Tout doit disparaître

Marché des mémoires et pacification en Irlande du Nord

paru dans lundimatin#338, le 10 mai 2022

La victoire du Sinn Féin à l’Assemblée d’Irlande du Nord remet la question nord-irlandaise au centre de l’actualité. Propulsée au devant des luttes internationales dans les années 1980 par les grévistes de la faim républicains, elle avait été reléguée au second plan après les accords de paix de 1998. Affaire réglée. Aujourd’hui, le sujet revient. Il est traité par les médias français et nord-irlandais comme un conflit violent, passé, qui risque de resurgir. Comme une figure-repoussoir du passé qu’il s’agit de contenir par tous les moyens. À ce titre, le volontarisme de l’État nord-irlandais, épaulé par ses institutions artistiques, dans la mise sous cloche des mémoires des deux principaux acteurs du conflits, républicains et loyalistes, prépare l’arrivée du monde des affaires et du commerce international en Irlande du Nord depuis les années 2000. Mais les tensions ethnico-religieuses perdurent : l’imposition dans la sphère publique d’un agencement mémoriel hors-sol correspond seulement aux besoins du libéralisme. Une paix de surface qui ne répond pas aux besoins des couches subalternes de la population mais qui permet aux entreprises de s’installer. Le libéralisme en Irlande du Nord s’est imposé ces deux dernières décennies par différents dispositifs qui, s’il divergent par la forme, ont en commun cet objectif : faire taire les dissensus.

Cet article vient de paraître dans le troisième numéro de l’excellente revue papier Parades [1].

« Le monde a vu le meilleur de l’Irlande du Nord, et ensemble nous ferons tout notre possible pour que cela reste un endroit propice pour y investir et y faire des affaires »
Bilan du G8 de 2013, Irlande du Nord

Belfast, XXIe siècle

« Vous avez réservé ?
– Oui, McGill, pour deux nuits.
– J’aurai besoin d’un passeport pour la caution ».
Passeport. Tiroir. Tour du propriétaire. Clé de la chambre. Digressions faussement amicales sur les origines géographiques de McGill. McGill est Canadien, Australien, États-Unien, Européen – beaucoup moins Africain. Tout se vend dans une auberge de jeunesse. Les chambres, la propreté, l’ambiance, nos corps, nos idées et notre bonne humeur, nos aventures amoureuses et nos identités attendues. Le manager y veille, anxieux. Tout ce subtil mélange implique un retour sur investissement, une réputation, des étoiles sur tripadvisor. Ici on se mélange, mais comme il faut. Et il faut faire la fête, il faut être jeune. Il faut correspondre aux espérances identitaires des touristes. On recycle les vieux clichés de la génération de nos parents et on y appose une couche de pop culture. Les américains sont cools, les anglais mangent de la merde, les français sont ronchons. Rire d’être occidental est une preuve d’autodérision. Afin de maximiser la cohésion et la bonne humeur permanente, on prend grand soin d’éviter les discussions clivantes. Pas question de gâcher la fête.

Les touristes évoluent dans un monde relativement étanche, avec ses règles et sa culture. Une bulle dans la métropole. Ils voguent de métropoles en métropoles, de bulles en bulles. Ils se suivent selon des circuits de bulles relativement pré-définis. Comme dans un tour du monde des duty free, ils peuvent venir consommer les denrées mondialisées partout disponibles. Alcool, snacks, boîtes de nuit de Paris, Londres, Berlin, Dublin. Il paraît qu’il y en a aussi à Belfast. Ça vaut bien le coup de faire trois heures de bus. On leur fournit serviette et informations sur les attractions locales, une liste plus ou moins exhaustive des lieux de fêtes validés, qui parlent la même langue.

Qui sont les barbares ?

