Santiago Maldonado, desaparecido, comme un monde qui bascule

« Ce matin-là, à cet endroit, a disparu Santiago Madonado, 28 ans, libertaire, soutien actif des Mapuches. »

paru dans lundimatin#113, le 11 septembre 2017

par Leo S. Ross.

1er août 2017, très tôt le matin. Près de Cushamen, petite localité de la province de Chubut, Patagonie, Argentine. Des hommes et des femmes finissent leur nuit dans le campement d’une communauté en résistance. Ce sont des Mapuches. Autrefois, on les a aussi appelé Araucans.

Depuis des siècles, ce peuple amérindien résiste. Contre l’extension de l’Empire inca vers le sud du continent, contre les Espagnols. Aujourd’hui c’est toujours pour leurs droits et pour leurs terres qu’ils luttent, au Chili et en Argentine. Au mépris des États s’ajoute les intérêts privés, grandes entreprises forestières, minières, propriétaires terriens ou multinationales d’élevage. L’une d’entre-elles, Benetton, plus grand propriétaire privé en Patagonie, possède en Argentine 900 000 hectares de terres spoliées aux peuples amérindiens. Ces propriétés sont scrupuleusement garanties par l’État argentin –united colours, disent-ils. Les actions des Mapuches sont engagées – blocage de routes par exemple, comme en cette fin juillet pour exiger la libération de l’un des leurs, Facundo Jones Huala –, mais ils ne tuent personne. Les Mapuches ont pourtant toujours été de redoutables guerriers.

1er août, avant le lever du soleil. Un groupe de gendarmes investit leur campement. Ils tirent des balles en caoutchouc, des cartouches de chevrotine et brûlent des installations. De nombreux Mapuches parviennent à s’échapper. Ils entendent les gendarmes crier : « Attrapez-en un, tirez, tirez » et « Tuez-en un, Indiens de merde, on va les chasser » [1]. Plusieurs témoins ont vu les gendarmes attraper un homme, le frapper et l’emmener dans l’un de leurs véhicules. Ce matin-là, à cet endroit, a disparu Santiago Madonado, 28 ans, libertaire, soutienactif des Mapuches [2].

Depuis lors, personne ne l’a revu. Malgré des preuves et témoignages accablants incriminant les gendarmes, l’État argentin, par la voix de la ministre de la sécurité, Patricia Bullrich, ne déclare presque rien sur les faits et dit s’en remettre à la justice. Mais elle ne suspend pas les gendarmes et c’est le même juge qui a ordonné leur action du 1eraoût qui est en charge de l’enquête. Plus d’un mois après les faits il apparaît évident que le gouvernement n’a cessé de retarder et freiner les possibilités d’enquête indépendante. La veille de l’enlèvement, le chef de cabinet de la ministre de la sécurité, Pablo Nocetti (un avocat qui a défendu des militaires accusés de crimes contre l’humanité), était sur place, dans l’estancia de Benetton, avec les gendarmes qui ont attaqué le campement des Mapuches. Quelques jours après ces faits, les gendarmes lavent et nettoient leurs véhicules.

