Rothschild, Soros, et le mythe du complot juif – Harz-Labour

« Nous n’avons quant à nous rien à défendre à part la fin de l’économie. »

paru dans lundimatin#190, le 6 mai 2019

Après avoir accusé les Gilets jaunes de tous les maux, le gouvernement a décidé d’utiliser la lutte contre l’antisémitisme pour stigmatiser le mouvement. Cette instrumentalisation n’est pas nouvelle. Elle a généralement cours contre les habitants des banlieues, contre les militants pro-palestiniens, contre les noirs, les arabes, les musulmans… C’est ainsi que dans un pays dont l’État a, dans un passé pas si ancien, persécuté la minorité juive jusqu’au génocide, les éditorialistes et hommes politiques peuvent régulièrement, et sans honte, accuser les seuls membres des classes populaires d’être antisémites.

[Cet article a été initialement publié dans le 24e numéro du journal Harz-Labour, à télécharger dans son intégralité ici.]

Manuel Valls, pour ne citer que lui, avait probablement conscience de souffler sur les braises lorsqu’il affirmait que les juifs pouvaient porter leur kippa avec fierté et que le voile n’avait pas sa place dans la République, avant d’associer l’islam et les banlieues à l’antisémitisme. La lutte contre l’antisémitisme est trop importante pour être laissée à ceux là même qui font monter le racisme et attisent les tensions. Mettre en scène l’unité de la nation en faisant semblant de lutter contre l’antisémitisme et contre un ennemi intérieur, comme l’ont fait récemment les partis politiques, des Républicains à la France Insoumise, n’est qu’une manière de se réfugier derrière une profession de foi morale, quand on n’a plus de projet et qu’on ne croit plus en rien. Pire, cette instrumentalisation des Juifs, qui n’ont rien demandé, est souvent associée au fait de les considérer comme des étrangers, une communauté tolérée tant qu’elle ne revendique rien. Le philosémite n’est 
rien d’autre qu’un antisémite qui aime les Juifs.

Il y aurait un problème à ne pas voir cette instrumentalisation, mais il y en aurait aussi un à ne voir que celle-ci, à ne pas analyser l’antisémitisme pour ce qu’il est. Il y a l’antisémitisme historique des représentants de l’État, considérant les Juifs comme des étrangers. C’est Raymond Barre qui, en 1980, après l’explosion d’une bombe devant une synagogue, évoquait « un attentat odieux qui voulait frapper des Israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français 
innocents qui traversaient la rue Copernic ». C’est Jacques Chirac qui en 2004, distinguait d’une part les musulmans et les Juifs, et d’autre part les Français. Plus récemment, ce sont François Hollande puis Emmanuel Macron qui, pour parler de l’antisémitisme ciblant des Juifs français, invitaient les représentants de l’État d’Israël…

Il y a aussi l’antisémitisme du ressentiment, lorsque la socialisation en crise génère une révolte individuelle et conformiste du sujet atomisé. Ce sont les nuits passées devant des vidéos d’Alain Soral par des milliers de jeunes hommes persuadés d’être célibataires, au chômage 
et sans amis à cause des féministes supposément payées par Soros et des banquiers juifs qui manipuleraient le peuple. C’est, plus globalement, l’opposition du peuple, du côté du concret, et des Juifs, considérés comme des élites apatrides, du côté de l’abstrait.

L’absence d’enracinement et un certain rapport au texte sont souvent reprochés au judaïsme. Si le don d’une loi à un peuple est présent dans de nombreuses religions apparues avant et après le judaïsme, que celle-ci soit donnée dans le désert, le lieu du passage, l’endroit où nous sommes tous étrangers, est plus originale. Ce symbole est, pour un certain nombre de rabbins, l’une des causes de l’antijudaïsme.

L’antisémitisme, ne ciblant pas l’autre pour une différence visible, à l’inverse des autres formes de racisme, est souvent la détestation de l’autre en soi. Vouloir se débarrasser du Juif, c’est souvent s’en prendre à l’incomplétude de l’altérité en soi. Une fois atteint un certain point d’atomisation, et dans une époque où règne la désolation, la seule façon de se sentir Français est probablement de pester contre ceux qui seraient plus des étrangers que nous. Si les étrangers n’étaient pas là, les Français n’existeraient peut-être plus.

