Au Chiapas, les peuples organisés face à l’offensive paramilitaire

paru dans lundimatin#259, le 19 octobre 2020

« Résistance sereine, digne humilité, humour jovial et étincelle du regard »
Jérôme Baschet

En 1997, le petit village d’Acteal, dans les montagnes du Chiapas, est attaqué par un groupe paramilitaire. 46 indiens, dont 21 femmes et 15 enfants, sont abattus par machettes et armes lourdes ; l’un des pires massacres du Mexique contemporain, et un symbole du fléau paramilitaire au Chiapas. Ironie morbide : le 3 septembre 2020, l’Etat mexicain reconnaît pour la première fois sa responsabilité dans le massacre d’Acteal.

Le Frayba, une organisation de défense des droits humains au Chiapas, alerte pourtant : « les conditions sont aujourd’hui réunies pour assister à un nouvel Acteal ». La violence paramilitaire - savamment couverte et instrumentalisée par l’Etat - s’est en effet intensifiée ces derniers mois, plongeant les peuples organisés dans une situation complexe et périlleuse. Pour comprendre l’intensification des attaques paramilitaires contre les communautés en lutte, il faut remonter au soulèvement zapatiste et à l’émergence d’une contre-insurrection au Chiapas.

Genèse d’une contre-insurrection

Par leur coup de force de 1994, une entrée en guerre contre l’Etat mexicain et le capitalisme néolibéral, les zapatistes ont ouvert une brèche qu’ils continuent de creuser aujourd’hui : celle de l’autonomie politique, de la reconnaissance des droits collectifs indigènes et de la défense du territoire. Après une guerre de 12 jours contre l’armée fédérale, l’EZLN (Armée Zapatiste de Libération Nationale) surprend son monde. A la demande de manifestations populaires massives exprimant un soutien aux zapatistes mais réclamant une solution pacifique au conflit, L’EZLN initie un cycle de négociations avec le pouvoir. De ce processus de dialogue qui dure 9 ans résulte une double leçon stratégique pour tout mouvement révolutionnaire.

D’une part, cette séquence permet au mouvement de temporiser militairement (la supériorité de l’armée fédérale ne fait aucun doute) tout en déployant peu à peu ses communes autonomes. Pragmatiques, les zapatistes ne s’interdisent pas par principe de discuter avec le pouvoir pour gagner du temps. D’autre part, elle rappelle – aux dépens des zapatistes – l’impasse que peut constituer le jeu politique institutionnel. En effet, en 1996, les accords de San Andrés, négociés entre une délégation de l’EZLN et l’Etat, reconnaissent la spécificité des peuples indigènes ; les observateurs et soutiens zapatistes saluent alors une avancée historique contre l’exclusion et le racisme envers ces peuples. En 2001, une réforme constitutionnelle vide pourtant ces accords de leur contenu. Vécue comme un coup de couteau dans le dos, l’adoption du texte provoque la rupture, nette et définitive, de l’EZLN avec l’État et ses partis.

Comme le résume François Cusset, « l’histoire du zapatisme au Chiapas tient ainsi en trois mots, qui résument les modalités de son rapport avec l’État : contre (pendant douze jours de guerre), avec (neuf ans de tentatives d’accord) et sans (depuis 2003) [1] » .

Après cette rupture, l’heure est donc à la sécession et à la construction d’une autonomie par le fait, matériellement ancrée dans les territoires indigènes et dans tous les pans de la vie sociale : les zapatistes construisent leur système autonome de justice, de santé, d’éducation, de production agricole... En 2003, les zapatistes annoncent d’ailleurs la création de 5 caracoles, centres régionaux de l’autonomie, qui viennent consolider leur système politique.

Ce système est organisé autour de trois échelons : les communautés ou villages rebelles, les communes autonomes (municipios) et les caracoles. Les communes autonomes représentent l’échelon de base, au sein duquel on prend collectivement les décisions du quotidien. Elles regroupent parfois plusieurs dizaines de villages. Les caracoles, sur une échelle plus régionale, naissent pour donner une nouvelle dimension à l’auto-gouvernement. Au travers des Conseils de bon gouvernement (Juntas de buen gobierno), les caracoles coordonnent les communes autonomes et l’ensemble du processus d’autonomie. Ils tranchent aussi les litiges entre habitants, entre communautés, et se chargent des relations avec l’extérieur (alliés, institutions etc).