La majorité des médias du pays, contrôlés par les oligarques qui ont fait le président Mauricio Macri (en particulier ceux du groupe Clarin), minimisent, inventent des théories ubuesques ou mentent sans vergogne. Depuis l’élection de Macri – celui-là même que François Hollande était allé saluer chaleureusement – l’extrême droite est ressortie des placards de l’histoire et éructe au grand jour. Eux se félicitent que l’État ait retrouvé sa vigueur « antisubversive », comme au temps de la dictature. Le gouvernement Macri a violemment replongé l’Argentine en plein libéralisme, comme Emmanuel Macron doit en rêver. Plus de 200 000 personnes ont été licenciées depuis son arrivée au pouvoir en 2015. Beaucoup d’Argentins ne se consacrent qu’à une seule et unique activité : boucler leurs fins de mois. La bourgeoisie – souvent pudiquement nommée « oligarchie » –, est aux anges. La politique du gouvernement leur est dédiée. Eux se disent que ces sauvages de Mapuches n’ont aucune importance. Que la « conquête du désert » [3] aurait dû régler le problème. Mais que s’il faut les réduire au silence aujourd’hui, ils peuvent bien fermer les yeux sur les agissements des molosses en uniforme. Mais il y a aussi beaucoup d’Argentins qui sont révoltés de voir ressurgir les méthodes de la dictature militaire : l’enlèvement et la « disparition » de manifestants, de militants [4]. Toutes ces femmes et tous ces hommes demandent à l’unisson au gouvernement, depuis plusieurs semaines : où est Santiago Maldonado ? Qu’il réapparaisse vivant ! Maintenant !

Mais depuis le 1er août, aucune nouvelle.

Outre sa monstruosité, cette « disparition forcée » perpétrée par les forces de l’ordre établi est significatif d’une tendance qui s’observe dans de nombreux pays depuis quelques années. Les classes dominantes choisissent de plus en plus souvent de s’allier avec l’extrême droite, les nationalistes, les militaires ou des réactionnaires ultras. Cela s’observe par exemple à divers degrés en Argentine, aux USA, en Russie, en Pologne, en Hongrie, en Turquie ou au Venezuela (dans l’opposition). L’explication relève probablement de la faillite sans retour des droites et gauches classiques. Les sociaux-démocrates ne proposent plus que des réformes libérales. De « gauche », ils ne conservent que quelques oripeaux délavés, quelques « valeurs sociétales », comme ils disent. La droite classique se fait partout dépasser par son extrême droite et reprend pathétiquement ses fétiches : sécurité, immigration, identité, famille, nation. Ce qui en retour légitime l’extrême droite et donc produit l’effet inverse de celui escompté. Gauche comme droite réformiste ont perdu leur dextérité à canaliser les réactions populaires. Ce qui inquiète les classes dominantes. Par ailleurs, gauche et droite classique n’assument que rarement d’aller au bout de leurs réformes néolibérales, c’est-à-dire d’user de la force requise lorsque nécessaire. Les peuples ne votent plus qu’en minorité pour ces partis fatigués issus de l’après-guerre ; les abstentionnistes sont légion.

De leur côté, les réactionnaires les plus rudes et les extrêmes droites excellent à débusquer et faire reluire la crasse, c’est-à-dire a lancer des débats et entretenir les opinions publiques de sujets sectaires, racistes, patriotiques, puants. Ceux-là mêmes qui maximisent le potentiel de manipulation des peuples – il n’y a guère que la religion qui soit plus efficace en guise de véhicule d’opinions sur étagère. L’extrême droite a aussi l’avantage de ne pas rechigner à la brutalité. Quand les gens d’extrême droite ou leurs idées métastasent autour du pouvoir, les forces de répression ne retiennent plus leurs coups. Alors c’est pour ces promesses de manipulation et de main de fer que de plus en plus de bourgeoisies, dans de nombreux pays, choisissent de leur confier des mandats de répression, de leur confier des « réformes » visant à casser les droits conquis par les travailleurs, de leur donner les clés des frontières qu’ils ferment en laissant les gens crever à leurs abords. D’ordinaire, l’extrême droite se traite bien à coup de pied au cul, c’est-à-dire comme les minoritaires aigris qu’ils sont usuellement. Mais quand ils deviennent conseillers de ministres, de présidents, responsables politiques ou faiseurs d’opinions influents, c’est-à-dire lorsque les classes dominantes les choisissent pour contrer un péril révolutionnaire, des désordres sociaux ou pour imposer des réformes libérales, alors l’extrême droite devient redoutable. Avant que des régimes ne basculent dans les ornières fascistes, c’est aussi comme ça que ressurgissent les pires pratiques, comme l’enlèvement politique.

