Rejoindre le Rojava - Épisode 2

"L’un des soldats a choisi d’ouvrir une portière pour une inspection rapide, et ce fut celle de mon côté. Sous ma polaire, mon gilet de combat me paraissait lourd, très lourd. J’ai lancé un « Hello » le plus naturel possible au soldat, qui a fini par refermer la portière."

paru dans lundimatin#89, le 16 janvier 2017

À 21 ans, ce jeune révolutionnaire blanquiste comme il se décrit lui-même, a décidé de rejoindre le Rojava où s’affrontent les kurdes des Unités Populaires du Peuple (YPG) et Daesh. Nous publions cette semaine les deux premiers épisodes de son récit.

Académie militaire des YPG pour volontaires étrangers, quelque part au Rojava, le 4 Janvier 2017.

La connexion ici est aussi rare que le papier toilette, ne vous inquiétez donc pas de mon absence de nouvelles, ni de mon hygiène intime.

La formation se passe bien, j’arrive à manger végétarien (que végétarien, miskin, mais c’est mieux qu’omni n’est ce pas) et à ne pas me faire tuer (en vrai par ici c’est plutôt tranquille).
Dans un mois je devrais partir au front.

À bientôt, si possible.

Petite anecdote rapide avant la fin de la connexion : J’ai reçu mon "nom de guerre" kurde, il se compose de deux parties, la première est donnée par le commandant et son second (pour moi ils m’ont donné le nom de la partie Nord du Kurdistan, un endroit magnifique, comme moi, tmtc), et la seconde j’ai pu la choisir, à condition qu’elle soit en rapport avec mes idées politiques (le commandant connaît le blanquisme et aime bien le Comité Invisible et cie, on en a grave parlé). Le voilà donc : Serhad Tiqqun. Ouais ouais, je suis sérieux.

Académie militaire des YPG pour volontaires étrangers, le 7 Janvier 2017.

La voilà donc l’aventure, la vraie, celle qui vous transcende et vous anime, qui vous fait vivre l’unicité du moment. L’intensité du vécu est totale, rien n’y échappe. Chaque heure passée ici me semble plus riche en sens qu’un jour entier en France. Il ne s’agit pas d’un simple dépaysement, c’est avant tout un dépassement, de soi, du monde.

La saveur de chaque instant est délectable, on en devient accro.
Notre tabur (camp militaire kurde, prononcé « tabour »), est situé assez loin du front. Il a été créé spécialement pour les volontaires internationaux. Il s’agit d’une petite centrale électrique, entretenue par deux civils kurdes. Nous utilisons le terrain et les installations, et en contrepartie nous protégeons le site. Cette forme de coopération civile/militaire est assez répandue au Rojava.

Notre camp possède un terrain de volley/foot, une salle de cours, une salle de sport, un champ de tir, un poste de garde, une cuisine, une salle à manger, une réserve, des douches (avec eau chaude) et des toilettes, plusieurs chambres collectives. Nous dormons sur des futons, avec plusieurs couvertures.

Pour un camp militaire du Rojava, c’est assez confortable.
Le commandant, son second, et l’équivalent du « sergent » sont les seuls autres kurdes. Le reste des hommes (population exclusivement masculine) vient de trois continents différents. On entend parler en anglais, chanter en italien, et râler en français. Il y a au moins une douzaine de nationalités différentes, pour une bonne vingtaine de personnes.

Ce genre d’endroits ne peut attirer que des profils atypiques, de l’ancien soldat occidental au révolutionnaire convaincu, du kurde expatrié à l’anti-daeshien déterminé. On y trouve autant de personnes formidables que de cas pathologiques inquiétants. Il est clair que certaines personnes ne viennent ici que pour en tuer d’autres, et que rien ne les anime si ce n’est un goût malsain pour la guerre et ce qu’elle porte avec elle.

