Que peut une anthropologie métaphysique ?

Au bord des mondes, Mohamed Amer Meziane
[Bonnes Feuilles]

paru dans lundimatin#382, le 9 mai 2023

Un an et demi après avoir abordé la sécularisation, l’islamophobie et l’écologie dans Des Empires sous la Terre, le philosophe Mohamed Meziane développe dans Au bord des mondes [1] les pistes, à la fois sensibles et heuristiques que pourrait ouvrir une anthropologie métaphysique : « il ne suffit pas d’attribuer une âme aux plantes et aux animaux pour soigner les ravages de l’extractivisme. Encore faut-il élargir le spectre des non-humains au delà du visible. » Le livre dresse une critique féconde, depuis la philosophie, des approches, méthodes et impensés de l’anthropologie - face à la catastrophe écologique et la nécessité certaine d’habiter autrement le monde, les idées et démarches des chercheurs du tournant ontologique apparaissent insuffisantes. Mohamed Amer Meziane propose un tout autre cadre d’analyse, qui prend pour point de départ les mythes, les traditions, les rêves. Nous publions donc ce lundi quelques pages d’un travail précis et important, qui nous invite à prendre le réel par ses marges. Une interview avec l’auteur sera publiée la semaine prochaine.

La part métaphysique d’une lutte indigène

Depuis que les intellectuels du Sud global ont décidé d’écrire leur propre histoire, une question proprement philosophique s’est posée au cœur des sciences humaines : celle des limites du réel. Certaines dimensions de l’expérience échappent à l’archive coloniale, à la sphère de la réalité telle qu’elle est circonscrite et limitée par le modèle dominant de la rationalité techno-scientifique à ce qui est visible ou objectivable. Tant que l’on n’affronte pas la dimension métaphysique de cette question, tant qu’elle n’engendre pas un trouble assez profond pour provoquer un réel décentrement, la décolonisation du savoir ne demeurera qu’une idée vague, seulement propice à sauver le type de pouvoir qu’elle prétend dissoudre en le réformant.

Prenons l’exemple de la révolte des Cipayes en Inde au xixe siècle et des questions que sa mise en histoire a posées aux historiens indiens du courant des Subaltern Studies. Ce courant historiographique majeur et encore trop ignoré en France se donne pour tâche d’examiner non seu- lement l’histoire des peuples non européens et de leur résistance au colonialisme, mais plus précisément le rôle de celles et ceux qui n’appartiennent pas aux élites et que l’on décrit comme « subalternes ». S’il est aisé d’archiver le passé des élites qui ont accès à l’écriture et ont été le plus souvent formées à l’intérieur des institutions coloniales elles-mêmes, prendre en compte la voix des subalternes impose de faire l’histoire de ce qui excède l’archive coloniale. Pour l’historien Ranajit Guha, les résistances paysannes au colonialisme britannique constituent l’une des expressions caractéristiques de la question subalterne [2]. La révolte des Cipayes, résistance massive à la colonisation britannique qui date de 1857, a été considérée par l’Empire britannique comme le fruit du « fanatisme religieux », conduisant à l’interdiction des conversions au christianisme et à la systématisation du gouvernement indirect, en un mot à une sécularisation des empires [3]. Reproduisant un geste impérial, l’historien marxiste Eric Hobsbawm a pu affirmer de ces révoltes qu’elles étaient « pré-politiques » et non-modernes, hypothèse contestée par Guha qui y voit un mouvement à la fois moderne et politique, bien qu’il ne soit pas organisé par les élites occidentalisées. Dans son geste de contestation de cette historiographie coloniale, Guha insiste avec force sur un autre aspect, inconcevable du point de vue d’Hobsbawm et plus généralement des sciences sociales occidentales. Ce qu’il y a derrière l’usage du mot « fanatisme », ce sont des actions certes portées par des humains, mais qui s’inscrivent à l’intérieur de mondes dans lesquels la puissance d’agir (agency) humaine inclut celle d’autres réalités tels que les dieux ou les esprits. Du point de vue des acteurs humains de ce mouvement insurrectionnel - les « subalternes » - dieux et esprits en sont aussi des acteurs à part entière, des acteurs non-humains. Comme l’écrit l’historien Dipesh Chakrabarty, dans son ouvrage désormais classique, « cette sphère paysanne bien que moderne n’était pas dépourvue de l’agentivité des dieux, des esprits et d’autres êtres surnaturels. Les sciences sociales auraient tendance à classer ces actants (agencies) sous la rubrique de “croyances paysannes” mais le paysan-comme-citoyen ne partageait pas les présupposés ontologiques que les sciences sociales tiennent pour acquis » [4].

