Les 12 - Une proposition de décrochage stratégique

« Le 12 octobre prochain se tient au Pré Catelan, au coeur du bois de Boulogne, en plein XVIe arrondissement, le congrès annuel des DRH des plus grandes entreprises françaises. »

paru dans lundimatin#113, le 11 septembre 2017

Et le bourgeois, tel un chien affamé,
Reste placide comme un problème.
Et le vieux monde, comme un chien perdu,
Se tient derrière, la queue entre les jambes.
Alexander Blok, Les Douze, 1917

Sur le plan spirituel, le Pendu cesse de s’identifier à la comédie du monde et à son propre théâtre névrotique, il offre en sacrifice au travail intérieur les inquiétudes de son ego. En ce sens, sa chute est une ascension.
Alexandro Jodorowski et Marianne Costa, La voie du tarot

Policiers menaçant de rejoindre la tête de cortège, forains furieux, préfecture de Paris anticipant un « black bloc » et promettant d’intervenir « puissamment » au premier grabuge, gouvernement vertigineusement impopulaire avant même d’avoir rien engagé : ce 12 septembre qui s’annonçait comme une gueule de bois post-électorale pourrait en surprendre plus d’un. Seul nous borne l’horizon rétréci à l’extrême de la blitzkrieg gouvernementale qui se voit à l’attaque sur cinq ou six fronts successifs - Loi travail 2 / intégration de l’état d’urgence à la législation « normale » / réforme des retraites / réforme de la formation et de l’assurance-chômage -, prête à en ouvrir un nouveau avant même que le précédent soit refermé. Décrocher de l’agenda gouvernemental fut longtemps une lubie d’autonome ; dans les conditions actuelles, cela s’impose comme une nécessité stratégique.

Or qu’apprenons-nous ? Que le 12 octobre prochain se tient au Pré Catelan, au coeur du bois de Boulogne, en plein XVIe arrondissement, le congrès annuel des DRH des plus grandes entreprises françaises avec comme guest-star, devinez qui ? : Muriel Pénicaud, « la DRH de l’entreprise France ». Le site vaut le détour (www.congreshr.com). On y annonce la venue des DRH d’Engie, Bouygues, Michelin, Société Générale, Carrefour, Air France, Canal +, Mac Donald, La Française des Jeux, La Poste, Renault, Orange, Carrefour, etc. Que du beau monde. Le pitch est le suivant, et il est ouvertement politique quand bien même il se formulerait dans le langage faussement consensuel et authentiquement ridicule du management : « [la nouvelle donne politique], qui fait bouger les institutions et a bousculé l’ordre établi, nous invite à regarder du côté de l’entreprise. Car les parallèles sont nombreux, entre le management d’une organisation et le gouvernement d’un pays. Entre un collaborateur et un citoyen. Les observateurs ont ainsi considéré que la « start-up Macron » avait su merveilleusement jouer la carte du collectif, en pariant sur la créativité, l’adaptabilité et le sens. » Cette réunion fait suite à une autre, fort discrète, survenue en juillet dernier à l’hôtel Georges V, présidée par une certaine Christine Lagarde en présence d’une certaine Myriam El Khomri, d’une certaine Muriel Pénicaud et de hauts officiers de l’armée française. Ces derniers avaient été sollicités afin d’apporter tout ce que « l’expérience irremplaçable des groupes autonomes de combat » peut enseigner aux managers – leadership, loyauté inconditionnelle, adaptabilité, efficacité, esprit de corps, etc. Ce charmant séminaire avait pour intitulé passe-partout « L’éthique humaniste de l’entreprise » et son objet était de « renforcer la solidarité DRH ». Et pour cause, un échantillon des sinistres personnages qui hanteront le Pré Catelan - propriété de l’entreprise Lenôtre, rendez-vous étoilé de la grande bourgeoisie parisienne depuis la Belle époque – étaient venus là s’y concerter et s’entre-idéologiser. Les journalistes d’investigation – s’il en reste encore dans ce pays – seraient bien inspirés de se pencher un peu sur ce qui s’est dit au George V. C’est plus qu’édifiant. Le net scandale des propos - « les Français sont des culs serrés », « l’entreprise, c’est comme la Légion », « le monde est un monde d’entreprises » - est à la mesure de la confidentialité de la rencontre. Faut-il que ce monde soit miné à sa base pour que des contributeurs de lundimatin aient été informés de ces messes basses ! Et puisqu’il n’est pas sûr que nous ayons tous en poche les 2578, 80 euros qui nous ouvriraient les portes du petit raout du Pré Catelan, comment ne pas songer à en bloquer l’accès à nos DRH bien-aimés, voire à les y confiner et à les enfumer dans leur terrier.

