Qu’est-ce que l’économie ? - Jacques Fradin (Intégral)

« Que pourrait-être une alternative à l’économie ? » C’est la question clef qui verrouille ou déverrouille l’époque. Nombreux journalistes, éditorialistes et commentateurs de toutes sortes, ont insisté ces dernières semaines sur l’incapacité de Nuit Debout à se constituer en force « politique »...

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#59, le 3 mai 2016

« Que pourrait-être une alternative à l’économie ? » C’est la question clef qui verrouille ou déverrouille l’époque. Nombreux journalistes, éditorialistes et commentateurs de toutes sortes, ont insisté ces dernières semaines sur l’incapacité de Nuit Debout à se constituer en force « politique ». La critique est aussi entendue que le problème est mal posé, cela jusqu’au coeur même, peut-être, de Nuit Debout. Nous héritons d’une idée de la politique qui voudrait que le pouvoir réside dans le discours publique et consiste à remporter le débat. Il suffirait de discuter librement, de s’accorder, pour que la physionomie du monde change et que le pouvoir aux mains de certains se retrouve au bout des doigts s’agitant dans les assemblées de tous.
C’était en tous cas l’utopie charriée par le mouvement des indignés, avant qu’il ne se résigne à rejoindre la sphère de la politique représentative.
S’il y a bien un pouvoir qui réside dans la parole, dans la parole collective, force est de constater que ce qui nous attache et nous tient à l’ordre très particulier sous lequel nous vivons, c’est l’économie et ses infrastructures. C’est le refus de constat qui bien souvent accule nos discussions au bavardage.

Pour contester l’économie et son hégémonie, encore faut-il élucider la manière dont elle apparaît historiquement et se maintient jusqu’à nos jours en recouvrant et colonisant toujours plus largement et profondément chacun des aspects de l’existence.

Jacques Fradin est économiste, mathématicien et philosophe. Il a notamment travaillé à produire une archéologie et une généalogie de la science économique. Cela afin d’en saisir les fondements, les évolutions et le présent. La rédaction de lundimatin le considère unanimement comme le plus brillant économiste du moment. Il y a plus d’un an, nous avions réalisé avec lui cette série de dix vidéos intitulées « Qu’est-ce que l’économie ? », le but était de rendre accessible au plus grand nombre une oeuvre complexe et dense mais surtout, d’en partager les conclusions et interrogations. Contrairement à ce qui circule le plus souvent sur internet, ces interventions nécessitent une attention certaine. Depuis le premier jour, Lundimatin préfère parier sur la qualité que sur la facilité ou la quantité.

Qu’est-ce que l’économie ?

Faire de l’économie, conformer, commander, mettre au travail, organiser, discipliner, mécaniser, rendre utile et prévisible ;
Faire des économies, faire du profit, respecter les contraintes, populariser l’austérité puritaine, enfermer dans une cage d’acier ;
Voilà le centre du despotisme libéral, du gouvernement moderne à l’économie.
Car l’économie est désormais la constitution secrète de toute politique.
Changer de politique, de constitution ou de régime, exige d’abord de changer d’économie.
Mais que peut-être une économie alternative ?
Qui ne serait plus faire de l’économie, conformer, commander, organiser, discipliner ?
Qui ne serait plus faire des économies puritaines ?
Changer de politique exige de sortir de l’économie. De briser la cage d’acier de la servitude économique.

Alors que le nationalisme identitaire, et fort autoritaire, n’est plus une méthode sûre de conscription, même si cette méthode ancestrale peut être réactivée comme supplément d’âme à la militarisation économique, la constitution économique subsiste comme le dernier chemin de l’ordre, du gouvernement rationnel des populations, le despotisme libéral.

Comment fabriquer un type humain mécanisé et ainsi prévisible ? Entreprenant et ainsi dépolitisé ? Comment constituer un mode de vie qui soit l’infrastructure bétonnée des hiérarchies d’agents rationnels ?
Voilà ce que fourrage la mise en ordre autoritaire nommée économie.

