Grèce, l’histoire sans fin

Un ami d’Alexis en prison, 10.000 personnes dans la rue.

paru dans lundimatin#2, le 8 décembre 2014

Le 6 décembre 2008 à 21 heures, un policier grec abat Alexis Grigoropoulos, 15 ans. Immédiatement, la jeunesse descend dans les rues et entame ce qui sera la plus formidable vague d’émeutes depuis la chute du régime des colonels. Toute la Grèce s’embrase.


Alexis Grigoropoulos

« Les banques étaient en miettes, les commissariats assiégés, la ville aux assaillants. Dans les commerces de luxe, on avait renoncé à réparer les vitrines : il aurait fallu le faire chaque matin. Rien de ce qui incarnait le règne policier de la normalité ne sortit indemne de cette onde de feu et de pierre dont les porteurs étaient partout et les représentants nulle part – on incendia jusqu’à l’arbre de Noël de Syntagma. À un certain point, les forces de l’ordre se retirèrent : elles étaient à court de grenades lacrymogènes.

(...)Une entité inconnue, un égrégore, était né, et qui ne s’apaisa que lorsque fut réduit en cendres tout ce qui devait l’être. Le temps brûlait, on fracturait le présent pour prix de tout le futur qui nous avait été ravi. » À nos amis, Comité Invisible

Le 2 décembre 2014, 10 000 personnes manifestent dans les rues d’Athènes et, jusqu’à l’aube, s’affrontent violemment à la police. On s’entend pour dire que c’est la plus intense nuit de guérilla urbaine que le pays ait connu ces dernières années.

Un fil relie ces deux évènements. Il se nomme Nikos Romanos, 21 ans. Le 6 décembre 2008, il en a 15 et se trouve aux côtés d’Alexis Grigoropoulos lorsque celui-ci s’effondre d’une balle dans le cœur.

En février 2013, les tabloïds grecs fanfaronnent : Nikos Romanos, alors recherché par la police antiterroriste pour une participation supposée à la « Conspiration des cellules de Feu », vient d’être arrêté pour un double braquage de banque. Ses trois amis et lui nient leur appartenance au-dit groupe mais revendiquent les braquages :

« En tant qu’anarchistes, nous qualifions le choix d’un braquage de banque comme un acte conscient de résistance. Notre acte n’avait pas pour but l’enrichissement personnel. »

Alors qu’ils sont escortés par des policiers surarmés pour être présentés devant le juge, Nikos Romanos, Dimitris Politis, Andreas-Dimitris Bourzoukos et Giannis Michailidis passent devant les caméras en hurlant :

« Vive l’anarchie ! Vive l’anarchie ! Bande de bâtards ! » « Vive l’anarchie ! Flics, juges, politiciens, vous n’avez aucune raison de dormir en paix. Nous avons perdu une bataille mais pas la guerre ! Allez vous faire foutre ! »

Aux mains de la police antiterroriste, ils se font salement tabasser. Les policiers prennent en photo leurs visages déformés par les coups pour les diffuser dans la presse. Avis à la population.

« Concernant nos tortures par les forces de répression, nous ne voulons pas qu’elles deviennent prétexte à notre victimisation. Nous n’attendions rien de moins des ennemis de la liberté. N’oublions pas combien de personnes ont été démolies dans leurs commissariats et leurs prisons. »

En février 2014, leur procès débute. Il a lieu dans une cours spécialement aménagée à l’intérieur de la prison pour femme de Koridallos.
L’accusation d’appartenance à une organisation terroriste (les « conspirations des cellules de feu »), sera abandonnée. À tout juste 20 ans, la justice les condamne à 15 ans de prison pour braquage.

Nikos Romanos profite de sa détention pour reprendre ses études. Il passe des concours pour être accepté dans une filière préstigieuse de l’Université d’Athènes. Le ministre de la Justice ira jusqu’à organiser une cérémonie de remise de prix dans la prison. Les bons élèves reçoivent 500 euros. Romanos refuse de s’y rendre.

Au début de l’année scolaire 2014, Romanos entame les démarches nécessaires afin qu’il puisse, comme la loi grecque l’y autorise, suivre ses cours à l’université la journée.

Le 10 novembre, après de multiples refus, il entame une grève de la faim pour exiger de pouvoir être scolarisé.
Dans un long communiqué intitulé « Asphyxie pour une bouffée de liberté » il écrit :

« J’ai passé les examens nationaux [d’entrée à l’université] l’été dernier en prison et j’ai été accepté dans une faculté d’Athènes. Sur la base de leurs lois, j’ai donc le droit de commencer à prendre des permissions depuis septembre pour des raisons éducatives afin de suivre le programme de l’université. Bien entendu, les demandes de permissions que j’ai remplies ont terminé au fond d’un tiroir, fait qui me conduit à exiger ce droit avec pour arme mon corps.