Croyance est bien le mot qui s’impose d’emblée à notre conscience. Ce n’est pas que les Occidentaux soient modernes et que les subalternes ne le soient point, mais seulement que les premiers ne parviennent pas à admettre la réalité de forces qui sont parfaitement réelles pour les seconds. Les sciences sociales ne pourront se libérer de leur impérialité sans questionner ces présupposés ontologiques qui posent a priori une conception déterminée du réel et de ce qui ne l’est pas. Le présent essai invite à élargir notre conception du réel par-delà le dualisme de l’être et du non-être, de manière à pouvoir penser l’intervention d’en- tités non humaines et non naturelles dans des mondes anthro- pologiques telles que les décrivent les historiens subalternes. La métaphysique occidentale a voulu qualifier de telles entités qui excèdent ce monde visible d’irréelles, tout en se faisant passer pour une anti-métaphysique fondée sur une appréhension supposée « scientifique » des phénomènes. On sait pourtant que la conception naturaliste du monde développée depuis l’âge classique n’est qu’une conception du réel et non la seule vraie. Par conséquent, condamner tout ce qui excède la nature à l’irréalité – position anti-métaphysique par excellence – est un geste qui relève d’une décision métaphysique. Ces formes métaphysiques, ce sont les dieux, les esprits, Dieu lui-même, et plus généralement ce que, depuis Durkheim, les sciences sociales se sont habituées à nommer « le sacré ». Si elles n’existent pas pour les « naturalistes » et les « sécularistes », elles forment la trame de l’existant pour d’autres. Leur prise en compte à l’intérieur des sciences sociales suppose la médiation d’une anthropologie philosophique à même d’assumer la part métaphysique des mondes humains. Parce qu’elle concentre son attention sur l’animisme, l’anthropologie contemporaine limite souvent sa conception des non-humains aux végétaux et aux animaux, à ce que les Modernes nomment la « nature », ou à des hybrides de nature et de culture tels que les objets techniques [5]. Dans cette perspective, les non-humains étant toujours naturels ou culturels, ils ne dépassent pas les limites du monde visible.

Mais qu’en est-il des êtres de rêve, des esprits, des dieux ou des ancêtres qui constituent des réalités dans la vie ordinaire de nombre d’êtres humains qui peuplent cette terre ? Une anthro- pologie peut-elle se permettre de les ignorer sous prétexte que les Modernes ont décidé de faire abstraction de ces réalités dans leur science et de nier leur existence dans leur antimétaphysique ? Répondre par l’affirmative reviendrait à répéter les préjugés de sa propre société et à les projeter sur le monde, par un eurocentrisme qui devrait répugner par principe à l’anthropologue tant il contredit son geste.

Mais cette mise en situation n’est pas une réduction, elle n’a pas pour fonction de saisir le point de vue des acteurs, de celles et ceux qui se disent « fidèles ». En un mot, il ne suffit pas d’appliquer le matérialisme historique aux traditions religieuses pour déployer une perspective réellement anthropologique qui puisse prendre acte des pratiques et des discours des acteurs des traditions. Si le matérialisme demeure pertinent, il est néanmoins partiel. Et ce qui l’excède, la métaphysique qui l’accompagne nécessairement, renvoie à une part d’anhistoricité constitutive du « point de vue » des acteurs. Cette part anhistorique ne peut être saisie que par une approche anthropo-philosophique au sein de laquelle, loin d’être dissoute dans la praxis ou les sciences sociales, la philosophie est appelée à jouer un rôle clé sans pour autant servir de principe fondateur.

Si l’on veut penser avec le monde qui vient au lieu de s’obstiner à conserver un passé européen à bout de souffle, il est temps d’assumer les dimensions métaphysiques que les sciences sociales ont tenté d’annihiler. Une telle démarche n’implique en aucun cas de s’engager dans un spiritualisme vague, ni d’affirmer l’existence des dieux et des esprits pour la simple raison que certains acteurs l’affirment. Elle s’inscrit au contraire dans une assomption pleine et entière d’un matérialisme historique libéré de toute tentative de réduction des idées, des formes de vie ou du théologico-politique aux infrastructures socio-économiques ou à des causes « profanes ». Ce matérialisme a été entrevu par Marx dans La Question juive. Il y a formulé l’hypothèse selon laquelle il n’y aurait pas de religion en soi mais des phénomènes socio-religieux toujours his- toriquement situés [6]. Dans le prolongement de cette piste, le matérialisme doit cesser de postuler qu’il existerait une entité universelle nommée « religion », tout simplement parce que ce concept lui-même est le produit d’une histoire déterminée. En se libérant de l’illusion selon laquelle il y aurait une essence transhis- torique de la religion, des phénomènes spirituels peuvent être rapportés à des situations d’énonciation profanes. De ce point de vue, des mouvements contemporains tels que l’évangélisme ou l’islamisme ne sont pas des émanations d’un archaïsme religieux atemporel mais des produits de leur temps, marqués du sceau de la sécularisation portée par les puissances de l’État et du capital.