1er épisode :

Du conforme à l’uniforme.

Que reste-t-il lorsque l’autorité se dissout de partout, lorsque la légitimité du pouvoir s’évanouit, lorsque des classes entières de la population deviennent « ingérables » ?
Il reste l’inscription dans les circuits monétaires.
L’économie est la dernière méthode de gouvernement.
Dernière méthode, bien archaïque, de dressage, de surveillance, de canalisation.
L’économie est un système politique particulier, celui du despotisme éclairé par la raison calculatoire.

2e épisode

La machinerie de l’uniformisation.

Quel est l’objet du gouvernement économique, du despotisme économique qui nous dirige ?
L’objet de l’économie n’a jamais été de produire des objets appétissants ou des petites machines merveilleuses, des gadgets ou des drogues. Mais a toujours été de fabriquer un type humain bien dressé.
Bien dressé par et pour le travail.
Bien conformé pour mener la vie sous l’uniforme du touriste consommateur.
C’est cette uniformisation, l’obtention d’un mouvement régulier, à la limite invisible, l’obtention d’un effacement des individus soumis aux règles économiques, auto, boulot, caddie, qui permet de « laisser » l’autoentrepreneur de soi tourner comme le rouage agile de la grande machine despotique.

3e épisode

L’agence centrale de la conformation.

Le despotisme exige la diligence et la surveillance.
L’action diligente pour protéger les fortunes des saints patrons.
La surveillance attentive pour punir « en temps réel » les infractions de la misère.
La finance, le système bancaire, est l’appui le plus intime du gouvernement. Et vice versa.
« Ma maîtresse ne s’appelle pas Sophie, ma maîtresse c’est la banque » (et en particulier une société si générale qu’elle officie même au paradis), tel est le soupir d’amour du bonhomme cynique, le despote républicain qui se glorifie d’être « démocrate ».

4e épisode

Fabriquer les ressorts de l’autoentreprise.

Fabriquer des agents entreprenants, nerveux et tressautant, responsables et avec du répondant, voilà ce qu’usine le despotisme économique.
L’économie noire. Le royaume de l’informel.
L’économie n’a pas pour objectif la satisfaction des besoins ; elle fonctionne très bien sur un océan de misère.
L’économie a uniquement pour but, et c’est un but politique (voire de police), la mise en ordre indiscutable. Élever des hiérarchies pour l’ordre de la bataille.
« Bolloré », telle est son appellation métonymique.

5e épisode

La dogmatique économique.

Dès que l’on a compris que l’économie est et n’est qu’un régime politique particulier, le despotisme éclairé, ce régime qui gouverne notre survie, dès que l’on a vu que l’économie repose sur l’usinage d’un type humain bien conformé, sous l’uniforme du touriste méthodique, la lumière du petit travailleur zélé, ressorts sans arrêt à remonter, il est facile de comprendre qu’il est indispensable d’embellir, magnifier, glorifier ce mode de la survie économique, l’écureuil excité dans sa cage d’acier.
Il est nécessaire de déployer une grande mythologie enchanteresse.
De mettre en scène des chants séraphiques.
Autant que l’humain est un animal de promesses et de caresses, de crédulité et d’amour.
La dogmatique économique, obligatoirement propagée comme « science » économique, est la religion civile de la république despotique.
La république économique des despotes bonhommes marche donc sur deux jambes.
Les rituels des hiérarchies, le conseil d’administration, le formalisme des commandements, l’exécution inventive, le shopping comme culture populaire, le tourisme comme défouloir du petit chef ;
Et les chants de la gloire, les « économistes » étant les troubadours difformes des dynasties survoltées (de « Bollorés »).

6e épisode

L’économie est un vaste système de planification.

