À Laurent Wauquiez, lettre chrétienne

Simone Weil contre la RN88

paru dans lundimatin#291, le 10 juin 2021

Nous avions déjà évoqué la lutte des sucs en Haute-Loire où de nombreux habitants s’opposent à la construction de la RN88 et qui s’inscrit dans les plus vastes soulèvements de la terre. Le projet est téléguidé par Laurent Wauquiez, président de la Région qui a fait de la Haute-Loire le fief de son clientélisme d’ascendance féodale. Nous publions en exclusivité cette lettre que lui a adressée une certaine Simone W.

Sombre Wauquiez,

ton esprit est noir, ta bouche est instrument de mensonge, ton âme suffoque. As-tu encore la mémoire du souffle subtil de l’amour ? Te souviens-tu seulement de la dernière fois que tu as su l’accueillir en toi ?

Vois comme tu as possédé les consciences. Partout où l’on va en Haute-Loire, ton nom est comme une ombre sur les êtres. On ne parle que de toi, avec crainte, avec résignation, avec dédain. Était-ce là ton souhait ? Par qui attends-tu d’être félicité pour une entreprise si mesquine ? Quel mal étrange te ronge pour que tu te laisses aller à pareil délire ? On te caricature : « W », « le Seigneur des panneaux »... Tu es ’la menace’, tu es l’incarnation de la recherche de pouvoir qui dévore le monde en se consumant elle-même.

Il y a, en certains lieux, des présences indélébiles. Qu’on tente de les étouffer, elles ressurgissent avec une puissance d’autant plus inexorable. Irradiation magmatique. Crois-tu que tu parviendras à effacer celles de ces présences qui infusent les Sucs et leurs vallées ? Crois-tu que tu parviendras à faire oublier les efforts et les joies de ceux et celles qui ont vécu et vivent encore sur ces terres et dans ces faubourgs ? Crois-tu que tu parviendras longtemps à déposséder ces gens sincères de leur lien au pays en y substituant ta mascarade azurée ?

J’étais ici il y a longtemps, bien avant toi, j’ai voulu souffrir avec ceux qui souffrent, j’ai désiré jubiler avec celles qui le méritent, j’ai tenté de déposer ma foi dans des livres pour qu’elle chemine à travers les âges, pour qu’elle trouve les éclats de lumière dans les replis ombrageux des cœurs épris de bonté, et qu’elle en fasse des portes ouvertes sur l’amour.

C’est pourquoi, à toi qui entame pour les semaines à venir une nouvelle course frénétique vers le pouvoir, j’adresse ces quelques conseils de lecture et de méditation. Puissent-ils t’aider à combattre le mal qui t’assaille et sauver ton âme emmurée derrière les briques du mépris, de la brutalité et de l’opportunisme...

Fatalité du pouvoir ou, comment ta défaite est déjà en train d’advenir

En premier lieu, tu dirigeras tes pas vers les Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, forgées dans l’émotion des grèves ouvrières. Tu y apprendras pourquoi ton pouvoir est essentiellement maudit. Tu y apprendras que le compte à rebours est lancé et que Némésis, déesse justicière et vengeresse, est déjà sur tes traces pour châtier ta démesure.

Tu liras avec profit les quelques pages qui concernent ’la lutte pour la puissance’ et comment celle-ci ’enferme une espèce de fatalité qui pèse aussi impitoyablement sur ceux qui commandent que sur ceux qui obéissent’ [1].

Tu reconnaîtras dans ces paroles la source du poids qui t’accable : ’conserver la puissance est, pour les puissants, une nécessité vitale, puisque c’est leur puissance qui les nourrit ; or ils ont à la conserver à la fois contre leurs rivaux et contre leurs inférieurs, lesquels ne peuvent pas ne pas chercher à se débarrasser de maîtres dangereux ; car, par un cercle sans issue, le maître est redoutable à l’esclave du fait même qu’il le redoute, et réciproquement ; et il en est de même entre puissances rivales.’ [2]

Tu trembleras devant le caractère ingouvernable de la réalité, car tu espères des corps dociles mais tu es hanté par des hommes vivants. ’Les hommes sont des êtres essentiellement actifs, et possèdent une faculté de se déterminer eux-mêmes qu’ils ne peuvent jamais abdiquer, même s’ils le désirent, sinon le jour où ils retombent par la mort à l’état de matière inerte ; de sorte que toute victoire sur les hommes renferme en elle-même le germe d’une défaite possible, à moins d’aller jusqu’à l’extermination. Mais l’extermination supprime la puissance en en supprimant l’objet. Ainsi il y a, dans l’essence même de la puissance, une contradiction fondamentale, qui l’empêche de jamais exister à proprement parler ; ceux qu’on nomme les maîtres, sans cesse contraints de renforcer leur pouvoir sous peine de se le voir ravir, ne sont jamais qu’à la poursuite d’une domination essentiellement impossible à posséder, poursuite dont les supplices infernaux de la mythologie grecque offrent de belles images.’ [3]