A rebours des guérillas guévaristes d’Amérique Latine, les zapatistes s’emploient à changer le monde sans prendre le pouvoir, pour reprendre les mots de John Holloway. Sans prendre le pouvoir, et sans en reproduire ses travers intrinsèques. Les décisions sont prises en assemblées puis mises en application par des représentants accomplissant une charge (« cargo »). Ces représentants ont un mandat rotatif, révocatoire et non-rémunéré. Ils retournent à leur vie ordinaire sitôt leur mission accomplie. Par un système complexe et construit pas à pas, en prenant le temps de la décision et de la concertation entre les trois échelons (villages, communes, caracoles), le zapatisme élabore une forme de démocratie réelle au sein de laquelle on évite soigneusement toute spécialisation et professionnalisation - donc toute séparation des représentants avec la communauté.

Maison de la Junte de bon gouvernement, caracol de Oventik. Photo : Laurent Perpigna Iban

En réaction au développement d’un système parallèle à ses propres institutions, le pouvoir mexicain poursuit de son côté sa guerre de basse intensité pour détruire le tissu social et les processus d’autogouvernement. Cette dernière articule une double stratégie, un double visage : « balle de sucre et balle de plomb ».

D’abord, des programmes d’assistances économiques - pour le logement, la production agricole, l’éducation notamment - et autres pots de vins des partis liés au pouvoir viennent habillement semer la division au sein des peuples organisés. Famille par famille, village par village, les partis et élus locaux tentent de retourner les habitants des territoires rebelles, dans la plus pure stratégie contre-insurrectionnelle telle que théorisée et appliquée pendant la guerre du Vietnam ou d’Algérie. Dans cet état marqué par le plus fort taux de pauvreté du pays, la tentation est parfois grande de céder aux promesses d’aides gouvernementales.

La résistance au chantage économique et au clientélisme passe dès lors par la construction, lente et fastidieuse, d’une autonomie populaire à tous les niveaux, seule à même d’améliorer collectivement les conditions de vie. Le système éducatif et sanitaire par exemple, dont l’esprit rappelle ô combien la pensée d’Ivan Illich, est source d’un progrès humain indéniable dans les territoires libérés. Il est d’ailleurs très fréquent pour des populations non-zapatistes de se rendre dans les cliniques autonomes, plus fiables, pour se faire soigner. Les territoires zapatistes sont aussi les seuls à ne déplorer aucun féminicide depuis plusieurs années, dans un pays dévasté par les violences faites aux femmes.

Parallèlement, la présence militaire et paramilitaire maintient sous pression une population réfractaire au contrôle étatique et économique de sa vie. Dernièrement, c’est bel et bien ce penchant de la guerre de contre-insurrection qui s’amplifie dangereusement. Ici, la contre-insurrection découle directement des manuels de contre-insurrection états-uniens. Y sont prescrites la succession de petites opérations qui étouffent l’ennemi dans les domaines politiques, économiques et militaires, en évitant, dans la mesure du possible, des actions spectaculaires qui suscitent l’attention de la presse et de l’opinion publique internationale.

Cette guerre doit être comprise dans un double mouvement de prédation économique d’une part et de (re)conquête du contrôle étatique sur les territoires rebelles de l’autre. Pour justifier sa politique, l’Etat argue l’impératif de sécurité – « ramener l’ordre » en territoire indigène – et, dans une logique néolibérale limpide, les impératifs économiques (croissance, mondialisation). Tout à la fois, il tente de reprendre le contrôle sur les territoires perdus et de préparer le terrain au capital transnational. S’illustre ainsi l’interaction permanente entre ces deux dynamiques hostiles aux peuples organisés, qui s’alimentent et se justifient réciproquement.

Prédation économique, conflits locaux, paramilitaires

Le Chiapas connait récemment une multiplication inquiétante d’actes proprement criminels, qui doit être comprise dans un contexte de prédation économique croissante. Le sud-est mexicain doit en effet accueillir dans les mois qui viennent plusieurs mégaprojets, éléments clés de la politique développementiste du président Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO). Encore admiré par une bonne partie de la gauche occidentale et progressiste, AMLO s’emploie malgré lui à montrer que ce progrès n’est que désastre pour quiconque habite réellement son territoire.

