Oups et les relais d’une disparition

[exercices d’interruption de la communication]

paru dans lundimatin#255, le 21 septembre 2020

« Oups ! une erreur est survenue. » En plus de nous indiquer que , encore une fois, ça ne va pas marcher, ce message nous rappelle que l’erreur technique n’est pas résorbable. On ne peut pas faire sans. Au mieux, on peut l’intégrer au cours habituel des choses, en lui donnant l’apparence de la normalité. Oups, autrement dit, rien de grave.

La douce neige de l’écran de télévision d’un coup piqueté de noir et blanc, avec son bruit de friture et la soudaine remontée de la matérialité des composants, noir blanc noir blanc noir blanc… Quelque chose en nous se laissait raconter qu’elle allait fondre au soleil du progrès. Parce qu’elle était sale, cette neige, muette et pleine de bruit. Parce qu’elle faisait irruption, perturbait l’engloutissement quotidien des images. Parce qu’elle s’affichait comme ratage et erreur. Donc, on espérait pouvoir en finir avec elle – syllogisme de la modernité : c’est une tache, donc elle est lavable. Le message latent, sous l’information immédiate du fait que là ça rate une fois de plus, c’est que le progrès de la technique était encore en lutte ouverte contre ses limites internes, contre ses propres dysfonctionnements. Avec, à l’horizon, l’espoir d’une victoire définitive.

Chaque « oups ! », fermement installé dans sa petite fenêtre au design réfléchi et soigné, dit en réalité le contraire de ce qu’il annonce : une erreur n’est pas « survenue », elle ne s’est pas surajoutée comme quelque chose d’extérieur à un processus qui devrait normalement s’en passer. Elle ne constitue pas un événement, mais une normalité, puisqu’elle était prévue, avec un costume tout prêt pour entrer en scène et des manières très polies (« veuillez… plus tard… »). Loin de survenir, elle vient, simplement, de temps en temps, et re-vient, en habituée à qui l’on a gardé sa place. J’imagine un programme qui n’inscrirait pas oups une erreur est survenue, mais quelque chose comme tiens, la voilà qui revient.

Ce « oups » informatique, compris comme tel, comme intégration de l’erreur dans le fonctionnement lui-même, marque au moins deux choses :

1/ La fin du programme (ou du fantasme) techno-politique de la modernité, qui a été – du marché économique au débat des opinions politiques, des autoroutes à la technologie informatique – celui d’un fonctionnement débarrassé de l’élément du ratage (considéré comme archaïque). Dit autrement, ce « oups » si anodin marque la fin du raisonnement, c’est une tache, donc c’est lavable. Sous tant de badigeon de design, l’informatique s’affiche enfin, timidement, pour ce qu’elle est : une technique sale. Pleine de taches.

2/ Le point de surgissement de ce qui fut aperçu au matin de l’informatique par le cybernéticien John von Neumann. Il était alors aux prises avec un des premiers modèles de machines à traitement automatique de l’information, un petit monstre d’environ 8000 kilos, occupant plusieurs pièces et ne répondant pas (fort heureusement) au triste nom d’EDVAC (Electronic Discrete Variable Automatic Computer). On est à peine sorti du plus grand carnage de l’histoire de l’humanité, l’EDVAC incarne les espoirs les plus messianiques des cybernéticiens du moment. Neumann a alors cette phrase sans appel : « l’erreur est absolue ». Absolue, c’est-à-dire non pas relative à tel ou tel problème qu’on pourra régler avec le temps, mais attachée, rivée, au processus de calcul de l’information en tant que tel. A l’époque, cela signifiait très concrètement que les 6000 tubes à vides engagés dans cette cathédrale d’information avaient tendance à exploser à une belle régularité, et que la possibilité de mener à bien un calcul reposait en grande partie sur la capacité des trois équipes de trente personnes se relayant en continu, à changer ces tubes à un rythme légèrement supérieur à celui de leur destruction.

Pour un regard encore embué par la fiction de la modernité, l’image peut sembler archaïque, et plonger, avec tout son folklore de tubes et de hauteur sous le plafond, dans le Moyen Âge de l’informatique. Pour qui sait écouter la nouvelle que nous apporte chaque page d’erreur avec son « oups », notre présent est bien plutôt le lieu de surgissement de cette scène inaugurale de l’informatique. Nous en retrouvons peu à peu la vérité, qui se publie, à intervalles réguliers, sur nos écrans. L’erreur est absolue, l’erreur est l’élément dans lequel se meut le processus du traitement informatique des données – les commandes sont mal interprétées, l’utilisateur se trompe, le code est fautif, un feed-back sans retour devient une boucle sans fin, les composants lâchent, ce qui devait se séparer se confond et inversement, inéluctablement. Cette image du premier ordinateur entre même dans une affinité décuplée avec le futur très proche de l’informatique, puisque l’ordinateur quantique, dont on nous raconte des merveilles, et qui a été conceptualisé dans les années 90, attend, pour entrer en service, qu’on arrive à un point de stabilité relative de ses composants quantiques. Ces derniers ont une fâcheuse tendance, malheureusement irrémédiable, à se décomposer très rapidement. Un composant se décompose. C’est une affaire de bon sens. Et seulement une question de vitesse. Chaque année, des cohortes d’ingénieurs travaillent à stabiliser les « qubits » quantiques ; et chaque année apporte des progrès « considérables ». Ce qui veut dire qu’il n’y aura pas un jour où on dira, c’est bon, c’est trouvé, mais une phase des tests où l’on considèrera que, relativement à l’objectif de commercialisation, ça passe. Là où l’erreur est absolue, la réussite ne peut être que relative.

A notre « oups une erreur est survenue », s’ajoute souvent un impératif : « réessayez plus tard ». Il est impératif de banaliser l’erreur : certes, elle fait désormais partie du cours normal des choses, mais n’allez justement pas voir dans cette intégration quelque chose de significatif. N’allez pas vous rendre attentif à cet étrange état de fait, que le pathologique fait pleinement partie du normal. Ce n’est rien. Réessayez plus tard, c’est nous enjoindre à croire que le temps est parfaitement réversible et le réel impeccablement résilient. Ce mot d’ordre est le mot de passe de toute une logique d’effacement des traces et des aspérités du réel. Il prend le relais de la disparition des médiations et de leur lot de matérialité, et de ce que cette dernière implique de déformation et de ratage.

C’est le Château qui parle : « C’est un principe de travail de l’Administration de ne tenir absolument pas compte des possibilités d’erreurs. » (Kafka, Le Château).

Chaque panonceau « Oups ! » donne ainsi à lire une bataille infinitésimale, entre, d’une part, les partisans de l’Administration du Château, de son « excellente organisation de l’ensemble » et de « l’extrême rapidité d’exécution » de tout [1], patientez, réessayez, circulez, et, d’autre part, la faille par laquelle une réalité technique tente de se manifester – insiste dans sa matérialité. Se rendre sensible à cette bataille, c’est peut-être déjà choisir son camp.

Aclin

[1Toujours Le Château de Kafka, à la phrase suivante.

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