Philosophie des politiques terrestres

Un entretien avec Patrice Maniglier
[lundisoir]

lundisoir - Principes d’anarchie - paru dans lundimatin#360, le 21 novembre 2022

Ce soir nous accueillons le philosophe Patrice Maniglier pour essayer de comprendre comment agencer l’action anarchisante à notre « commune terrestritude » (Gramsci). Dans le rapport de la pensée et de l’action à la Terre, l’un des problèmes serait peut-être celui-ci : comment articuler nos formes de luttes toujours territoriales, situées précisément ici ou – nous qui avons tendance à refuser les fausses universalités coloniales – à une théorie générale de la stratégie terrestre ? Comment faire lorsque la conquête du pouvoir, la prise du pouvoir, la macro-politique qui aboutit à la gestion du monde, n’est – apparemment – pas une option, alors qu’en face, l’ennemi, l’adversaire [1], dispose d’un arsenal mondialisé, propose des vues planétaires, et, last but not least, comment faire lorsqu’entre « eux » et « nous », le champ de bataille lui-même s’anime et fait irruption, lorsque la Terre en personne se présente et s’annonce, de catastrophes en catastrophes, non pour trancher le nœud du conflit, comme l’ancien deus ex machina de la tragédie, mais pour l’embrouiller davantage ?

A voir lundi 21 novembre à partir de 20h

Comment faire lorsque, semble-t-il, comme le disent quelques anthropologues, les « temps géologiques », l’agir terrestre, le « changement climatique » sont devenus la tortue de la fable, celle qui finit par atteindre, rattraper et dépasser le lièvre des prétentions politiciennes, la tortue rapide qui désormais va plus vite que « eux » et « nous » ? Comment relier tel ou tel sabotage d’une bassine des Deux-Sèvres aux 51° Celsius de Jacobabad au Pakistan ? Et pour reprendre la formule de Graeber : comment articuler l’éthique de la pratique révolutionnaire – qui exige et demande un temps infini, qui protège la pluralité des êtres et leurs coexistences – à la théorie de la stratégie révolutionnaire – qui peut conduire à l’action collective de plus en plus massifiée et commande parfois des « sacrifices » détestables –, comment articuler nos faits et gestes au fait que le temps manque, que le danger est là, mais que nous ne voulons pas nous fasciser ? Patrice Maniglier, à sa manière, nous propose une métaphysique générale des politiques terrestres, dont il croit qu’il faut au moins retenir les quelques axiomes essentiels :

1. La Terre est devenue l’horizon épistémologique, politique et ontologique indépassable de notre situation ;
2. Néanmoins, nous refusons d’en refaire une nouvelle Transcendance qui nous imposerait l’univocité amère de sa loi ;
3. Nous refusons que la Terre devienne un prétexte à la colonisation toujours plus avancée des formes de vie terrestres ;
4. Nous avons donc besoin d’un anarchisme métaphysique radical afin de faire « atterrir » nos pratiques politiques tout en affirmant leur pluralisme décolonial ;

*

Ces problèmes sont ici abordés d’un point de vue spéculatif. Ils n’affectent qu’à demi-mots les rapports de forces du quotidien. Mais s’il s’agit de situer ses propres actions dans le cadre d’éventualités stratégiques communes, il est parfois utile de situer ses pensées dans le cadre des logiques de la pensée commune. Les problèmes qui affectent aujourd’hui massivement la pensée politique relativement à la terre ; ces problèmes ont été accompagnés de renversements dans les relations entre la Philosophie et la Terre. Ces renversements n’ont pas lieu dans un ordre nécessairement chronologique, comme s’il s’agissait d’une ligne continue et uniforme du temps. Ces renversements correspondent à des usages différents, en Philosophie, du concept de la Terre. Tous ces usages peuvent coexister au présent.

La Philosophie entretient donc avec la Terre une relation instable : la Terre est, avec Platon et Nietzsche, l’horizon eschatologique, la récompense balsamique, la promesse mythologique, de son exercice et de sa mise en pratique – Platon assure une place au philosophe sur les éthers de la « terre pure et vraie » (Phédon) ; Nietzsche et son Zarathoustra n’ont de cesse d’appeler au « sens de la terre », aux « vertus terrestres », en attendant que la Terre devienne un jour « un lieu de guérison » ; or, avec Kant, ce n’est pas le cas : la Terre n’est pas une promesse de la raison ou de la « grande raison » (le corps nietzschéen), elle ne se tient pas en attente devant elle comme un bien triomphal, elle se place à ses côtés, elle lui confie son image, elle lui sert avant tout de miroir. Avec Kant, la Raison est analogue à la Terre, les philosophes empiristes (Hume) sont analogues aux cartographes et aux géographes, les philosophes critiques (Kant) sont analogues aux géodésiens (Érathostène), l’espace de la raison peut être ou bien cartographié en ses divers pays et paysages comme s’il s’agissait d’une plaine étendue illimitée où surgissent un à un les multiples chatoiements de l’expérience ; ou bien circonscrit et mesuré géométriquement dans son unité comme s’il s’agissait d’une sphère ou d’un globe limité par la circonférence et le diamètre. La Raison peut être traitée comme une plaine ou comme une sphère ; la Terre ne lui est pas promise, elle lui est égale, en tant que paysage et globe ; Terre et Raison sont susceptibles des mêmes usages. Mais avec Husserl, Deleuze ou encore Bruno Latour, la Terre inverse sa relation avec la Philosophie tant sur le plan de la promesse que sur celui de la comparaison : elle était promesse de la raison, elle était modèle de la raison, la voilà ou bien fondation originaire de la raison (Husserl), ou bien structure à l’œuvre dans sa relation à la pensée (« la terre, c’est-à-dire la structure » ou « penser se fait plutôt dans le rapport du territoire et de la terre » dit Deleuze), ou bien capture régulatrice des agents agissant à sa surface (Bruno Latour) : la Terre devient la condition originaire, généalogique et géologique de l’expérience avec Husserl ; la structure des devenirs du minéral, du vivant, de la morale et de la pensée avec Deleuze ; la régulation de l’action des agents terrestres en tous sens avec Latour.

C’est à peu près ici que commence notre entretien avec Patrice Maniglier, qui part de Bruno Latour, pour avancer ses pions théoriques.

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En attendant

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Politique des soulèvements terrestres, un entretien avec Léna Balaud & Antoine Chopot

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Vanessa Codaccioni : La société de vigilance

Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c’est avec beaucoup d’enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D’exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l’avance ou improvisés dans la joie et l’ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu’au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.

[1Quel est-il exactement ? La « Modernité » ? Le capital ? Le règne de l’économie (y compris non capitaliste) ? L’accumulation et la production, non seulement d’aujourd’hui, mais depuis le néolithique ? Le pouvoir et les formes de domination, liées ou non à la production, à l’économie, au capitalisme ? L’État en général ? Ou une certaine gestion de l’État ? La technique, plus précisément, la technologie ? toute la technique, toute la technologie ? Ou seulement la technique lorsqu’elle est extractiviste ? Ou seulement lorsqu’elle est cybernétique et accroît le contrôle ? Ou les deux ? De qui avons-nous peur ? De qui avons-nous honte ? Peut-on penser l’unité d’un combat par l’unité de son adversaire ? And so on…

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