Et que se passe-t-il le 12 décembre ? Macron organise sa petite COP21 à lui sous l’égide de la Banque Mondiale afin de « démontrer que la mobilisation se poursuit, que la communauté internationale progresse dans la mise en œuvre de l’accord de Paris sur le climat. » Le lieu de ces retrouvailles nous est à ce jour inconnu, mais on peut être sûr que ce sera un événement de plus organisé en France, et où l’écologie servira d’argument à ceux qui ravagent les mondes pour se présenter comme les seuls à pouvoir y remédier. Sauf attentat opportunément exploité, on n’imagine pas que cette sauterie se déroule sans perturbation de la part de ceux qui trouvent que la plaisanterie du greenwashing a assez duré, que la situation commence à être assez sérieuse pour mettre le holà à la farce de l’écologie d’État et de marché.

Quant au 12 novembre, eh bien, nous sommes libres de choisir ce qui méritera le plus, à nos yeux, de subir notre courroux. Nous aurons cette fois pour nous l’effet de surprise.

Il n’y a pas de révolution sans affirmation d’une temporalité propre, du rythme de la croissance d’une puissance destituante. La révolution iranienne tirait son exponentielle des quarante jours de deuil rituel au terme de quoi le peuple sortait dans la rue pour honorer les morts de la manifestation précédente. Chaque fois qu’un mouvement révolutionnaire se laisse imposer la temporalité de l’urgence par quoi opèrent les gouvernements ou la position d’attente que veut produire toute promesse politique, il commence de perdre pied.

12 septembre, 12 octobre, 12 novembre, 12 décembre, et ainsi de suite. À nous s’ouvre, cet automne, la possibilité de construire de 12 du mois en 12 du mois, avec l’ensemble des composantes en présence, le rythme de notre propre surgissement, l’accroissement de notre nombre, de notre consistance et de notre raffinement stratégique. À nous d’ouvrir le temps, de poser nos propres échéances, de forcer l’horizon plombé de la contre-révolution techno-capitaliste.

Le régime macroniste nous est, au fond, d’un grand secours. En un sens, c’est un boulevard pour une révolution enfin à la hauteur des enjeux de l’époque. Jusqu’ici la gouvernementalité française a toujours réussi à occulter sa continuité réelle – celle qui s’est successivement cachée derrière les figures folkloriques de la politique française, de De Gaulle à Hollande ; celle des grands corps de l’État fournissant aussi bien le personnel dirigeant des grandes entreprises « privées » ; celle d’une technocratie autiste mais retorse, moderniste mais conservatrice, autoritaire mais républicaine, indifféremment vichyste, gaulliste ou socialiste -, Macron nous offre comme ultime masque le véritable visage de celle-ci, son authentique incarnation psychotique, après quoi il n’y a rien ; pas même un Mélenchon. Macron est un ennemi idéal, parce que significatif, cohérent dans sa synthèse des contraires apparents, nous obligeant à revisiter la perception largement fallacieuse que nous avons de l’histoire française et européenne du dernier demi-siècle.

Décrocher de l’agenda gouvernemental, c’est aussi laisser derrière nous une certaine conception instrumentale de la manifestation – celle qui veut que la manifestation serve à peser sur on ne sait quelle négociation entre bureaucrates, et qui la condamne, aussi déflagrant que soit son déroulé, à n’être jamais qu’une force d’appoint aux manœuvres de la gauche. C’est donc envisager la manifestation comme fin à elle-même, comme expression libre, affirmative de l’existence d’un parti autonome, destituant, ingouvernable. C’est faire appel non plus à l’affect passif d’espoir - d’espoir, par exemple, que le gouvernement revienne sur ses pas -, mais à celui, actif, de vengeance. « Vous passez vos ordonnances. Vous faites fi de tous ceux qui n’en veulent pas. Vous suivez indifféremment, brutalement, votre agenda. Très bien. Faites, faites ! Mais vous allez payer, et vous allez payer cher. Vous ne faites que commencer de voir ce dont nous sommes capables. Et ne comptez pas sur nous pour vous pardonner. Nous vous ferons tomber, et c’est notre monde, alors, qui surgira, un monde fait d’innombrables mondes. » La vengeance est le plus sûr antidote contre le ressentiment.

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