L’une des dimensions de l’antisémitisme moderne est aussi économique. C’est l’association supposée des Juifs à l’argent, le discours du petit patron contre « les banquiers juifs » et « les usuriers » pour ne pas critiquer les règles de la concurrence et de la libre entreprise, dont il souffre après les avoir défendues. C’est celui du salarié sous payé, qu’on oblige à faire des heures supplémentaires et qui, par peur de se révolter contre un problème qui se situe sous son nez, fantasme des complots occultes.

Si nombre de Gilets jaunes s’opposent à l’antisémitisme et critiquent ces discours, il arrive que certains les colportent, consciemment ou non. Les fantasmes sur la banque Rothschild en sont le vecteur principal [1]. Réduire Macron à la banque Rothschild quand il est un produit de l’ENA et a passé plus de temps en tant que haut fonctionnaire devrait nous interroger. Le fait que les bénéfices annuels des banques Rothschild sont de 100 millions de dollars annuels, contre 24 milliards pour JP Morgan finit de nous convaincre que ce qui est fantasmé à la seule évocation du nom “Rothschild” n’est pas rationnel.

L’association des Juifs à l’argent est évidemment absurde, mais les antisémites n’ont pas peur du ridicule. Ils accusent souvent les Juifs d’être à la fois riches et trop pauvres, les associent au contrôle, au travail, et les décrivent comme des parasites, leur reprochent d’avoir
 inventé le patriarcat et la subversion féministe, d’avoir créé Jésus et de ne pas y croire, d’être derrière la révolution russe et le capitalisme, d’incarner la subversion mais aussi « le système », de diviser le peuple tout en étant prêts à tout pour établir l’ordre, etc.

On entend souvent expliquer le complotisme par le fait que toute vérité officielle et tout discours publics sont aujourd’hui discrédités. Cette explication ne nous satisfait pas, pour deux raisons. Nous savons que la théorie du complot juif a prospéré à des époques où les différentes formes d’autorité étaient moins discréditées qu’aujourd’hui, au sein du catholicisme au Moyen-âge, ou sous la Russie tsariste, par exemple. Par ailleurs, le fait de chercher un éclaircissement n’est pas une raison pour se satisfaire d’une explication complotiste et antisémite. L’addiction aux médias de masse comme aux discours entendus sur youtube sont les deux faces d’une même conscience aliénée, d’une séparation du monde qui nous entoure. Il faut que le monde nous devienne étranger pour avoir à ce point besoin de journalistes et « réinformateurs ». Lorsqu’on a prise sur ce que l’on vit, lorsqu’on se sent lié à ce qui nous entoure, il n’y a ni dépression ni théorie du complot.
 Pour expliquer matériellement l’antisémitisme, il faut prendre en compte la place à laquelle les Juifs sont assignés par les pouvoirs, et la manière dont ils sont désignés comme bouc-émissaire dans certaines conditions. Cela est notamment expliqué par Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme [2], et par Moishe Postone dans plusieurs articles rassemblés dans Critique du fétiche capital [3]. Après avoir été cantonnés à un rôle d’intermédiaire au Moyen-âge (la majorité des métiers leur étaient interdits, et celui de
banquier leur était souvent réservé, la religion catholique interdisant l’usure), et n’avoir ensuite vu que quelques uns d’entre eux tolérés au plus proches des pouvoir (avec la figure du Juif de cour), l’expansion rapide du capital industriel au cours des trois dernières décennies du XIXe siècle a coïncidé avec l’émancipation politique et sociale des Juifs en Europe. Cette émancipation, passant par l’État, et par la citoyenneté, abstraction par excellence, a probablement favorisé l’image du Juif comme opposé au peuple enraciné.

Pour Postone, la forme de l’antisémitisme moderne trouve ses racines dans le rapport social capitaliste. La socialisation propre à la société capitaliste produit en effet une conscience déformée et mystifiée, opposant l’abstrait et le concret, tendant à la personnification du caractère impersonnel de la domination de la forme-valeur. Un anticapitalisme tronqué et mal digéré oppose souvent le concret et l’abstrait, par exemple en défendant le travail mais en dénonçant la « finance », sans s’apercevoir que l’exploitation et la spéculation sont deux faces d’une même pièce. Une variante est de considérer les marchandises comme des objets concrets, et d’en isoler l’argent, considéré comme la racine du mal.

