Sortir de la nasse électorale

Par Serge Quadruppani

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#102, le 4 mai 2017

Bref slogan ou long développement, tout énoncé subversif a par nature une visée performative, c’est-à-dire qu’il compte que l’énonciation même concoure à la subversion. « 2017 n’aura pas lieu » : le magnifique slogan paradoxal annonçant la suppression d’un millésime était dans la continuité de la plus belle intuition née de Nuits Debout, cette idée d’un mois de mars qui continuerait jusqu’à… quoi, une nouvelle constitution ou la révolution, c’était ce qu’on était censé débattre. On sait la suite, la paralysie des assemblées générales devenues groupes de paroles de toutes les subjectivités souffrantes, individuelles et collectives. Reste la force de ce geste inaugural.

La volonté collective de suspension du temps attaquait l’une des racines du gouvernement des humains : le pouvoir de leur imposer des échéances et des rythmes. De même que toute une série de lois et règlements et toute une organisation sociale nous imposent de travailler (ou de chercher du travail) de telle heure à telle heure, de faire la fête tel jour, de nous reposer tel autre et d’aller nous coucher plutôt dans telle tranche horaire, la démocratie représentative est ce régime de domination capitaliste qui décrète que la volonté collective s’exprimera de manière décisive telle année, à telle date, et à nul autre moment. Comme le pouvoir sur les mots (dont les médias décident le sens pour nous), le pouvoir sur le temps est un de ces puissants instruments de gouvernement qui font de nos vies des réalités étrangères à nous-mêmes. D’où la force imaginaire du mot d’ordre écrit sur les murs et les banderoles qui, derrière l’abolition de l’an 2017, annonçait le refus des rendez-vous de la vieille politique, et la volonté d’empêcher le bon déroulement de la farce électorale.

Toute réflexion sur le moment présent doit partir de ce constat : ce beau programme, nous avons échoué à l’appliquer. Quoique solidement argumentée, l’incitation à l’entartage généralisé publiée ici-même n’a guère rencontré d’échos et à quelques courageux enfarinages près, les campagnes de prétendants au trône se sont déroulées sans anicroches. Le premier tour de la présidentielle s’est déroulé conformément à la dramaturgie institutionnelle. Le même piège qui fonctionne depuis trois décennies s’est refermé sur les votants. Des millions de gens vont s’isoler un instant derrière un rideau pour manifester en toute conscience qu’ils acceptent l’aggravation de l’existant au nom du fait que ça pourrait être encore pire que le pire.

Voilà un an, des centaines de milliers de personnes ont défilé contre la loi Travail et aujourd’hui, il semble qu’une bonne partie d’entre elles s’apprêtent à voter pour celui qui incarne la promesse de son extension. La seule vraie résistance sera venue de ceux qui furent le fer de lance des manifestations du printemps dernier, ceux qui incarnèrent la nouveauté la plus radicale et porteuse d’avenir dans le mouvement, ces quelques milliers de lycéennes et sympathisants qui, ces derniers jours, à travers la France ont bloqué leurs établissements et sont descendus dans la rue pour crier « Ni Le Pen Ni Macron, Ni Patrie Ni Patron ».

Sans eux, on aurait pu croire que ces milliers d’heures de discours sur les places, ces kilomètres et ces kilomètres de rues parcourues, ces centaines de banderoles et de pancartes brandies et de graffitis magnifiques et de vitrines de banques redécorées, que tout cela n’avait pas existé. On aurait pu croire qu’on les avait rêvés, ces centaines des blessés dont certains frôlèrent la mort, et ces centaines d’emprisonnés, dont certains sont toujours au trou. On aurait pu croire que cette sensation magnifique d’être une commune en marche, ressentie par les milliers de participants aux cortèges de tête, ce n’avait été qu’un fantasme et que maintenant, c’était le retour à la raison, le temps des vraies discussions entre gens sérieux : faut-il voter Jupé aux primaires de la droite ? Supplier Hamon et Mélenchon de s’entendre ? Peut-on vraiment voter pour qui on veut au premier tour ? Peut-on s’opposer au fascisme en élisant un représentant de l’oligarchie financière ?

Bref, à voir ce qui se dit et se débat aujourd’hui, on aurait pu croire que 2016 n’a pas eu lieu.

Alors, merci, les filles et les garçons, d’être sortis de vos bahuts pour affronter encore une fois les matraques télescopiques des Bacs et les lacrymos des CRS.

Merci d’avoir maintenu vivante notre histoire à tous.

Merci d’avoir sauvé l’honneur !