Le problème est de composer avec toute cette diversité de profils, d’éviter autant que possible les tensions et les non-dits. En cela, le tekmil a une utilité certaine. Il s’agit d’une assemblée pour discuter et se critiquer. La critique n’est pas à prendre comme en Occident. Ici, elle a pour but de progresser. Si l’on a un reproche à adresser à un camarade, on le lui dit en public, et lui peut s’expliquer, s’auto-critiquer ou se défendre. Il y a bien sûr un travail conséquent à faire sur son ego avant de pleinement adhérer au principe du tekmil. Les YPG et YPJ, comme les autres groupes kurdes de guérilla révolutionnaire, en font toutes les semaines.

La vie au camp s’articule ainsi : La journée commence à 4h45, par un échauffement, puis un footing, et enfin une sorte de stretching martial kurde, et cela jusqu’à 6h ou 6h30. Nous avons ensuite une heure pour manger et faire les travaux de maintenance, c’est à dire vider les poubelles, nettoyer les salles et les toilettes, etc. De 7h à 11h nous avons les cours théoriques, partagés entre des leçons de stratégies et tactiques militaires, des cours politiques très orientés vers Ocalan, le confédéralisme démocratique et le municipalisme libertaire, des cours d’Histoire/Sociologie. De 11h à 13h nous devons cuisiner, manger, et nettoyer ce qui ne l’a pas été le matin. Puis jusqu’à 17h nous avons les cours militaires pratiques : maniement des armes, montage et remontage de la kalachnikov, déplacements, etc.
Des cours de kurdes nous sont aussi dispensés, en alternance entre le matin et l’après-midi. De 17h à 19h nous devons préparer le dîner. Jusqu’à 20h nous finissons de nettoyer et ranger (tout se sali très vite ici). Nous faisons également parfois des assemblées pour discuter et débattre d’un sujet philosophique, politique, social. Nous restons ensuite éveillés jusqu’à au moins 22h, à parler, jouer, chanter, regarder des films. Nous avons chaque nuit un tour de garde d’au moins une heure.

Les YPG nous fournissent notre équipement de base (le treillis et l’arme). Tant que nous sommes au camp nous devons le conserver et le porter. À la fin de la formation nous serons libres d’utiliser notre équipement personnel. Nous faisons notre lessive à la main, nous devons nettoyer nos chaussures régulièrement : la terre ici est un mélange de sable et de glaise. Marcher dans un champ équivaut à alourdir chacun de ses pieds d’un à deux kilos.

Pour arriver jusqu’au camp il nous a fallu parcourir des centaines de kilomètres. Nous sommes d’abord partis de Sulaymanyiah le 28 Décembre, dans la nuit. Un premier véhicule est venu nous chercher à l’hôtel et nous a amené à un point de rendez-vous où un second véhicule nous attendait. Nous l’avons pris et pendant plusieurs heures, nous avons traversé tout le Nord de l’Irak. Nous sommes passés à travers une dizaine de check-points. Le premier fut le plus stressant. L’un des soldats a choisi d’ouvrir une portière pour une inspection rapide, et ce fut celle de mon côté. Sous ma polaire, mon gilet de combat me paraissait lourd, très lourd. J’ai lancé un « Hello » le plus naturel possible au soldat, qui a fini par refermer la portière.
Les check-points étaient majoritairement ceux du PUK, un parti politique plutôt conciliant avec le Rojava, à la différence du PDK, mais vers la fin du trajet nous sommes tombés sur trois check-points du PDK. Quatre occidentaux et un chauffeur kurde, ce n’est pas anodin dans cette région. Nous sommes néanmoins passés. Nous sommes finalement arrivés la nuit dans les montagnes du Nord-Ouest irakien, un endroit magnifique.

Au petit matin, un groupe de guérilla communiste locale (dont nous tairons le nom mais bon tmtc, encore) nous a récupérés, cachés, et nourris. Nous sommes partis l’après midi en voiture, vers un autre camp caché près de la frontière (des souterrains et d’énormes pièces creusées dans la terre et la roche, pour s’abriter des forces turques notamment.

Nous avons rapidement mangé, repris la voiture, et avons fini par rouler tout feu éteint dans un champ, le conducteur se servant de jumelles de vision nocturnes. Nous étions deux véhicules, à avoir pris deux itinéraires différents par sécurité, et à se retrouver au point de rendez-vous, à quelques kilomètres du Tigre.

