La question économique de la mesure valeur est une question politique : celle de la mécanisation des outils vivants

Par Jacques Fradin [vidéo]

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#132, le 8 février 2018

Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme. Il y a presque trois ans, nous avions publié une série de vidéo intitulées Qu’est-ce que l’économie, cette nouvelle salve en est la suite logique, dans le sens d’un approfondissement. Le propos est rapide, dense et complexe tout autant qu’il est érudit, précieux et indispensable. Enregistrées à l’hiver 2016, ces 9 vidéos demandent de la patience et de la concentration, qualités nécessaires à tout bon lecteur de lundimatin. Septième épisode : La question économique de la mesure valeur est une question politique : celle de la mécanisation des outils vivants

Troisième série

Le noyau politique colonial de l’économie : la valeur.

Valeur, évaluation, mesure, calculabilité, comptabilité, servitude.
Épisode A : La question économique de la mesure valeur est une question politique : celle de la mécanisation des outils vivants

Sans doute, le centre de l’analyse économique est-il constitué par la théorie de la valeur.
Que faut-il entendre par “analyse de la valeur” ?
L’examen de ce phénomène étonnant, formé par des institutions sociales formalisées, numériques & comptables.
L’étonnement devant un ordre géométrique incarné socialement.
Quel pourrait bien être le mystère initial qui pousse à analyser les institutions économiques, d’abord observées empiriquement, au premier degré, et observables immédiatement (de manière “fétichiste” — l’empirie de premier degré, non critique, étant fétichiste) sous l’apparence (“fétichisée”) de cristaux géométriques et qui oblige, ensuite, à critiquer l’analyse économique & ses développements doctrinaux (tant que cette économique ne cherche pas à atteindre un empirique de second degré, plus radical, et à outrepasser le fétichisme de l’ordre géométrique trop évident) ?
Quel pourrait bien être le mystère initial, et l’étonnement, l’incrédulité qu’il suscite ?
Celui de ces institutions, immédiatement géométriques, avant tout travail scientifique : le mystère des appareils sociaux qui produisent des nombres (sans savants !).