En témoigne évidemment le plus symbolique de ses mégaprojets, le mal nommé Train Maya, un train touristique reliant le Yucatan au Chiapas. Celui-ci prévoit de détruire des terres mayas défendues par le Congrès

National Indigène (CNI) [2] et les zapatistes, et génère un net durcicement du conflit contre le président. En outre, l’extractivisme à marche forcée continue de se déployer et met sous pression le territoire chiapanèque, extrêmement riche en ressources naturelles. François Cusset rappelle que « les projets des multinationales sont plus nombreux que jamais au Chiapas : État le plus pauvre du Mexique, mais son premier fournisseur de pétrole, de café ou d’énergie hydroélectrique, celui-ci a déjà cédé près de 20 % de sa superficie en concessions minières ou en projets touristiques. » [3]

A cette prédation économique s’articule une réactivation des nébuleuses paramilitaires par l’Etat, qui intensifient la guerre d’usure et déstabilisent le processus de construction de l’autonomie. Le pouvoir sait parfois se faire discret, instrumentaliser et déléguer la violence, selon un schéma désormais bien identifié. En tirant parti de « conflits locaux » - communautaires, agraires, territoriaux - l’Etat arme et entraîne des groupes paramilitaires, via la police ou l’armée, au sein même des villages et communautés.

Ces conflits ne sont souvent que le résultat des politiques de privatisation des terres agricoles, de marchandisation du territoire et de ses ressources, politiques qui déstabilisent les équilibres communautaires, les répartitions collectives des terres, les us et coutumes qui régissent la vie des territoires indigènes. En focalisant l’attention sur ces prétendus « conflits locaux », le pouvoir a les mains libres pour déployer sa contre-insurrection. Les habitants qui refusent de se rallier aux paramilitaires et qui continuent de défendre le maintien des équilibres communautaires sont la cible d’une multiplication d’agressions, d’enlèvements, de meurtres et d’expulsions.

En se cachant derrière cette galaxie de groupes et organisations paramilitaires, l’Etat forme donc un véritable réseau pour faire le « sale boulot » et harceler les zapatistes et leurs sympathisants. Ces groupes sont composés d’hommes liés de près ou de loin au conflit, parfois d’anciens policiers et militaires, souvent originaires des villages ou régions concernés. La stratégie de division se matérialise cruellement lorsque d’anciens compañeros deviennent paramilitaires.

En 2014, à La Realidad, caracole et village zapatiste de la jungle Lacandona, des paramilitaires issus du même village assassinent Galeano, un professeur zapatiste. Lors du soulèvement de 1994, pourtant, La Realidad est entièrement zapatiste, dans une région considérée comme le cœur de la révolution. Aujourd’hui, les auteurs du crime de 2014 vivent encore dans le village et cohabitent dans une tension latente avec les zapatistes, qui mettent un point d’honneur à ne pas se venger, au profit d’un processus de justice long et douloureux pour faire condamner les auteurs et les responsables politiques.

A La Realidad, de grands panneaux rendent hommage à Galeano. Derrière, le campement des brigades internationales.

Depuis cette attaque, et à la demande de la Junte de bon gouvernement de La Realidad, des brigades internationales se relaient, envoyées par le centre des droits humains Frayba, pour dissuader les paramilitaires et, le cas échéant, informer sur les exactions [4] . Pour ces brigadistas, il est pour le moins déstabilisant de voir passer des gens en face du campement qui leur est réservé, sans savoir s’il s’agit de compañeros à saluer chaleureusement, ou de paramilitaires.
Ainsi se dévoile la cruauté d’une situation qui voit des peuples organisés se confronter jour après jour au poison de la division et de la violence instituées par l’Etat. Celle-ci se déploie grâce au dévouement total des institutions judiciaires vis-à-vis des paramilitaires et aux liens très étroits entre pouvoir politique, paramilitaires et crime organisé.