Mais cette mise en situation n’est pas une réduction, elle n’a pas pour fonction de saisir le point de vue des acteurs, de celles et ceux qui se disent « fidèles ». En un mot, il ne suffit pas d’appliquer le matérialisme historique aux traditions religieuses pour déployer une perspective réellement anthropologique qui puisse prendre acte des pratiques et des discours des acteurs des traditions. Si le matérialisme demeure pertinent, il est néanmoins partiel. Et ce qui l’excède, la métaphysique qui l’accompagne nécessairement, renvoie à une part d’anhistoricité constitutive du « point de vue » des acteurs. Cette part anhistorique ne peut être saisie que par une approche anthropo-philosophique au sein de laquelle, loin d’être dissoute dans la praxis ou les sciences sociales, la philosophie est appelée à jouer un rôle clé sans pour autant servir de principe fondateur.

Il n’y a pas de religion

J’entends déjà un concert de voix s’agacer. « De quoi voulez-vous nous entretenir ? De “religion” ? Nous en avons assez de cette chimère contre laquelle nous avons lutté pour émanciper nos corps et nos esprits, le sexe et le savoir. Et voilà que vous voudriez que nous y fassions retour ! On sait que rien d’autre n’existe, si ce n’est ce que nous parvenons à objectiver par les sciences et qui se trouve dans la nature. Il est absurde et infantile de poser une entité transcendante ou surnaturelle. Il n’y a qu’à voir comment la croyance en des dieux – pire en un Dieu unique ! – a dévasté le monde en y déployant des violences insoutenables, opprimant le corps des femmes et de tous les incroyants. Qui croit que sa vérité est la seule qui soit ne peut qu’opprimer l’autre. Et la pire d’entre elles, nous la connaissons, c’est l’islam, qui ne s’est toujours pas réformé comme l’ont fait les autres religions depuis Luther et l’apparition du protestantisme. Quant au christianisme, c’est lui qui au fond nous a séparé de la nature et a conduit à ce désastre écologique que nous vivons. Fort heureusement, nous savons depuis bien longtemps que les sciences sociales doivent suivre le modèle des sciences naturelles que nos ancêtres ont institué avec brio sur les décombres de cette horrible scolastique dont les fables absurdes n’ont pas su atteindre la régularité des lois de la nature. Dieu n’a rien à faire dans un tel système. C’est pourquoi, à chaque fois qu’une société humaine parle de Dieu ou des dieux, il convient d’y voir seulement l’expression d’un point de vue indigène qui doit être rapporté à un système de pensée plus vaste et à la structure de la société étudiée. Ces esprits et ces dieux sont des fictions fabriquées par des systèmes de croyance qui portent la trace de leur origine trop humaine, tissu de superstitions certes inspirantes mais qui, une fois l’accès à la science ménagé, disparaîtront d’elles-mêmes. »

On le voit, les soi-disant « Modernes » – plus précisément, les élites intellectuelles d’Europe occidentale depuis le xvie siècle – ont fait bien davantage que croire en la Nature. Ils ont en effet appris à parler de « religion » en général, à la définir, à la louer ou à la critiquer. Deux siècles plus tard, abreuvés de récits de voyage missionnaires, les Lumières ont inventé l’anticléricalisme pour que, au détour du xixe siècle, on en vienne à pouvoir exécrer tout ce qui renvoie, de près ou de loin, à ce que recouvre ce concept de « religion ». Celui-ci serait-il devenu un asile de l’ignorance séculière, un lieu où se réfugient celles et ceux qui ignorent l’héritage missionnaire qui les déterminent ? Se pourrait-il que les Modernes puissent croire en « la religion » à la manière dont ils pensent que les prétendus « primitifs » inventent des dieux ?

