”, maintenant décombres de toute la matière dont est constituée la ville. Trouver quelques jours plus tard dans ma boîte mail un message envoyé à moi-même ce matin du 4 Août, image d’un graffiti dont le message est le titre même du mail, et qui dit en arabe “Demain sera encore plus merdique”. Tout fait sens alors même que tout sens se perd.

La rue est une scène d’une lenteur quasi figée, un grand nuage de poussière blanc, gris. Je me rappelle y voir deux ou trois personnes (au moins deux sont des hommes) sortant de leurs voitures. D’autres filment. Nous filment ? Se filment ? Les voitures écrasées, les toits des maisons éventrées, les bouts de métal et de pierre partout. Et encore nos visages blêmes, nos corps ensanglantés, tous. Couverts de notre sang mais aussi de celui des autres, éclaboussés. Nous sommes truffés de coupures, de blessures, fentes rouges, humides et brillantes. Toutes créées, nous le saurons après, par des millions de petits bouts de verre, de toutes les fenêtres, de tous les immeubles, de toute la ville, Beyrouth disséminée partout en elle-même par l’explosion.

Nous sommes le 4 Août 2020 à 18h08, et l’on apprendra plus tard que ce sont probablement 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, ou une quantité bien moindre de ce qu’il en reste, stockées dans le hangar numéro 12 du port de Beyrouth depuis plus de 6 ans, qui ont explosé, créant l’une des plus grandes explosions non-nucléaires de l’histoire. Il y a eu une explosion ou il y en a eu deux, trois. Un incendie juste avant, une équipe entière de pompiers envoyée à la mort. Un grondement dans le ciel que nous avons pris pour celui de l’aviation israélienne. Nous n’apprendrons plus rien.

Le 18 Août 2020 dans l’après-midi en écoutant les résultats du Tribunal Spécial pour le Liban (15 ans et 800 millions de Dollars pour mener l’investigation sur l’attentat contre l’ancien premier ministre Rafic Hariri), nous apprenons que nous n’apprendrons rien. Ni de l’explosion de 2005 ni de la présente. Nous le savons, mais cela se confirmera : nous ne saurons jamais rien. Entre la poussière s’effritent nos illusions, nos espoirs, nos horizons entre-aperçus, notre avenir, nos minces croyances en la justice. Tout sonne creux.

J’ai le réflexe d’envoyer un message, puis deux, puis trois, sans réseau pourtant, pour dire que je vais bien. En ce moment précis, je suis persuadée que ce qui est arrivé est tout proche de moi, qu’il a été entendu de loin ailleurs, et que si les nouvelles commencent à circuler, on s’inquiètera pour moi. Je savoure secrètement et intérieurement une victoire : je suis toute aussi persuadée que nous ne sommes que les dégâts collatéraux d’un attentant qui s’avèrera être une victoire pour nous. Que nous payons le prix de la mort d’un seul homme, mais un de ceux que nous ne pouvons combattre autrement.

Ensuite, j’apprendrais que chacun et chacune a cru que l’explosion est arrivée dans son immeuble, dans son village, sous sa maison, dans son quartier. Chaque fragment de la ville l’a vécue comme un épicentre. L’explosion aurait été entendue jusqu’à Chypre. Enregistrée 3 ou 4 sur l’échelle de Richter en Jordanie. Un énorme et terrifiant nuage-champignon rose dessiné dans le ciel indique, pour ceux qui peuvent le percevoir, la source de l’explosion, et pour certains, sa nature. On apprendra enfin que s’il y a eu attentat, il a été perpétré contre nous.

Puisque nous sommes à l’évidence si proches de l’explosion, mais intactes, je suis convaincue que tout le monde l’est. Je ne demande pas de nouvelles de mes proches, j’en donne seulement. Je ne m’inquiète de la blessure ou de la mort de personne. Nous apprendrons, que jusqu’à aujourd’hui il y a encore des disparus, que plus de 200 personnes sont mortes et plus de 6000 personnes blessées ; qu’approximativement 300000 personnes seront physiquement expulsées de leurs maisons détruites. Deux semaines après le 4 Août 2020, des individus succombent encore à leurs blessures, dont un garçon de 15 ans. Pourtant, il n’y a pas de suspects, pas de coupables, pas de condamnés, pas d’investigation. Il n’y a pas de confessions, pas de démissions, pas de visites officielles aux familles sinistrées.

Il y aura des tonnes d’images, de messages, de vidéos, de mots partout sur nos écrans, de campagnes de levée de fonds, de bénévoles dans la rue pour soutenir, fouiller, balayer, reconstruire, refermer des fenêtres et des portes. Il y aura une visite d’Emmanuel Macron, des prises de position, de la colère, des pétitions et leurs signatures, des cris, des insultes, des groupes WhatsApp, des post Facebook, des tweets et des retweets. Beaucoup de gens qui demandent de partout comment on va. Une cacophonie de solidarité. Pourtant, nous n’avons jamais été aussi seuls au monde.