Étant donné ces inversions, la domination n’apparaît pas pour ce qu’elle est, la domination abstraite de l’exploitation qui produit la valeur, mais comme une domination concrète et individuelle, celle de quelques banquiers malfaisants tapis dans l’ombre. À chercher les responsabilités de quelques individus plutôt qu’interroger sa propre place dans un rapport de production, à fantasmer des complots plutôt qu’à voir des effets de système, on risque souvent de stigmatiser telle ou telle minorité trop éloignée du « pays réel ». L’antisémitisme accuse souvent les Juifs d’être le capital abstrait, la finance, pour défendre le travail, l’industrie ou les petits commerçants, qui seraient plus enracinés dans le réel.

Nous n’avons quant à nous rien à défendre à part la fin de l’économie. La plus value, l’enrichissement d’une minorité n’existent pas parce qu’il y a des profiteurs, mais parce que que le capital est un rapport social, parce qu’il existe une domination de la forme valeur et l’exploitation de la force de travail. Les États et les banques ne tentent pas de fait perdurer le capitalisme en faisant tourner les planches à billets parce qu’ils ourdiraient on ne sait quel complot, mais parce qu’au coeur du capitalisme, toute offre doit créer sa demande, et que la marchandise doit rencontrer des consommateurs.

Certains, face à la dette publique, considèrent que la solution est de revenir aux monnaies nationales et de redonner aux banques étatiques le pouvoir de la création monétaire. Penser que la richesse est créée par l’émission de la monnaie est probablement une manière inconsciente
 d’éviter de réfléchir à notre exploitation. Derrière cette volonté de « contrôler l’argent », derrière les mythes sur les complots menés par les Rothschild et autres Rockfeller, derrière la critique de la finance, se cache l’idée que l’existence de l’argent ne serait pas liée en soi au capitalisme. La monnaie et l’argent sont ici confondus. La monnaie n’est qu’un étalon, et l’argent n’est pas la monnaie. L’argent existe depuis le Moyen-âge et l’émergence du capitalisme, depuis qu’il est possible d’en accumuler en investissant. Contrôler l’argent est un fantasme, puisqu’il est par définition incontrôlable, un processus impersonnel, un écran entre nous et le monde.

Nous devons comprendre ce qu’est le capital, un rapport social caractérisé par l’exploitation. Il nous faut par ailleurs analyser la période dans laquelle nous nous trouvons, au coeur du capitalisme tardif. Il n’y a pas de crise parce que les banquiers spéculent, la spéculation accrue des banquiers est un effet du capitalisme tardif, de la saturation des marchés et de la baisse du taux de profit. Quand une fraction du capital en écrase une autre, quand la Réserve fédérale prend le pouvoir sur les banques régionales aux États-unis, ou les banques privées sur la Banque de France, ceci n’est pas un complot des Rothschild, mais le résultat d’une guerre au sein du capitalisme et des évolutions liées à la dynamique du capital.

Il en est de même quand les petits commerces sont remplacés par des grandes surfaces. Ce n’est pas un acte de méchants capitalistes attaquant des gentils investisseurs mais simplement, encore une fois, une fraction du capital qui en écrase une autre, dans un contexte de guerre économique de plus en plus affirmée. De ces évolutions résulte évidemment, chez certains la tentation de s’en tenir à la nostalgie, ce sentiment niais. Puisqu’on sait qu’il n’y a jamais de retour dans l’Histoire, réfléchissons plutôt au fait que la nostalgie démagogique des trente glorieuses porte souvent celle d’une période où la France possédait encore une partie de l’Afrique, et où les immigrés, les femmes, les Juifs et les pédés étaient « à leur place ».

Face aux volontés de trouver et punir des responsables, il nous faut rompre avec les dogmes libéraux et l’idée que le monde serait guidé par des individus qui portent des projets. Aucun projet ne se plaque sur le monde, et c’est pourquoi les discours à tendance personnificatrice ,
 s’ils peuvent être utiles dans des contextes de lutte, sont à utiliser avec parcimonie. Ou nous comprenons que la domination est le résultat de rapports sociaux, ou nous nous condamnons à ne rien comprendre, et nous imaginons alors qu’il y a des idées qui dominent le monde, et des êtres malfaisants avec des projets plus ou moins cachés qui, on ne sait comment, arriveraient à les mettre en œuvre contre une majorité qui pourtant n’en veut pas.