L’Irlande du Nord naît en 1921 après la guerre d’indépendance menée par les insurgés irlandais. Durant l’insurrection, en 1918, les irlandais votent l’indépendance de l’île dans son ensemble. Une loi du parlement britannique de 1920 impose la partition de l’île. Le sud devient la République (Éire) tandis que six comtés au Nord restent dans le giron britannique. C’est dans ces six comtés que subsiste en 1920 une majorité de citoyens souhaitant rester dans le Royaume-Uni, les unionistes, majoritairement protestants. Une minorité de citoyens catholiques, les nationalistes, souhaite intégrer pleinement une grande nation irlandaise et achever la guerre décoloniale lancée en 1916. C’est aussi là-bas que sont situés les industries, tandis que le reste de l’île demeure largement rural. C’est par un tour de force que le Royaume-Uni impose une partition qui n’était pas souhaitée par la majorité de la population.

Cette région est ontologiquement une création de l’État britannique. Fruit d’un découpage brutal et artificiel, elle comprend un tiers de sa population qui est résolument hostile à son existence même. Cela entraîne mécaniquement une série de lois d’exceptions afin de maintenir la domination britannique sur le Nord. Le découpage électoral (gerrymandering) est institué et les citoyens les plus riches peuvent voter deux fois. La police est composée exclusivement de protestants. La création de logements et l’accès à l’emploi sont drastiquement limités dans les quartiers catholiques. Selon Liam Ó Ruairc, « l’Irlande du Nord n’a pas exigé son autodétermination, elle a été créée pour empêcher l’autodétermination » [2]. Durant les années 1960, une campagne de grande ampleur est lancée en Irlande du Nord pour les droits civiques des catholiques, faisant écho à celle des noirs américains. Des unionistes hardline, les loyalistes, attaquent ces manifestations main dans la main avec la police. Ces groupes loyalistes dits de vigilance populaire se constituent rapidement en un organe paramilitaire, l’UVF (Ulster Volunteer Force). L’armée britannique, officiellement déployée sur place pour rétablir l’ordre, prend logiquement le parti des unionistes, et c’est l’IRA (Irish Republican Army) de la révolution de 1916 qui renaît sous une forme moderne pour assurer la défense des ghettos catholiques. Le terme républicain en Irlande est fortement marqué politiquement, et désigne les nationalistes les plus radicaux. Le conflit sous sa forme armée dure jusqu’au processus de paix de la deuxième moitié des années 1990.

Ce que l’Empire britannique a de fait imposé au cours du XXe siècle, c’est le renforcement des identités confessionnelles en Irlande du Nord. Si elles pré-existaient au conflit, c’est bien le Royaume-Uni qui, découpant artificiellement le pays, fait croire aux citoyens protestants, qui deviennent de fait majoritaires, qu’ils ont un intérêt commun à défendre l’unionisme. Décoloniser l’histoire implique de se garder d’une vision téléologique qui voudrait qu’un conflit entre groupes confessionnels allait inévitablement émerger.

12 juillet.

Dehors, la foule s’époumone. C’est le jour culminant de la saison des parades loyalistes. Dans tout le pays, ils viennent réaffirmer la primauté de leur communauté dans cette Irlande du Nord qu’ils imaginent éternellement britannique, tant par son passé que dans son futur. Les parades sont une tradition vieille d’une centaine d’années qui, bien qu’ayant largement disparues dans le reste du Royaume-Uni, restent extrêmement populaires en Irlande du Nord, surtout chez les loyalistes. Une saison y est dédiée, allant de la fin du printemps au début de l’automne. Des loyalistes écossais viennent prêter main forte à leurs homologues nord-irlandais. Les marching bands sont en ordre de bataille. Des heures durant tonnent les tambours et chuintent les sash flûtes. Aux abords des enclaves catholiques, les groupes les plus déterminés redoublent de puissance, afin de faire résonner au plus profond des ghettos leurs mélodies martiales. La guerre qui s’est essoufflée dans les années 1990 a laissé place à un nouveau front, celui de la mémoire. Les parades répondent à un objectif précis : réifier la mémoire des protestants loyalistes et prévenir les catholiques de leur présence invariable et de leur droit à circuler partout. Le jour n’est pas choisi au hasard, il réfère à la bataille de la Boyne du 12 juillet 1690, quand William d’Orange défait le roi catholique Jacques II, conquiert le trône d’Angleterre et met fin durablement aux espoirs des irlandais catholiques de se défaire de l’emprise de l’Angleterre protestante.