Opportunistes et ouvertement belliqueuses, les autorités s’appuient sur ces « conflits locaux » et sur la né- cessité de « ramener l’ordre » pour déployer la Garde Nationale (c’est-à-dire l’armée, selon la pudique formule du président AMLO) en territoires indigènes. Paramilitaires, armée : la boucle de la militarisation du territoire est bouclée, et la tradition des pires campagnes de pacification dans les dictatures d’Amérique centrale est respectée.

Le glissement vers une violence directe et systématique

Les exemples de cette déstabilisation violente via l’instrumentalisation de conflits intracommunautaires sont légions.

Dans Los Altos, les montagnes au nord de San Cristobal de las Casas, Aldama est devenue un triste symbole.

Depuis mars 2018, 6 personnes sont mortes et 28 ont été blessées sous les balles d’un groupe armé de Santa Martha, un village voisin [5] . Ce groupe paramilitaire, directement lié aux autorités municipales, multiplie les assauts qui gagnent en intensité. Une stratégie du chaos qui ébranle toute une région et met en péril la vie de milliers d’habitants. Environ 2000 personnes ont dû fuir leurs villages et leurs cultures pour échapper aux balles ; ils tentent aujourd’hui de survivre dans les montagnes, dans des conditions désastreuses. A San Cristobal de las Casas, des brigades de solidarité s’organisent pour répondre à l’urgence humanitaire. Mais les rafales de tirs paramilitaires qui, chaque jour, visent Aldama depuis les montagnes, rendent difficile l’action des militants qui viennent de l’extérieur. De son côté, le Frayba documente quotidiennement les attaques et dénonce encore et encore les liens étroits entre chefs paramilitaires et responsables politiques.

Il faut dire que la région de Los Altos est tristement célèbre pour l’histoire de ses paramilitaires. En 1995 et 1996, les zapatistes et leurs sympathisants se multiplient dans cette région. Fleurissent alors une multitude de groupes paramilitaires, qui sèment la terreur et font fuir jusqu’à 9000 déplacés dans les montagnes et les communautés amies. C’est dans ce contexte que survient le massacre d’Acteal. Les groupes paramilitaires d’aujourd’hui sont les héritiers directs des assaillants de ce massacre. Ses membres, armes, techniques et stratégies perdurent, intouchables. Si intouchables qu’ils vont désormais jusqu’à s’afficher armés sur Youtube.

Le territoire chiapanèque s’étend sur une superficie non négligeable, équivalente à la Belgique ou à la Bretagne ; la guerre menée par le pouvoir ne se limite pas aux montagnes des Altos.

Le 22 août dernier, à Cuxuljá, en territoire zapatiste, une milice paramilitaire, la Organización Regional de Cafeticultores de Ocosingo (ORCAO), attaque à l’arme à feu une production de café appartenant aux bases de soutien de l’EZLN. La ORCAO pille et brûle des installations de production et de commerce de café zapatiste, avant de prendre la fuite. Le CNI, a depuis dénoncé cette agression, en accusant les paramilitaires de la ORCAO, mais aussi le parti présidentiel Morena :

« L’organisation paramilitaire Orcao a maintenu depuis des années une pression et une violence constante sur les communautés zapatistes ; c’est le cas dans la Commune autonome Moisés Gandhi, pour arrêter l’organisation autonome, pour privatiser les terres qui ont coûté la lutte et l’organisation des peuples originaires bases d’appui zapatistes, pour terroriser et menacer les compañeros et compañeras qui depuis le bas ont parié sur l’espoir. C’est le cas aussi des diverses agressions contre les compañeros du Congrès national indigène qui furent violentés et séquestrés [en février] par les paramilitaires de l’Orcao, les « Chinchulines » [un historique groupe paramilitaire] et des gens du parti Morena [le parti du président AMLO]. » [6]

Et la funeste dynamique paramilitaire continue. Dernière attaque en date, le 11 septembre dernier, à Tila. Dans cette ville au nord-est du Chiapas, le peuple indien Chol et de nombreuses bases zapatistes défendent leurs ejidos, terres communales récupérées et redistribuées de haute lutte en 1934. Elles se confrontent à un pouvoir municipal violent et mafieux, contrôlé par des opérateurs paramilitaires et quelques familles de commerçants au service des grands propriétaires. En 2015, les habitants de Tila expulsent le pouvoir municipal, les partis politiques et détruisent la mairie. Depuis, le peuple s’autogouverne par ses us et coutumes, sous la menace constante d’un pouvoir municipal qui promet de revenir. C’est dans ce contexte que le 11 septembre dernier, une manifestation populaire s’est élancée pour défaire un blocage monté par l’opposition mafieuse à l’entrée de la ville. A l’approche des manifestants, des tirs retentissent, la manifestation est attaquée par des paramilitaires. Deux compañeros du CNI sont tués, d’autres habitants sont blessés.