Là se place la distinction principale de l’économique & de la physique ; l’effacement de cette distinction conduisant au physicalisme, au naturalisme ou à une forme étroite de matérialisme mécaniste, à une sorte de redoublement au carré du fétichisme préliminaire ; car en économie la mesure & le nombre ne sont pas les résultats de productions savantes, comme c’est le cas en physique, mais le résultat des opérations de processus sociaux “spontanés” : en économie le nombre “naît spontanément”.
Si, donc, le physicien produit de la mesure, l’économiste, lui, l’affronte comme une donnée empirique, de premier ordre, et mystérieuse & étonnante, à expliquer après coup.
Nommons économiste critique ou économiste réflexif celui qui est saisi par le mystère de la mesure sociale.
Une telle posture critique découlant de la connaissance approfondie (ou “pratique”) de la recherche mathématique. Et ainsi découlant d’un savoir épistémologique concernant la pratique de la physique théorique (comme mathématique “impliquée”).
L’objet de l’économie est donc l’explication du nombre spontané, socialement spontané.
Non pas la fabrication (performative) de structures numériques censées être “interprétatives” (d’un monde “invisiblement” géométrique), mais l’interprétation de structures numériques données a priori, hors de toute “vision” mathématique du monde ; l’économiste se trouve dans la délicate situation d’un Galilée renversé (ou d’un anti-Galilée).
En économique, le mathématique ne peut en aucune manière jouer le même rôle qu’en physique.
Paradoxalement, il faut, en économique, être encore plus mathématicien, plus théoricien du mathématique, plus algébriste, qu’en physique.
Le nombre étant donné par l’empirique immédiat (et non pas projeté par volonté de géométrisation, volonté dérivant d’une “vision”), une connaissance complète de ce qu’est un nombre, une connaissance des structures mathématiques de la mesure, c’est-à-dire une connaissance du travail mathématique le plus originaire, s’impose, avant toute autre réflexion. Or cela est de la mathématique théorique (réflexive), voire de l’épistémologie mathématique ; dont le physicien n’a guère besoin, lui qui opère avec des nombres (et des mathématiques) qu’il a sélectionnés et “impliqués” pour permettre des calculs.
Là où le physicien projette le calcul (et utilise des mathématiques pour ingénieur dans un cadre opératoire défini par lui) l’économiste doit s’incliner devant cette géométrie paradoxale pré-établie (“non-galiléenne”) et la comprendre, l’interpréter, sans calculer — “ça” calcule tout seul & sans lui !
Le point de départ est peut-être le même : nombres, espaces, fonctions, développements calculables, etc., les cheminements sont ensuite de sens inverses : pour la physique, des fonctions vers la calculabilité, pour l’économique, de la calculabilité (anté-économique) vers l’herméneutique (de la comptabilité).
Mais, depuis longtemps, l’analyse économique a brouillé la réflexion.
Jaloux de son collègue physicien, si bien reconnu, ou ayant la fibre pratique de l’ingénieur (ou du spécialiste de la physique industrielle — sans parler du “puissant savant atomiste”), l’économiste a sauté par-dessus l’étape, jugée “sans utilité” (ou “sans sens”, dès lors que le sens est pragmatiquement confondu avec l’utilité), de l’analyse de la mesure (ou de la valeur, pour suivre la terminologie économique), a sauté dans les plaisirs politiques des calculs-comme-les-ingénieurs, louchant vers la reconnaissance sociale due aux “amis du peuple” (ou aux amis des entreprises), a sauté dans la gestion scientifique.
Quelle chance que ce nombre immédiat ! Vite ! Au calcul ! Mais qu’est-ce qui distingue alors l’économiste du comptable ?
Lourde question. Dans laquelle se situe primitivement la différence de l’économique & du physique. Et l’idée économiste (naturaliste) selon laquelle l’économique serait une physique du social (une physique de ces institutions miraculeusement comptables ou calculables — une physique “galiléenne” de ce monde mathématique “hyper-galiléen” : trépignons de joie devant le miracle de l’Occident rationnel), selon laquelle l’économiste serait un super-gestionnaire (planificateur, par exemple, ou organisateur de “néomarchés”, pour faire “socialiste de marché”, façon Oskar Lange), l’idée économiste découle du saut par-dessus l’analyse scientifique (par-dessus l’explication), de ce saut qui emporte décision (sans doute inconsciente — l’économiste est un être pressé, pragmatique, “américain”) de replier l’économique sur l’art des ingénieurs.
Soyez pratiques ! Utiles à votre prochain ! Gérez, en toute science !
Si l’économique n’est pas réduite à être une science technologique de gestion, ou, pire, une dogmatique plutôt policière (une “science policière”), si l’économique prétend à l’analytique, elle ne peut sauter par-dessus le préalable de l’analytique (interprétative) des structures sociales numériques [elle doit être une théorie de la comptabilité plutôt qu’une comptabilité raffinée (?) ou de la recherche opérationnelle].
Alors, pour suivre le trajet de la physique (et non pas pour en caricaturer les applications), elle doit se développer comme SCIENCE POLITIQUE.
Second paradoxe : pour suivre “l’esprit” de la physique, c’est-à-dire se déployer comme une science empirico-analytique, l’économique doit prendre une voie herméneutique, certes très spécifique, mais une voie parallèle à celle des sciences sociales (ou sciences morales).
Quelle est alors la spécificité de cette science morale économique ?
D’être chanceuse, pour parler comme au Québec ; car elle observe un processus social historique de procréation de nombres & de mesures ; elle peut, alors, en passant par l’analyse mathématique (des nombres & des mesures), rendre compte de la structuration en monde géométrisé.
L’économique empirico-critique est capable, avec l’aide intérieure de l’étude réflexive (épistémologique) des opérations structurantes du mathématique, de découvrir, en traversant le fétichisme de l’empirique immédiat-trop-immédiat, un socle d’empirique de second degré, refoulé, socle qui lui (à cette économique critique) permet de se déployer comme science… à la manière de la physique, sinon comme physique sociale.
Histoire de la géométrisation politique en monde calculable : voilà par quoi débute l’économie politique, par l’analytique de l’institution ou de la conformation.
L’économique n’est pas un “modèle” mathématique projeté sur une réalité a priori non mathématique, mais l’examen intra-mathématique d’un espace numérique “spontanément comptable”.
Plus qu’en physique, on ne sort pas du mathématique ; mais, de manière totalement différente, puisque l’on examine l’histoire par laquelle le mathématique (se) fait monde. L’économique est non pas mathématique appliquée (au sens des arts de l’ingénieur, qui sont des projections conformantes), mais analytique du mathématique incarné.
Posant la question : comment le mathématique peut-il s’incarner ?
Traitant de l’origine (en termes de généalogie) du compte aussi bien que de la géométrie.
“Galiléisme inversé”, l’économique doit se penser comme “physique inversée”, dont l’objectif est d’analyser l’axiomatisation-codage politique, l’abstraction concrète, qui constitue un monde (comme) espace géométrique soutenant la calculabilité.
Comment peut-on compter SUR l’homme ?
Quel homme est cet homme comptabilisable ?
L’homme comptabilisable (homo œconomicus) est-il humain ?

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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