No surrender ! – pas de reddition – gronde la foule, reprenant le slogan phare des loyalistes. On vient aux parades en famille, entre amis. Elle est l’occasion de ressouder la communauté. On croirait un carnaval du Ku Klux Klan douché à l’alcool bon marché. Le long cortège, supposément tenu de ne pas passer le soir par les enclaves catholiques, est une occasion supplémentaire de clamer que la communauté protestante est interdite de défiler sur son propre sol, se fait spolier par les catholiques. Et cette année-là encore, elle s’affrontera à la police anti-émeute.

À l’auberge, les consignes sont claires : on est chargé d’annoncer complet pour toute personne se présentant ou téléphonant avec un accent écossais ou nord-irlandais. Le 12 juillet est encore l’occasion pour les catholiques de quitter leurs quartiers pour franchir la frontière et prendre des vacances au sud. Pour les quelques touristes qui se perdent à Belfast ce jour-là, c’est l’occasion d’assister, le plus souvent sans comprendre, au défilé incessant des groupes et de la présence de leurs supporters massés le long du circuit. Ils questionnent les locaux néanmoins.

McGill demande aux jeunes tenanciers de l’auberge ce que sont ces parades. « Bigotery ! » répondent-ils.

Le mot bigot, qu’on retrouve en français, est peu usité chez nous. Il est au contraire central dans la palette lexicale d’Irlande du Nord. Au delà d’une traduction littérale, on peut voir par qui et comment il est utilisé : par les protestants loyalistes contre les catholiques nationalistes et vice-versa, et contre les deux communautés par les habitants du centre-ville de manière indifférenciée. Il est ce mot repoussoir qui permet de se tenir à distance d’un supposé extrémisme. On pourrait croire que les portes closes de l’auberge sont réservées aux loyalistes, trop saouls, trop agressifs, trop racistes, n’appartenant pas à cette upper-class de la fête. On oppose en fait le même refus à toute personne avec un accent d’Irlande du Nord trop prononcé, signe d’une appartenance probable aux quartiers périphériques du centre-ville, et donc très marqué par une identité loyaliste ou nationaliste. Equal ! On échange sur nos identités dans la bienséance.

On a appelé Troubles le conflit en Irlande du Nord jusqu’à la signature des accords de paix en 1998. Une simple affaire de maintien de l’ordre entre deux protagonistes sauvages qu’il s’agissait de séparer si l’on s’en tient au terme. Il est commode de placer sur un pied d’égalité deux acteurs d’un conflit. Cela permet l’économie d’une analyse historique contraignante, et l’économie d’une sérieuse engueulade au milieu d’une partie de beer pong.

Les catholiques, visés par une violente ségrégation dont l’aspect formel prend fin dans les années 1970, a pris un certain avantage sur les loyalistes dans la course à la mémoire. C’est souvent dans leurs blacks taxis que les anciens prisonniers de l’IRA, reconvertis en guides, distillent leur narration historique aux touristes. Comme tout combat décolonial, leur lutte armée s’est couplée à une réappropriation de leur histoire, des premières occupations de l’île à aujourd’hui. Ils parviennent à proposer une trame linéaire, celle de la résistance quasi-millénaire à l’occupant anglais. Une trame renforcée par les événements contemporains de la lutte républicaine, le massacre du Bloody Sunday en 1972 à Derry et les onze victimes des grèves de la faim de 1981 dont émergera la figure martyre de Bobby Sands, poète et révolutionnaire. Cela leur confère évidemment un statut de héros ou de victime globalement reconnu internationalement. De plus, la redécouverte du gaélique au XIXe siècle, la musique traditionnelle, la poésie, la danse fournissent un ensemble culturel cohérent sur le temps long. C’est leur musique, leur danse, leur identité que les touristes viennent se payer, à condition bien sûr que le conflit appartienne au passé.