Nous marchons, quittant la rue Gemmayzeh. Je vois des boutiques soufflées par l’explosion, des devantures en miettes, des étalages affaissés sur des vendeurs assis au sol au milieu de tout, les bras las et ballants, le regard vide. J’arrive sur une route principale où j’attendrais l’homme que j’aime et qui m’aime, qui vient me chercher en voiture de l’autre côté de la ville, lui comme tant d’autres créant un embouteillage monstre, lent, inerte et impatient. Il vient me chercher parce que, je le crois, c’est à moi, à nous, de ce côté de la ville, que c’est arrivé. Je porte en mon ventre, ce que l’on appelle la vie : un embryon de 6 mois pour lequel je ne m’inquiète nullement, un calme miraculeux m’habite. Je n’ai pas encore les images obsédantes de bouts de verre aiguisés qui me percent le ventre.

Je ne sais pas encore qu’un homme, que je connais un peu et que j’ai toujours trouvé particulièrement sympathique, passait en moto sur le pont Salim Salam à 30 minutes d’ici, et qu’un bout de verre lui a tranché la veine du cou, et qu’il en est mort une semaine après, alors que moi toute proche de l’épicentre, j’en suis sortie intacte, parce que dit-on, c’est la vie. Alors qu’en réalité c’est la mort, cette chose hasardeuse, injuste, qui défie toute logique. Absurde. Coupable.

Dans cette rue où j’attends l’homme qui m’aime, une fille marche. Je reconnais Alia, et puis non. Elle parle au téléphone, me regarde et puis non, et poursuit son chemin. Ce n’est que quand elle est à trois mètres de moi que nous nous reconnaissons. Elle est en pleurs, elle me raconte que le sol s’est arraché sous ses pieds, que le plafond s’est effondré sur sa tête, que son appartement n’existe plus, mais elle si. Elle pleure et je la prends dans mes bras, mais je n’ose pas trop serrer, je ne sais pas où sont ses blessures. Comment ne nous sommes-nous pas reconnues tout de suite ? L’une de mes plus proches amies, que je connais depuis plus de 25 ans. De quoi avaient donc l’air nos visages ?

Quand je monte en voiture, je n’ose pas parler, de peur que l’émotion ne me gagne, infiltre ma lente implosion. Et puis quels mots ? J’ai déjà dit que j’allais bien et donc plus rien ne compte. Je n’apprendrais que quelques instants plus tard que tout a volé en éclats aussi autour de l’homme que j’aime, à l’autre bout de la ville, que lui aussi va bien (je ne lui ai rien demandé pourtant), et qu’il a couru avec un ami gravement blessé au dos, lui pressant des bouts de tissus imbibés d’alcool, pris en hâte au bar, sur ses blessures ouvertes, vers les urgences d’un hôpital, pour découvrir que l’entrée s’était elle aussi effondrée. Hashem m’indique de ses bras les blessures parallèles sur le dos de Ziad, comme deux fentes où devaient être insérées des ailes, maintenant amputées.

Depuis ce 4 Août, le pire n’est pas pour moi de dormir mais de se réveiller. Le sommeil est un répit qui nous permet de désapprendre ce que nous avons vécu. Entre le sommeil et l’éveil, un infime moment d’ignorance avant que tout revienne à l’esprit tout, d’un coup, comme un coup en pleine face. Cette chose monstrueuse, énorme et pourtant vécue par nos corps, est donc réelle. Si nos morts servaient à vaincre nos ennemis, au moins elle ferait sens, même si elle signifiait aussi la victoire de ceux que nous haïssons le plus, et à mort. Effectivement une guerre est menée, à l’intérieur de laquelle nous n’existons que comme d’encombrants pions, pas mêmes des cibles ou des adversaires de taille. Personne n’a déclaré ni défaite ni même victoire contre nous.

Dans les semaines qui suivront (mais aussi dans les semaines qui précédaient le 4 Août déjà, au cœur de la tragique situation que subit ce pays depuis des mois et des mois), nous parvenons à desceller ce qui est le plus normal et le plus banal de notre vie de tous les jours. On le sait maintenant, on le reconnait, parce que ce qu’il y a de plus ordinaire dans une vie au quotidien n’a jamais sonné aussi faux, aussi absurde. Aucun d’entre nous n’ose, ne sait, n’arrive à demander à l’autre “comment ça va ?”, maintenant que tout s’en est allé.

Texte et dessin de Jana Traboulsi
Texte revu par Carine Doumit

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