A Tabak, un village d’Aldama, on monte des murs de pierre autour de l’école pour se protéger des balles. Photo : Frayba

Farces médiatiques

La contre-insurrection prend aussi la forme de campagnes médiatiques qui visent à semer grossièrement le discrédit sur la guérilla et leurs alliés pour créer les conditions d’une contre-offensive politique et militaire.

Le combat contre le si prometteur « Train Maya » est par exemple le lieu d’une campagne contre les opposants. Le sceptre de forces étrangères à la manœuvre, qui financent des ONG pour perturber le bon déroulement du chantier, est par exemple agité par El Heraldo de México, le 27 août dernier [7] . Un peu plus loin dans le grotesque, une journaliste affirme très sérieusement dans son émission de radio avoir vu des bases et des avions militaires russes dans la selva Lacandona, en territoire zapatiste [8] . Les rebelles zapatistes sont-ils finalement des traîtres à la nation ouvrant dangereusement la porte à des puissances belliqueuses ?

On tente aussi d’associer l’EZLN au crime organisé, et plus particulièrement au cartel Jalisco Nueva Generación, une des organisations criminelles les plus puissantes au monde [9]. La ficelle est vieille et usée. Elle vire surtout à l’absurde, quand on connaît la réalité du crime organisé au Chiapas, qui se structure surtout autour de la classe politique.

La conception zapatiste des cartels et leur action de terrain n’ont jamais souffert d’aucune ambiguïté. Au Mexique plus qu’ailleurs, les cartels sont intégrés au capital et à l’Etat : l’affaire est entendue, ils sont des ennemis au même titre qu’une multinationale ou un gouverneur [10]. En 2017, après l’assassinat par des sicaros d’un compañero du CNI dans l’Etat de Jalisco, l’EZLN appelait déjà ouvertement au « démantèlement du Cartel de Jalisco Nueva Generación et de toutes les corporations criminelles capitalistes qui cherchent à s’approprier les territoires et l’organisation autonome des peuples » [11]. Au quotidien, les communautés zapatistes se trouvant sur les routes migratoires d’Amérique Centrale doivent aussi s’organiser contre la menace majeure que le crime organisé présente pour les exilés. Elles leur offrent une protection par leur présence ou par l’hébergement et leur prodigue des informations sur les dangers de la région. Par son discours et sa pratique, le peuple zapatiste tourne en dérision les délires de ces piètres figures médiatiques.

L’autonomie par le fait, envers et contre tout

Le chemin est escarpé pour les peuples organisés du CNI et de l’EZLN. Face à ces offensives, et dans une configuration pandémique inédite [12] , l’EZLN revendique « continuer à nettoyer les fusils », selon les mots du Sous Commandant Insurgé Moïses. Selon son rapport pragmatique à la violence politique, la guérilla ne s’interdit pas par principe de refaire usage des armes si la situation tactique l’impose. Pourtant, la stratégie actuelle refuse l’affrontement direct et l’emploi des armes, même défensif. Militairement, l’EZLN veut éviter de tomber dans le piège d’un pouvoir qui n’attend qu’un prétexte pour lancer son armée fédérale dans une nouvelle guerre ouverte, à l’instar des 12 premiers jours de 1994. Politiquement, le mouvement fait le pari que la meilleure réponse aux offensives du pouvoir passe par la poursuite, la consolidation et l’expansion de l’autonomie par le fait, à tous les niveaux. Une autonomie tissée patiemment, à même les territoires libérés.