Il n’y a par exemple pas d’opposition entre « conservateurs » et « progressistes », ni entre « nationalistes » et « mondialistes ». Il y a par contre la faillite de l’État-nation lorsque le chômage est massif et la socialisation en crise. Il n’y a pas « le mondialisme », mais la mondialisation des échanges marchands et des formes de gouvernance. Il n’y a pas « la finance », mais une dimension financière au capital. Il n’y a pas le concret d’un côté et l’abstrait de l’autre, mais la production de valeur par le travail et la circulation des marchandises, ainsi que la domination de la marchandise qui crée nos besoins et nos désirs. Comme tout ce qui existe, le travail sous le capitalisme est à la fois concret et abstrait : concret en tant qu’il produit des biens d’usage, abstrait en tant qu’il produit de la valeur.

Certains diront qu’on ne sortira jamais du capitalisme, que la domination du capitalisme est total, que l’exploitation s’accroît, que le travail gratuit s’étend, et que tout est marchandisé, jusqu’aux relations, via les sites de rencontres, de covoiturage et autres Airbnb. D’autres, plus optimistes, feront remarquer que les rencontres et les différentes formes de solidarité entrent dans la sphère de l’économie quand un monde touche à sa fin et qu’il n’y a plus grand chose à valoriser. 
 Ce que nous connaissons n’est pas une crise économique. Au milieu des années 1970, interrogé sur la crise pétrolière, Michel Foucault répondait que l’utilisation du mot « crise » marque avant tout l’incapacité à comprendre le présent, et que la force journalistique du terme est égale à sa nullité théorique et stratégique. C’est maintenant jusqu’à certains économistes libéraux qui refusent d’utiliser le mot « crise », en expliquant que l’usage de ce terme sous-entendrait qu’une reprise
 pourrait avoir lieu.

Ce n’est pas une crise, mais la fin d’un monde. Des économistes, présentant pourtant la Chine comme la future première puissance mondiale, en sont à reconnaître, en comparant les chiffres des exportations fournis par l’État chinois et ceux des pays importateurs, que la dynamique du capitalisme chinois est grandement surestimée. Des dizaines de villes chinoises sont vides, après avoir été construites sur la promesse de l’embauche de masses d’ouvriers par des entreprises 
florissantes.

Il y a d’autres signes qui ne trompent pas. La France a pendant longtemps été à la fois leader mondiale de la productivité et de la prise de psychotropes. Le Japon, pays de la technologie, est aussi celui des hikikomori, ces centaines de milliers de jeunes hommes qui vivent reclus et fuient les objectifs définis pour eux. Celui qui souffre n’est rien d’autre que celui qui ne se conforme pas aux normes d’intégration, et nous n’avons rien à défendre à part la fin de l’économie. L’économie, dont toutes les catégories sont liées au capitalisme, n’est pas une science mais un mode de gestion. Les prévisions, dont les échéance sont de plus en plus proches, ne sont plus prises aux sérieux par personne.

Nous ne défendrons rien d’autre que des politiques de l’écart, l’écart étant la différence entre ce que des sujets sont sensés faire, défendre leurs positions sociales et l’existant, et ce qu’ils font, remettre en cause l’ordre en place, et leur propre place dans cette structure. Les 
gestes sont les moments où les agents arrêtent de fonctionner, les actes qui déjouent les structures, lorsque la révolte n’est pas conformiste, et ne s’acharne pas sur un bouc-émissaire.

Bibliographie

Agitations Autonomes, « Comment les intox sur Rothschild alimentent l’antisémitisme », agitationsautonomes.com, 2019

Arendt Hannah, Les origines du totalitarisme suivi de Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 2002.

Postone Moishe, Critique du fétiche capital. Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, PUF, 2013.

[1Agitations Autonomes, « Comment les intox sur Rothschild alimentent l’antisémitisme », agitationsautonomes.com, 2019, https://agitationautonome.com/2019/04/10/comment-les-intox-sur-rothschild-alimentent-lantisemitisme/

[2Arendt Hannah, Les origines du totalitarisme suivi de Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 2002.

[3Postone Moishe, Critique du fétiche capital. Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, PUF, 2013.

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