De futurs chercheurs en hallucinations collectives pourront un jour analyser en détail comment on est passé, à l’automne de l’année dernière, du sentiment général que le dégoût pour la vieille politique et ses représentants était si profond qu’il s’exprimerait par un désintérêt pour la campagne et une abstention massive, à la bousculade devant les écrans de télévision et à l’excitation grandissante des réseaux sociaux, qui se sont traduits par une abstention à peine accrue au premier tour. Y est sans doute pour quelque chose la transformation de la campagne en téléréalité, avec les manœuvres de Hollande ou de Sarkozy révélant les dessous crasseux de la bourgeoisie sarthoise, et les trahisons des socialauds qui ne seront jamais fidèles qu’à la jurisprudence du traité de Lisbonne selon laquelle il convient de respecter le vote populaire seulement quand il va dans leur sens, et l’irruption du caudillo tricolore faisant brandir à des milliers d’insoumis le drapeau des Versaillais, et même le gentil Poutou qui a fait crier de joie devant leurs écrans quelques milliers de prolétaires et sympathisants, comme pour un match de foot – et sans plus de conséquences. Une chose est sûre : encore une fois, ça a marché.

Et nous voici donc confrontés à l’éternel chantage :

« Toi, oui toi, toi aurais bien aimé éviter qu’une bulle médiatique soutenue par la racaille start-upeuse, les cadavres ambulants de la social-démocratie, les momies centristes et toute l’éditocratie, prétende te gouverner, toi qui ne vois à raison dans une éventuelle victoire de Macron qu’un asservissement encore plus grand aux lubies du Medef, toi, oui, toi… au deuxième tour, au moins… tu vas voter pour lui… » 

« Parce que si c’est Le Pen qui est élue, ce sera TA faute, pas celle de tous ses adversaires des autres partis qui répètent depuis des décennies son argumentaire dans une version à peine édulcorée, pas celle des socialauds qui ont utilisé le FN pour affaiblir la droite et garder ou prendre le pouvoir, pas celle des Sarkozistes, des fillonistes ou des valsiens qui rivalisent avec Le Pen dans la saloperie xénophobe, pas celle des médias qui ont promu la zemmourisation du débat public, pas celle des trafiquants de peur (attention, ils arrivent ! les djihadistes, les migrants, les racailles, les travailleurs détachés qui mangent le pain des français…), etc, etc. Non, non, ce sera TA faute. »

Face à quoi, ce que je dirai n’engage que moi, car beaucoup de celles et ceux que j’aime et que j’estime feront d’autres choix. Je sais que Le Pen a des chances d’être élue. Mais je n’irai pas voter. En 2002, j’ai été préservé de la tentation : par choix, je n’avais pas de carte électorale. Cette année, comme je l’avais prise pour des élections municipales, je pourrais y aller, mais je n’irai pas. Marine Le Pen est le pur produit d’une démocratie représentative à bout de souffle dont il est urgent de sortir.

Quel que soit l’élu du second tour, il héritera d’une France en morceaux. Ce que les derniers mois ont montré c’est que la loi de la majorité, qui a toujours été une fiction, mais une fiction fonctionnelle, ne fonctionne plus. Il n’y a plus que des minorités, des cathos tradis pour faire gagner la primaire à Fillon et couler son parti ensuite, des flics fascistes pour manifester, des startupers se rêvant milliardaires en votant Macron, des prolétaires qui se taisent et ne sont toujours pas majoritairement lepénistes… Et la Génération ingouvernable. Nous, les autres participants aux cortèges de têtes, c’est auprès d’eux que nous avons des leçons de courage et de constance à prendre.

Il me semble que pour comprendre ce que pourrait être l’accession de Le Pen à la présidence, il faut plutôt se tourner vers les Etats Unis que vers la Turquie : pour des raisons d’histoire et de géographie, ce serait plutôt Trump qu’Erdogan, et si Trump fait bien des dégâts, on voit que loin d’avoir unifié la société étatsunienne autour de son projet, il l’a divisée comme jamais. Mais je me trompe peut-être. Peut-être le ventre est-il encore fécond, mais le ventre c’est ce capitalisme tardif dont Macron est le parfait représentant. Je ne crois pas que le surgissement de la bête immonde serait l’occasion d’un bouleversement, d’une chance pour la révolution : ce serait une régression dont il faudrait commencer par sortir pour retourner au combat contre l’ennemi central, la société capitaliste. Mais il y a des mouvements de fond qui travaillent le vieux corps malade de l’Occident. L’autoritarisme xénophobe et son cortège de crimes aux dépens des plus faibles en est un. L’aspiration à une communauté humaine libérée des ordres de l’Economie en est un autre, visible dans la séquence historique ouverte par les révolutions arabes et qui s’est manifestée partout, de la Bosnie au Brésil en passant par la Grèce et le printemps français.

On ne combattra pas le premier en confortant ce qui l’a produit. On ne renforcera la seconde qu’en reprenant l’initiative, avec courage et constance, au milieu de la grande désagrégation qui s’annonce.

À nous de retrouver le sens des mots et la maîtrise des échéances.

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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