Tu renonceras peut-être à la fausse religion dont tu es devenu à a fois l’objet et l’instrument en cessant de fuir l’évidence. ’Les puissants, qu’ils soient prêtres, chefs militaires, rois ou capitalistes, croient toujours commander en vertu d’un droit divin ; et ceux qui leur sont soumis se sentent écrasés par une puissance qui leur paraît divine ou diabolique, mais de toutes manières surnaturelle. Toute société oppressive est cimentée par cette religion du pouvoir, qui fausse tous les rapports sociaux en permettant aux puissants d’ordonner au-delà de ce qu’ils peuvent imposer ; il n’en est autrement que dans les moments d’effervescence populaire, moments où au contraire tous, esclaves révoltés et maîtres menacés, oublient combien les chaînes de l’oppression sont lourdes et solides.’ [4]

Ce moment est arrivé, ici, en Haute-Loire. Le vernis de ton règne se fissure. Une fissure bientôt aussi obsédante que la RN88.

La pesanteur et la grâce ou, la recherche d’une nouvelle discipline

Si tu survis à l’effondrement qui se prépare sans être rattrapé par la folie ou le suicide, tu auras peut-être le courage de tremper ton âme dans les mots sans fard de La pesanteur et la grâce.

Tu y apprendras ce à quoi il convient de destiner ta personne, dont tu as laissé les plus mauvais penchants se boursoufler jusqu’à l’enflure.

« Nous ne possédons rien au monde — car le hasard peut tout nous ôter — sinon le pouvoir de dire je. C’est cela qu’il faut donner à Dieu, c’est-à-dire détruire. Il n’y a absolument aucun autre acte libre qui nous soit permis, sinon la destruction du je. » [5]

Tu y trouveras une méthode pour te comporter mieux après que la recherche du pouvoir t’auras dégoûté. « Il n’y a pas d’autre critérium parfait du bien et du mal que la prière intérieure ininterrompue. Tout ce qui ne l’interrompt pas est permis, tout ce qui l’interrompt est défendu. Il est impossible de faire du mal à autrui quand on agit en état de prière. » [6]

Tu comprendras ailleurs [7] que la seule matière à obligation est l’attention. La seule chose que l’on puisse chercher à s’imposer sans nuire à l’intelligence et à la liberté c’est l’attention aux autres, l’attention au monde. C’est dire qu’il ne faut jamais commander mais toujours se mettre au service. Telle est la voie.

Alors, après tant d’années d’égarement, tu exhaleras l’aveu de ton erreur dans un soupir. Un soupir qui parlerait ainsi dans les mots du poète :

« Moi ! Moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !

Suis-je trompé ? La charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ?

Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.

Mais pas une main amie ! Et où puiser le secours ? » [8]

L’enracinement ou, vers une appartenance véritable aux milieux

Si, après cette conversion, tu t’honores encore de la possibilité de vivre parmi tes semblables, tu iras puiser dans L’enracinement une manière moins factice d’appartenir à la terre et à la communauté des vivants. Tu te dis l’enfant du pays, mais personne n’ignore la grossièreté de cette narration. Tu flottes, avec tes congénères, dans les limbes du pouvoir.

Tu y considéreras à nouveau le désastre de ton œuvre : « Même sans conquête militaire, le pouvoir de l’argent et la domination économique peuvent imposer une influence étrangère au point de provoquer la maladie du déracinement. […] L’argent détruit les racines partout où il pénètre. » [9]

Tu resteras en silence devant la difficulté de sentir la véritable nature des liens.

« L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et organique à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation organique, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait organiquement partie. » [10]

Nous avons des racines qui poussent en travers du corps et de l’âme
nos joies transmises sont des racines
nos peines partagées sont racines
nos mains nouées
nos têtes fascinées
nos lèvres fiévreuses
nos espoirs avides
racines proliférantes
souterraines, célestes,
nos rivières-racines

Sombre Wauquiez,
à présent, la vérité va cheminer à travers les murailles de ton être calciné par le soif du pouvoir. Elle se fraie un chemin vers les vestibules les mieux dissimulés de ton cœur. Si elle rencontre un grain d’amour qui aurait survécu à tes odieuses manigances, tu seras pulvérisé par sa lumière.

À présent, sois poussière.

S.W.

Manifestation contre la déviation de la RN88 et contre Wauquiez, 22 mai 2021

[1Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Simone Weil (1934), éditions Gallimard, 2020, (p.55)

[2op. cit. (p.55)

[3op. cit. (p.57-58)

[4op. cit. (p.67)

[5La pesanteur et la grâce, « Le Moi », Simone Weil (1947, posthume), éd. Plon, 2020, (p.73)

[6op. cit., « Dressage », (p.205)

[7Lettre à un religieux, Simone Weil, (1941), éd. Gallimard, 2020, (p.74)

[8Une saison en enfer, « Adieu », Arthur Rimbaud (1873), éd. Gallimard, 2007, (p.203-204)

[9L’enracinement, Simone Weil (1943), éd. Payot, 2021, (p.56)

[10op.cit. (p.55)

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