McGill a un arrière-grand-père irlandais et lui aussi veut pouvoir dire d’où il vient, s’acheter un peu d’identité pendant son pèlerinage des auberges de jeunesse. Il écoute avec attention l’histoire du guide.

Les loyalistes eux sont bien en peine de sortir de leur ornière narrative. Ils capitalisent sur l’histoire de leur rencontre avec les « indigènes », l’entente cordiale jusqu’au coup de poignard dans le dos, le massacre des premiers colons par ces mêmes « indigènes » – acte fondateur qui justifie la mentalité d’assiégé permanente des loyalistes –, et puis sur la bataille de la Boyne, et enfin sur leur participation massive à la bataille de la Somme durant la première guerre mondiale. Narration carencée. Ils sont descendants de colons et ils ne peuvent pas s’en vanter. Ils cherchent pourtant. Dans le sillon du processus de paix, une sorte de think tank loyaliste s’affaire à déterrer des histoires de peuple primitif de l’île, les cruthin, pour en tirer une filiation directe qui viendrait justifier leur présence insulaire avant celle des celtes. Tant de fois je leur ai demandé qui ils étaient, et ils me répondaient  : « britanniques ». Et ? « Pas irlandais ». Quel touriste viendrait en Irlande – en supposant déjà qu’il sache que le pays est encore partitionné – en avançant qu’il veut découvrir les quartiers loyalistes, l’histoire de la Boyne, les loyalists folks songs et les parades ? La compagnie Easyjet s’y était risquée une année en glissant des dépliants dans ses avions reliant Belfast. Elle y faisait la promotion du 12 juillet comme d’un événement culturel de l’été et avait dû renoncer face au tollé politique [3]. Si la tentative de marketer l’événement apparaît grotesque cette fois-ci, elle n’en suppose pas moins un surgissement du marché dans l’histoire, une marchandisation générale de la mémoire.

Go on home, british soldiers, go on home
Have you got no fucking home of your own ?
For eight hundred years, we fought you without fear
And we’ll fight you for eight hundred more [4]

La mémoire en Irlande du Nord trouve son expression la plus courante par le biais des murals. Dans les quartiers, on en peint pour la faire perdurer et pour la renforcer. On mémorise, on ramasse tout, on dévoile des fresques, on historicise des événements et des lieux, on crée des lieux de mémoire. Les anciens prisonniers de l’IRA organisent des circuits touristiques pour montrer les fresques qui jonchent les quartiers loyalistes et nationalistes. Les anciens prisonniers de l’UVF font de même dans leurs quartiers. Les historiens professionnels voient d’un œil suspicieux cette hypermnésie collective.

Le processus de paix est dénoncé par les dissidents républicains comme étant un processus de pacification. Cette pacification passe entre autre par une réouverture du pays à la mondialisation culturelle. En 2006 est lancé par le Art Council of Northern Ireland le programme Re-Imaging Communities. Le nom est terrifiant. Ré-imager la mémoire. Ré-imager le récit. Dé-imager le pays de ses aspérités politiques les plus profondes. Le vieux monde doit disparaître, celui des dissensions. Les acteurs extérieurs aux communautés ne peuvent pas intervenir de force sur les fresques, sans risquer de se faire attaquer. Elles sont souvent peintes à la demande des organes paramilitaires, surtout dans les quartiers loyalistes. Le meilleur arrangement que le Art Council trouve avec eux, c’est de déverser des sommes d’argent monstrueuses pour leur faire accepter que certaines fresques soient détruites. La carotte sans le bâton. On y va doucement pour l’instant. Comme dans une chanson mièvre, on remplace les cagoules et les armes sur les murs par des fleurs et des messages de paix, littéralement. La lutte qui s’engage est inégale. Dans des quartiers paupérisés jusqu’à la moelle, comment résister quand on offre des dizaines de milliers de livres pour repeindre un bout de mur ? Le programme fait son chemin dans les années 2010. On assiste d’abord au remplacement des fresques litigieuses. Il existe des dynamiques multiples dans la disparition des fresques politiques. Ainsi dans le quartier loyaliste de Sandy Row, la grande fresque menaçante qui annonçait « You are now entering loyalist Sandy Row » a été remplacée par un trônant Willian d’Orange en 2012, ceci afin de permettre aux « entrepreneurs de s’installer plus facilement aux abords du quartier », disent les représentants communautaires de Sandy Row, des anciens paramilitaires de l’UVF.