Nous avons ensuite dû marcher dans la nuit noire, profitant de la pénombre de la nouvelle lune (à savoir pas de lune apparente). Nous avons fini par atteindre le fleuve. En cet endroit, il se divise en trois bras. Nous avons passé les deux premiers à pieds, avec de l’eau jusqu’aux genoux. Je portais bien 32 kilos sur le dos, ma pochette d’ordi sur la tête. Le troisième bras, nous l’avons passé en canot pneumatique, entassés à onze, armes et bagages avec nous, passant à quelques centaines de mètres des postes de gardes peshmergas. L’adrénaline était là, le moment était jouissif. Il a fallu deux aller-retours pour que tout le monde traverse.

S’en est suivi une longue marche de presque 8h à travers le désert de boue sableuse. Nous étions épuisés.

L’aventure est aussi belle qu’elle peut-être cruelle. Un des volontaires étrangers n’a pas tenu le coup physiquement, les kurdes ont du lui prendre son sac et il a fallu le soutenir pendant toute la marche. J’avoue que nous l’avons maudit de nous ralentir. Il pesait de tout son poids sur les épaules des camarades. Un autre étranger à commencé à avoir des hallucinations. Le troisième était à bout de force. Et j’en bavais aussi.

J’ai fini par arriver en avance avec un petit groupe de sept kurdes. Des camions nous attendaient au milieu de nulle part. Il a fallu attendre 20min que la vingtaine d’autres compagnons arrivent aussi. Nous avons roulé une demi-heure pour finalement arriver au camp.

Ne venez pas au Rojava si vous n’avez pas un minimum de condition physique et mentale. Les abandons sont nombreux, et les kurdes n’ont pas de temps à perdre. Ce n’est pas une question d’élitisme sportif ou quoi que ce soit du genre. C’est une révolution et une guerre. La venue de chaque volontaire demande une organisation logistique conséquente. Et « nous n’avons pas le luxe d’accueillir des touristes » pour reprendre les mots d’un camarade kurde.

Académie militaire des YPG pour volontaires étrangers, le 15 Janvier 2017.

Les jours s’enchaînent plus vite qu’on ne pourrait s’y attendre, et l’on finit par réaliser que d’ici 15 jours nous auront fini la formation et serons, si tel est notre souhait, envoyés sur le front.

J’écris ce texte à la hâte avant que la connexion ne soit coupée.

Chaque jour qui passe, l’écart se creuse entre ceux qui tiennent sportivement le coup, et les autres. Ces derniers ne seront de toute évidence pas envoyés dans une zone trop « chaude », en tout cas pas dans l’immédiat. Sur la dizaine que nous sommes à présent, nous ne sommes plus que 3 ou 4 à parvenir à suivre le rythme de préparation physique.
En ce qui concerne l’aspect mental, la plupart tiennent bien le coup, même si des tensions inévitables éclatent.
Cela fait maintenant plusieurs fois que nous faisons des marches de nuit, et que l’un de nos instructeurs simule des attaques. Nous ne sommes que deux a avoir eu une formation militaire au préalable, et la mienne, bien qu’assez minime, s’avère très utile. Deux autres compagnons ont eu une expérience de guerre.
On s’aperçoit clairement de la différence entre nous quatre et les autres. Je ne peux qu’encourager les camarades désireux de venir, et même ceux qui ne le sont pas, à acquérir eux aussi une préparation militaire.
Ne laissons pas ce monopole aux fascistes. Armons nous.

La nuit on entend régulièrement voler des drones. Pour
une fois, on espère qu’ils soient américains, car si ce n’est pas le cas, c’est qu’ils sont sans doute turcs, et donc, plus dangereux pour nous.

Les cours très orientés politiquement font le bonheur des militants présents mais agacent parfois les autres. Les révolutionnaires étrangers ne sont pas la majorité des volontaires. Alors venez donc grossir notre nombre.
Et bien qu’étant là depuis peu, je peux assurer aux camarades qu’ici, on vit le communisme.

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