(…) Les yeux fixés sur l’horizon, nous avons vu ce soir-là de nombreuses étoiles tomber en traçant leurs propres chemins chaotiques. Et nous les avons comptées, encore et encore, fait des vœux, calculé les chances. Nous savions que notre désir d’une vie libre devait passer sur tout ce qui nous opprime, assassine, détruit, et c’est pourquoi nous avons sauté dans le vide, exactement comme les étoiles que nous voyions tomber.
D’innombrables étoiles sont tombées depuis, l’heure est peut-être venue pour la nôtre, qui sait ? Si nous avions réponse à tout nous ne serions pas devenus ce que nous sommes, mais des salopards égoïstes qui apprendraient aux gens les manières de devenir des rongeurs qui s’entre-dévorent ainsi qu’ils le font aujourd’hui.
Au moins, nous restons encore fermes et obstinés tels ceux de notre genre.

Et tous ceux d’entre-nous qui, de douleur, ont fermé leurs yeux et voyagé loin, restent avec le regard fixé sur ce ciel nocturne que nous avons nous aussi regardé. Et ils nous voient tomber, étoiles belles et brillantes. Notre tour est venu. Nous tombons maintenant sans hésiter. »

L’affaire s’étale dans tous les journaux. Le ministre de la Justice se défausse et renvoie toute la responsabilité sur le directeur de la prison. Romanos ne fléchit pas et les refus s’accumulent. Rapidement, il se retrouve à l’hôpital, surveillé par un important dispositif policier. Après que les docteurs ont constaté une forte dégradation de son état physique, le procureur de la prison mandate une alimentation forcée. Les médecins refusent de s’exécuter.

À l’extérieur, des actions de solidarités se multiplient. Le 23 novembre à Thessalonique, une bombe est déposée au domicile du chef du syndicat de la police. La revendication se clôt ainsi : « Compagnons, si jamais l’État décidait de jouer avec la vie de Nikos, nous devons êtres prêts à porter des coups marquants et provoquer le coût politique nécessaire pour prévenir cette éventualité. »

Le 29 novembre, une trentaine de personnes attaquent le commissariat de Volos et signent : « La solidarité est factuelle et agressive. Qu’ils ne dorment pas tranquilles. »

Mardi 2 décembre, suite à un énième refus et face à la situation toujours plus critique de Nikos Romanos, une manifestation de soutien est organisée à Athènes. 10 000 personnes se retrouvent dans la rue et s’affrontent avec la police. C’est la plus grosse manifestation depuis au moins deux ans. L’intensité de la confrontation rappelle celle de 2008 :

Samedi 6 décembre, des manifestations sont organisées dans toute la Grèce. Il s’agit de commémorer les 6 ans de la mort d’Alexis Grigoropoulos et de faire plier le gouvernement pour que le directeur de la prison où est enfermé Romanos accepte de lui laisser continuer ses études. À Athènes, 7000 manifestants se retrouvent et s’affrontent avec la police. Un magasin Zara est vandalisé. Les étalages de vêtements sont jetés sur la route et brûlés. Le Premier ministre, Antonis Samaras, annonce qu’il va rencontrer les parents de Romanos dès lundi.

En 2008, Nikos Romanos était un adolescent de 15 ans, anarchiste, comme il s’en trouve des milliers en Grèce. Six ans plus tard, il est le symbole de toute une jeunesse qui hante le pouvoir et ne se résigne pas. Au moment où nous écrivons cet article, il continue d’agoniser sur un lit d’hôpital pendant que les autorités grecques se démènent pour ne pas perdre la face. Elles ont pourtant déjà perdu. Romanos ne cèdera pas. Son refus de s’alimenter est une baffe contre ceux qui imaginent qu’une vie puisse être annihilée par 15 années de prison. Cette grève de la faim, unique et dernière possibilité de lutter pour ceux que l’Etat tente de réduire à de la vie nue, démontre précisément le contraire : il n’y a pas de vie nue. Si Nikos Romanos meurt, ce seront des milliers d’Alexis et de Nikos qui dévaleront les rues et les vengeront, à Athènes comme ailleurs. Là réside toute la tragédie grecque, les gouvernements se succèdent en vain, leurs enfants les haïssent ; et contrairement à ceux qui prétendent gérer l’effondrement du pays, ils ont un objectif et des milliers d’amis.

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