L’économie ouvre la boîte d’un monde mécanique, autorégulé, cybernétique.
La plus ancienne querelle du marché, ouvert et démocrate, contre le plan, impératif et totalitaire, cette querelle n’est qu’un leurre.
Pour que le marché marche convenablement, devienne cybernétique et ainsi parfaitement planifiable, il faut un ensemble dense de lois, règles, normes, etc., qui définisse son espace comme un plan calculable.
Et, surtout, il faut un agent zélé de l’économie, travailleur infatigable ou consommateur surendetté. Un individu, entrepreneur de lui-même, motivé uniquement par la réussite financière et le pouvoir qu’elle génère (un « Bolloré »).
Un rouage parfait de la grande mécanisation.
La planification par le marché calculable, au moyen de myriades de ressorts tressautant, remontés par la compétition, voilà la forme cybernétique du gouvernement despotique.

7e épisode

Le premier nœud de la domination économique : La croyance en une alternative économique.

Il faut toujours voir l’économie comme un système politique.
Le système politique du despotisme, du despotisme d’usine universalisé.
Comme ce système de domination s’est déployé depuis plus de deux siècles, il s’est beaucoup ramifié.
Mais il est possible d’extraire quelques nœuds de domination.
Le premier nœud, et le plus étouffant, est celui qui serre les croyants autour d’une idole vénérée : l’idole de l’économie alternative (économie alternative plutôt qu’alternative à l’économie).

8e épisode

Le second nœud de la domination économique : Le néocolonialisme du minotaure financier.

Comment comprendre l’hégémonie financière américaine ?
Le capital et sa finance, force politique concentrée, usine sans relâche un champ social totalisé, le chant de l’économie, l’évaluation totale, la comparabilité universelle.
Cette force politique possède un état-major et un quartier général.
Les institutions privées de la planification mondiale du commandement opérationnel sont les centres financiers et leurs maillages.
La finance est le commandement du déploiement néocolonial incessant, de la « concurrence » qui optimise le profit.
Qui possède un centre financier, un état-major stratégique, commande au mouvement du monde.

9e épisode

Le troisième nœud de la domination économique : La technocratie libérale.

La république économique a besoin des dogmes énoncés par la pseudo « science » économique.
Certes l’analyse économique néoclassique est une imposture.
Mais, surtout, elle contient un projet politique qui se concrétise dans un libéralisme offensif, le libéralisme constructiviste et interventionniste.
Le libéralisme de la planification par le marché.
La dogmatique libérale autoritaire exige des légions de prêtres armées, les chevaliers croisés de la « science », les technocrates libéraux, les bureaucrates (externalisés) du marché.
Et ceux-ci, comme le mercenaire Jean Tirole, peuvent être récompensés par les plus hautes instances de l’État de l’économie.
Ces technocrates sont beaucoup plus que des imposteurs : ce sont les intellectuels organiques du despotisme.
Essentiellement issus du corps des ingénieurs.

10e épisode

Du gouvernement économique à la cybernétique.

Que dévoile l’histoire de la dogmatique économique néoclassique ?
Que dévoile la déconstruction de la plus ancienne doctrine, qui remonte à Pareto, vers 1900, de la planification par le marché, Lange, Bénard, Vickrey ?
Que la gouvernance cybernétique, le social engineering promu par la pensée cybernétique, comme l’analyse statistique des données en masse, que cette gouvernance est la maximisation de la gouvernance économique.

L’économie et sa dogmatique, néoclassique, libérale technocrate, sont une modalité originale du despotisme actualisé, modalité reposant sur la désintégration de l’humain en individu calculable, sur la désintégration de toute forme de vie autonome en mode de vie profitable.
Parmi l’ensemble compact des réductions (jivaros) qu’exécute l’économie, bien entendu celle de la mise au travail, contrainte et forcée, sans libre choix, cette capture est la plus ancienne et la plus symptomatique.
Le despotisme économique est le gouvernement du servage rationnel.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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