Rémi Fraisse a été tué par des gendarmes français, au cours d’une mobilisation similaire à celle des Mapuches. L’État français, dirigé par un gouvernement qui n’avait de socialiste que le nom – funeste usurpation – a protégé ses gendarmes et les a finalement dédouanés. Dans ce cas, l’extrême droite ne noyautait pas le cœur du pouvoir d’État. Mais ce dernier la singeait ; souvenons-nous de la loi travail et de la répression qui l’a accompagnée, de l’état d’urgence utilisé pour empêcher des gens de manifester ou de la déchéance de nationalité. Outre-Atlantique, nous avons récemment entendu les déclarations de Donald Trump, président des États-Unis, renvoyant dos à dos les antifascistes pacifiques et les fascistes qui venaient de tuer Heather Heyer à Charlottesville. Dans ce pays, on se souvient que la majorité de la classe dominante avait soutenu Clinton, la voix de la finance mais pas de l’extrême droite (il faut cependant remarquer que la « minorité » de la bourgeoisie qui appuyait Trump était loin d’être négligeable). C’est-à-dire que même lorsque les classes dominantes n’ont pas encore fait le choix résolu, majoritaire, de l’extrême droite, tout se passe comme si les États modernes se préparaient à l’imminence de cette nouvelle.

La logique sous-jacente à la tragique disparition de Santiago Maldonado semble être la suivante : la bourgeoisie n’a plus d’espoir en la démocratie telle que nous l’avons connue pour tenir le peuple. Elle sent que l’absence obstinée de croissance économique rend la situation tout à fait explosive dans de très nombreux pays. Les gens en ont marre. Ils récusent les « élites » qu’on leur sert sur les plateaux télé. Des résistances s’organisent et deviennent de plus en plus dures, parfois à l’échelle du pays, parfois très localement. En Amérique du sud, la bourgeoisie veut absolument en finir avec les gouvernements plus progressistes qui sont ou étaient au pouvoir depuis quelques années. Alors, pour reprendre la main et garantir ses intérêts, elle s’allie avec l’extrême droite et les éléments les plus rétrogrades et réactionnaires de la société. En guise de dot elle offre son pouvoir économique et médiatique. En retour, elle en approuve les mots, les logiques et les méthodes. Les forces de l’ordre reçoivent des instructions de fermeté, voire dans certains cas des ordres explicites de faire des exemples. Ce fut peut-être le cas en Argentine, et c’était peut-être la raison de la présence sur place du chef de cabinet de la ministre de la sécurité.

Et c’est comme ça que disparaît un jeune homme qui ne demandait que la reconnaissance des droits des peuples multiséculaires face à une multinationale du pull.

Mais regardons autour de nous. Nous verrons par milliers des gens courageux qui ne lâchent rien et demandent dans le monde entier, sans se soucier de qui il était : « Où est Santiago Maldonado ? ».

Le monde qui bascule, ce sont les classes dominantes qui le poussent dans le vide de leurs minables intérêts et s’allient aux secteurs les plus réactionnaires et revanchards de la droite. Un monde qui bascule c’est un homme enlevé à ses amis, à ses camarades, à sa famille, à la vie. Par les forces de l’ordre. Les batailles à venir seront rudes, mais elles ne sont pas perdues.

Leo S. Ross
www.abordages.net| twitter.com/leodiross

[3La « conquête du désert » fut une campagne militaire menée par l’État argentin entre 1878 et 1885 pour conquérir des territoires du sud du pays – en particulier en Patagonie – appartenant aux Amérindiens (Mapuches, Ranquel et Tehuelches).

[4La France a abondamment partagé avec les dictatures sud-américaines, Argentine en particulier, son savoir-faire en matière de lutte « antisubversive », acquise pendant la guerre d’Algérie. L’enlèvement suivi d’assassinat en est un grand classique.

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