Le mot de « superstition » est une manière de disqualifier a priori ce qui n’entre pas dans les cadres étroits de l’ontologie séculière qui affirme que seule la nature – ce monde – est réelle. Cette limitation antimétaphysique du réel au visible ou à l’immanence suppose d’abord l’existence d’un universel anthropologique. Il existerait, pense-t-on, un « fait religieux » et les hommes, de tout temps, auraient eu besoin de cette idée vague que l’on nomme le sacré. Cette certitude a une histoire. Elle est non seu- lement récente mais elle est aussi très chrétienne, bien qu’elle ait en partie contribué à la dissolution d’une bonne part de la théologie chrétienne européenne. Ses origines sont multiples : romaine, missionnaire, puis ethnologique. Ses conséquences sont elles aussi plurielles. Son premier effet funeste a été d’ériger la religion en seul rempart possible contre l’immoralité, en instrument de protection des bonnes mœurs, à commencer par le corps des femmes. Autre conséquence néfaste, sa critique acharnée porte sur la religion en soi et jamais sur ce qu’en disent des humains, des « fidèles », dans un temps et un espace donnés, dans un monde socio-économique déterminé. Pour pouvoir affirmer des poncifs, opposés mais solidaires, tels que « le retour à la religion est la solution à nos maux » ou « la religion est la principale source de violence et d’intolérance dans le monde », il faut d’abord croire, non pas en Dieu, mais en la religion elle-même. La certitude selon laquelle la religion constituerait un fait humain universel est partagée aussi bien par les grandes institutions religieuses contemporaines que par le sécularisme, par les défenseurs autant que par les pourfendeurs de cette pseudo-entité au contenu indéterminé et aux contours imprécis que l’on nomme « religion ». Il n’y a ni à défendre, ni à s’opposer à la religion, puisque la religion en tant que telle n’existe pas et que seuls existent des humains qui entrent en contact avec des entités vivantes et non humaines, avec la terre et ce qui l’excède. Disant cela, je n’ai pas pour but une simple restauration de la transcendance. C’est au nom de la pensée critique et jamais en vue de son abandon que le sécularisme doit être mis face à ses propres contradictions.

Si l’on doit cesser de parler de religion, alors quel terme faut-il employer à la place ? Que dire après avoir essayé d’ôter ce mot de nos bouches, après avoir cessé de croire en elle ? Les candidats sont nombreux et c’est précisément cela qu’il faut faire : multiplier les mots. Choisir de parler de traditions, de visions du monde, de formes de vie ou de formations cosmographiques au lieu de par- ler de religion importe moins au fond que de parvenir à penser avec l’ensemble de ces termes. Ce qui compte n’est pas de choisir un nouveau mot pour dire ce que « religion » ou « culture » ne diraient que confusément, mais de penser autrement et au plu- riel. Le mot le plus adéquat pour décrire le geste qui s’impose est un verbe anglais, comme tel intraduisible : to unpack. Ce mot peut se traduire de plusieurs manières et l’un d’entre eux est le verbe français « défaire ». Il faut défaire la religion. Cela signifie qu’il faut décomposer les éléments que ce mot recouvre, au sens où il s’y réfère et les masque dans le même mouvement. C’est qu’il y a une pluralité de phénomènes qui grouillent derrière l’unité fac- tice et imaginaire que suggère notre usage du mot de religion. On ne remplacera donc jamais le concept de « religion » par un autre concept mais seulement par un autre langage, une autre manière de penser qui suppose l’usage d’une multitude de mots plutôt que d’un monolithe conceptuel. L’usage dominant du mot « religion » trahit et exprime une manière de penser le monde. Au fur et à mesure que religieux et laïques se sont mis à croire en l’existence de « la religion », ils se sont progressivement rendus incapables d’une chose : de métaphysique. Et la sécularisation – cette croyance au monde et à la religion – a franchi un seuil tel que nous ne savons même plus vraiment ce que ce mot signifie. En inventant la religion, les missionnaires puis les anthropologues ont réduit les réalités métaphysiques à des entités naturelles - telles que le cerveau - ou culturelles - telles que la société. Ces substrats, si évidents semblent-ils être, ne renvoient en aucun cas à des choses dont la réalité serait incontestable.