Les négociations s’opèrent avec les représentants des groupes paramilitaires faisant encore autorité dans les quartiers, et chacun trouve partiellement son compte. Le Art Council met sous le tapis les fresques les plus controversées et les paramilitaires empochent l’argent de l’État pour continuer à financer leurs activités.

Le but réel du Art Council est à terme de faire disparaître toute trace de dissension politique, pas seulement son expression la plus violente. Ce que demande l’émergence du néo-libéralisme dans un pays comme celui-là, c’est une stricte mise sous cloche du désordre. De l’aveu même d’un grand chef d’entreprise londonien dans le Belfast Telegraph du 12 avril 2021, les récentes émeutes ont probablement sapé ses espoirs d’investissement dans l’immobilier à Belfast.

Faut-il peindre des images de M-16 sur les murs pour lutter efficacement contre la spéculation immobilière ?

Les effets de loupe mémoriels ne sont pas le fait des seuls loyalistes et nationalistes. Dans les années 2000, dans la lignée du Re-Imaging, naît le projet du musée Titanic Belfast. Le musée fait référence au célèbre navire RMS Titanic, construit à Belfast, et qui a coulé en 1912 dans l’Atlantique Nord. 101 millions de livres, 12.000 m², 800.000 touristes en 2017. Un quartier du même nom apparaît, le Titanic Quarter, entièrement sorti de terre. Surtout pas de marquage identitaire dans celui-là. On y installe les Titanic Studios, où sera tourné Game of Thrones. Porsche et Audi y relocalisent leurs sièges nord-irlandais. En parallèle de la construction du Titanic Quarter, le Re-Imaging Programme charge ses agents de présenter des fresques du Titanic dans les quartiers trop politiquement marqués. Les loyalistes acceptent, et quelques fresques apparaissent ici et là. Aucune dans les quartiers catholiques. Et pour cause ! L’histoire du Titanic est marquée du sceau de la ségrégation. Sur les chantiers navals de Belfast au début du XXe siècle, les catholiques font régulièrement l’objet d’agressions et sont cantonnés à un corps de métiers spécifique. Lors de la construction du navire, des ouvriers loyalistes y inscrivent un faux numéro de série, 390 904, qui, lu dans un miroir, peut se lire NO POPE. Mauvais présage. Quand le navire sombre en 1912, il entraîne avec lui le lynchage de beaucoup d’ouvriers catholiques. Durant de nombreuses années, le navire est un symbole d’échec.

Fuck’s sake mate
Sure Belfast is wank
George Best is an alco
The Titanic got sank. [5]

C’est lors de la partition du pays en 1921 qu’ils sont définitivement exclus du chantier par les ouvriers protestants. Aucune trace de ces événements dans le musée. Ironiquement, le seul élément du musée évoquant les divisions sectaires réfère à un micro-événement où des ouvriers catholiques ont exclu un ouvrier protestant de leur corps de métier, le seul qu’ils étaient autorisés à tenir sur les chantiers.

Il y a quelque chose qui tient du tragi-comique de la part des investisseurs à capitaliser sur un symbole aussi funeste que le Titanic. Ils ont remis à flot la mémoire de sa carcasse rouillée pour les besoins du marché. C’est maintenant sur ce bateau damné sous respiration artificielle que les bureaucrates nord-irlandais misent pour la réunification des mémoires. Acharnement thérapeutique pour ré-imagement politique. Exhumer des objets du passé qui porteraient en eux le germe de la réunification tient du numéro d’équilibriste dans un pays dont le fondement même est un régime d’apartheid. L’État le sait. Et si pour cela il doit mandater ses institutions pour créer des objets ex nihilo, tordre les événements du passé ou faire taire les mémoires collectives, qu’à cela ne tienne.