En août 2019, les zapatistes, que beaucoup disent acculés, prennent à nouveau tout le monde de court. Dans un communiqué historique, Moïses annonce « briser le siège » que leur impose l’Etat et ses paramilitaires. Il proclame la création de 11 nouveaux caracoles et municipalités autonomes, réorganisant et élargissant considérablement le territoire sous contrôle rebelle.

Dans un élan prometteur et enthousiasmant, le 5 octobre dernier, il révèle aussi le périple à venir : en avril 2021, la montagne zapatiste traversera l’Atlantique, et ses délégations initieront en Europe un voyage sur les 5 continents [13] .

« L’universel, a dit un poète, c’est le local moins les murs » [14] : mieux que jamais, le mouvement illustre que le caractère situé de sa lutte lui donne précisément accès à l’altérité, à l’extérieur. « Dans les montagnes du Sud-est mexicain, tous les mondes du monde ont rencontré et rencontrent toujours une écoute dans nos cœurs. Leur parole et leur action ont alimenté la résistance et la rébellion, qui ne sont que la continuation de celles de nos prédécesseurs », déclare Moïses. Fidèle à sa tradition, la rébellion chiapanèque partira donc à la rencontre de ces mondes extérieurs avec lesquels elle tisse depuis toujours des alliances et complicités déterminantes [15]. Le message est clair : en dépit de toutes les sources de déstabilisations, le projet zapatiste s’obstine, chemine et garde le cap.

Nous sommes là, nous sommes zapatistes. Pour qu’on nous regarde, nous nous sommes couvert le visage ; pour qu’on nous nomme, nous avons nié notre nom ; nous avons parié le présent pour avoir un futur, et, pour vivre, nous sommes morts. Nous sommes zapatistes, majoritairement indigènes de racines mayas, nous ne nous vendons pas, nous ne nous rendons pas et nous n’abandonnons pas.

Nous sommes rébellion et résistance. Nous sommes une de ces nombreuses masses qui abattront les murs, un de ces nombreux vents qui balayeront la terre, et une de ces nombreuses graines desquelles naîtront d’autres mondes.

Nous sommes l’Armée zapatiste de libération nationale.

Sous-Commandant Insurgé Moïses, août 2019.

radar2250 at riseup.net

[1« Au Chiapas, la révolution s’obstine » : https://www.monde-diplomatique.fr/2017/06/CUSSET/57569

[2Alliance indigène mexicaine, alliée de l’EZLN. Sur son site, on peut lire : « Le Congrès National Indigène s’est constitué le 12 octobre 1996 avec la volonté d’être la maison de tous les peuples indigènes, c’est-à-dire un espace où les peuples originaires trouvent l’espace de réflexion et de solidarité (nécessaire) pour consolider leurs luttes de résistance et rébellion, avec leurs propres formes d’organisation, de représentation et de prise de décision. »

[3« Au Chiapas, la révolution s’obstine » : https://www.monde-diplomatique.fr/2017/06/CUSSET/57569

[4Ces « brigades d’observations des droits humains », pilotées par le Frayba, constituent aujourd’hui la principale forme de solidarité internationale en territoire zapatiste. Joseph Andras en fait ici un beau récit : https://lundi.am/Notes-chia- paneques

[9Ibid.

[10A ce titre, l’analyse structurelle de Jérôme Baschet est plus qu’à conseiller : https://lavoiedujaguar.net/Nous-faire- mondes-face-a-l-hydre

[12La crise sanitaire est venue paralyser le pays, et particulièrement les régions indigènes sans accès à un système sanitaire décent. Avec calme et stratégie, les territoires zapatistes se sont refermés pour endiguer la propagation du virus et permettre à leur système autonome de santé, souvent bien meilleur que le système officiel, de tenir le choc. Voir : https://blogs.mediapart.fr/simon-marseille/blog/100520/ce-que-les-indigenes-zapatistes-ont-nous-apprendre- de-la-crise-du-coronavirus

[14À nos amis, Comité Invisible

[15Depuis ses premières années, un internationalisme en acte caractérise le zapatisme ; au Chiapas se succèdent les grandes rencontres internationales et les festivals culturels réunissant plusieurs milliers de personnes. Les alliances avec des organisations internationales sont multiples et forment partie de la stratégie politique zapatiste.

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