On objectera encore et toujours que « la religion » opprime les humains et surtout les femmes. S’il serait absurde de nier l’urgence politique qu’exprime cette objection, l’objet d’une telle cri- tique est imprécis et abstrait. Ce n’est pas la religion qui opprime les humains. Ce sont des institutions et des humains qui en oppri- ment d’autres. Certaines parts des traditions spirituelles peuvent bien, à certains moments, agir comme des manières de dominer les corps en s’associant à un pouvoir qui n’a en soi rien de « religieux » et que l’on appelle le patriarcat. Mais il s’agira, en changeant le langage provincial, européen et chrétien de la critique des religions, d’opérer une critique différente, alternative. Il sera toujours aussi nécessaire d’opérer une critique radicale des oppressions exercées sur terre au nom de Dieu ou d’autres formes métaphysiques telles que les dieux ou les esprits. Mais cette urgence ne saurait conduire à anéantir tout horizon métaphysique, comme s’il suffisait de nier toute transcendance pour que les hommes et les femmes soient ainsi libérés de toute oppression. La libération de la vie, et spécifiquement du corps des femmes et des personnes non-binaires, demeure un horizon des luttes. Nul ne peut supposer que ces luttes devraient se contenter de perpétuer le langage du xixe siècle européen. Ce serait les encoder dans le système qu’elles refusent tout en s’éloignant de ce que l’époque requiert de penser, en tuant dans l’œuf ce qu’elle recèle de nouveau.

Dès lors, s’il n’y a pas de religion en général, quel est l’objet de l’anthropologie et des sciences humaines ? La réponse est simple : elles portent sur des pratiques métaphysiques immergées dans le temps de l’histoire mais irréductibles à celui-ci. Les sciences humaines ne peuvent prétendre qu’à expliquer et objectiver des formations religieuses déterminées, toujours situées dans l’espace et dans le temps, et jamais la religion en soi. Dès lors que ces for- mations font partie d’un monde social et politique déterminé, dominé par l’État moderne et une économie capitaliste, elles sont d’emblée inscrites dans le cadre de la sécularisation. Elles renvoient donc à des hybrides de sécularité et de sacralité et ne s’expliquent en aucun cas par la permanence d’une quelconque essence anhistorique de la religion. Il est aussi nécessaire qu’insuffisant d’objectiver les formations traditionnelles. Une perspective anthropologique suppose non pas d’expliquer le comportement des acteurs mais de le décrire en restituant et en resituant les termes qu’eux-mêmes emploient et mobilisent. Dès lors que les acteurs se situent à l’intérieur de traditions discursives qui font signe vers une dimension atemporelle, l’historicisation est par définition incapable d’en rendre pleinement compte. La part d’anhistoricité de la tradition doit être restituée comme telle. Une anthropologie de l’invisible, à même de prendre en charge notre rapport à ce qui excède le sensible et cet excès lui-même, est-elle dès lors possible ? Peut-on exprimer quelque chose de la pluralité de l’humain sans prendre en compte ce qui dépasse l’ordre de la nature et de ce monde ? Est-il possible de déployer une anthropologie des mondes sans déployer une pensée philosophique de leurs bords, armée pour prendre au sérieux ce que des siècles de colonialisme nous ont habitués à tourner en ridicule au lieu de les penser : les âmes et les dieux, l’animique et le divin, et toute forme de réalité ultime ?

[1Mohamed Amer Meziane, Au bord des mondes, Bruxelles, Vues de l’esprit, paru le 5 mai 2023.

[2Ranajit Guha, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India, Duke University Press, 1999. {}

[3Voir Cyril Henry Philips, Hira Lal Singh et Bishwa Nath Pandey (dir.), The Evolution of India and Pakistan, 1858 to 1947 : Selected Documents, Londres, Oxford University Press, 1962, p. 11. Sur l’idée d’une sécularisation contre- insurrectionnelle de l’empire, je me permets de renvoyer à Mohamed Amer Meziane, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, Paris, La Découverte, 2021, p. 254-259.

[4Dipesh Chakrabarty, Provincialiser Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, trad. O. Ruchet et N. Vieillecazes, Paris, Amsterdam, 2009 [2000], p. 47, traduction modifiée.

[5Si le mérite incontestable de l’anthropologie des non-humains qui a récemment émergé est de mieux faire saisir ce qu’elle nomme l’animisme, elle s’avère limitée lorsqu’il s’agit de saisir d’autres sociétés, d’autres traditions et d’autres formes de vie que celles de l’Amérique du Sud et de la Sibérie. Les anthropologues du tournant ontologique délaissent souvent l’Afrique et le Moyen-Orient et ne disent presque rien des monothéismes.

[6J’ai exposé plus en détail cette lecture critique de Marx dans Mohamed Amer Meziane, « Marx ou le fétichisme inversé. Comment l’anthropologie de ‘la religion’ délimite la critique terrestre », Actuel Marx, 64, 2018, p. 30-46.

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