Les accords de paix de 1998 ont des logiques contradictoires. Tout à la fois mettre fin au conflit armé et renforcer les divisions sectaires en reconnaissant le droit inaliénable des communautés à être représentées politiquement au parlement nord-irlandais. De fait, la politique locale est désormais régie par les deux partis Sinn Fein et DUP, vitrines politiques, respectivement, de l’IRA et de l’UVF durant le conflit. Ces accords du vendredi saint renforcent l’unionisme. Les républicains abandonnent la lutte armée, les accords institutionnalisent leur combat et en font des partenaires de l’Empire britannique à égalité avec les partenaires unionistes. En parallèle, les catholiques ont reçu plus d’avantages sociaux et économiques que les protestants, mais « toujours dans le cadre constitutionnel existant » [6] qui s’éloigne de la promesse d’une république indépendante et socialiste. Les unionistes, quant à eux, qui obtiennent satisfaction avec le maintien de la région dans le Royaume-Uni, se retrouvent de plus en plus déclassés économiquement. Tony Blair, premier ministre britannique, dira en 1999 que «  l’IRA est trop intelligente pour reconnaître publiquement ce qui a été négocié et les unionistes sont trop stupides pour comprendre ce qu’ils ont réussi à obtenir en amenant l’IRA à accepter un État nord-irlandais » [7]. Si structurellement la population catholique est toujours la plus touchée par le chômage et la précarité, c’est elle qui prend l’ascenseur social et c’est la bourgeoisie catholique qui s’impose dans le paysage.

« Pourquoi Bobby Sands s’est-il donc tué ? Voulait-il que ses compatriotes catholiques du Nord possèdent des jets privés ? Qu’ils roulent en 4x4 ? » [8]

Cette bourgeoisie émergente trouve un intérêt commun avec la bourgeoisie protestante anciennement hégémonique. Voilà la vraie conclusion du processus de paix : l’avènement d’un néo-libéralisme qui pacifie les divisions communautaires en hissant une partie de la communauté anciennement dominée au pouvoir. Sinn Fein et DUP appliquent de manière égale les politiques d’austérité décidées par Londres, les coupes budgétaires, les suppressions de postes dans les services publics et la réduction d’impôts sur les sociétés. Parallèlement à cela, les divisions sectaires dans les quartiers les plus pauvres n’ont jamais étés aussi importantes depuis 1998 et les récentes émeutes liées au Brexit n’en sont que l’avant-goût. Le néo-libéralisme disperse ses affects joyeux, vend sa fête, ses séries HBO, ses loisirs. Il vend de l’identité si elle se range de son côté. S’immisce en tout, se mêle de tout, se ressent partout. Auberges de jeunesse, quartiers d’affaires et programmes artistiques d’État sont les trois termes d’une même équation. C’est par autant de dispositifs que les voix dissidentes – celles qui sont indigestes pour le capital – se taisent. Circulez, on a de la paix à vendre, et tout doit disparaître !

[1Pour en commander un exemplaire, il suffit de leur écrire : revueparades@riseup.net ou de vous rendre sur leur site internet www.revueparades.fr

[2Liam Ó Ruairc, Paix ou Pacification ? L’Irlande du Nord après la défaite de l’IRA, Stourmomp, 2016.

[3« Easyjet : Orange Order offended by apology for promoting 12 July event », BBC News, 5 août 2015, https://www.bbc.com/news/uk-northern-ireland-33787746

[4« Go on home, british soldier », chanson folk républicaine.

[5Wee Goose, « Belfast Mentality »

[6Liam Ó Ruairc, Paix ou Pacification ? L’Irlande du Nord après la défaite de l’IRA, Stourmomp, 2016.

[7« New BBC documentary asks ‘Who Won the War in North ?’ », The Irish Times, 26 février 2014, https://www.irishtimes.com/news/politics/new-bbc-documentary-asks-who-won-the-war-in-north-1.1942143

[8Jim Cusack, Who’s got the bling here – Catholics or Protestants ?, Belfast Telegraph , 18 juin 2008

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