Noli me tangere

« Ce qui s’impose au citoyen de demain ce n’est pas un État mondial, c’est une politique commune : la distance sociale. »

paru dans lundimatin#242, le 12 mai 2020

« Noli me tangere », « ne me touche pas », voilà ce que Jésus aurait dit à Marie-Madelaine selon l’Évangile de Jean. La distanciation sociale étant à la mode, cette courte formule pourrait devenir la ritournelle de notre époque, et cet article explique pourquoi. Il propose également d’en retourner le sens : « Noli me tangere devons-nous crier à la face de ceux qui n’ont qu’une police dans la bouche, qu’elle soit celle d’un retour à l’ordre dans un mythique état social, qu’elle soit celle en arme qui nous vise au flashball qu’elle soit celle en robe qui prétend déterminer un bonheur pour nos âmes ».

Marie-Madelaine aperçoit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » Le prenant pour le jardinier, elle lui répond : « Si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as déposé, et moi, j’irai le prendre. » Jésus lui dit alors : « Marie ! » S’étant retournée, elle lui dit en hébreu : « Rabbouni ! », c’est-à-dire : Maître. Jésus reprend : « Noli me tangere ! » (Ne me touche pas ! »). Car je ne suis pas encore monté vers le Père. Va trouver mes frères pour leur dire que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. »

Évangile Jean XX

Après sa résurrection, Jésus est resté sur Terre 40 jours avant de disparaitre définitivement. Dans ce temps, sa présence est devenue autre, en quelque sorte il n’est déjà plus là. Il invite la communauté chrétienne à se transformer. Noli me tangere lance-t-il à Marie-Madelaine pour que sa foi se tienne dans l’écart, dans la distance. Jésus lui donne à voir et à entendre qu’il y a un ailleurs. Marie l’a reconnu elle n’a donc pas besoin de le toucher. Dans la même visée, il permettra à Thomas de toucher son corps pour qu’il le reconnaisse et fasse l’épreuve de sa matérialité, mais sente aussi que la vie qui parcourt ce corps est d’une autre nature. Jésus et ceux qui l’entourent ne vivent pas sur le même plan, la transcendance est là, présente devant eux. La distance est double : on n’accède pas à Dieu par les sens, mais par la foi, la matière est à distance de l’être. Jésus est celui qui est venu pour partir. Si les tenants de l’ordre du monde crient Noli me tangere c’est plutôt pour se prémunir du danger, car nous ne les toucherons pas pour les reconnaitre comme divins, mais pour les renverser. Ne nous tenant plus par la foi ils vont nous tenir par la peur. S’ils nous demandent de faire du Noli me tangere le mot d’ordre de nos relations dans la pandémie c’est parce qu’ils y tiennent là un ordre de gouvernement qui assoirait leurs dominations. Qu’ils se méfient plutôt que ce soit nous qui leurs crions Noli me tangere en tissant notre communauté pour les maintenir à jamais à distance, car la pandémie présente est l’écho du chaos qui s’érige depuis longtemps déjà.

L’occasion est historique, le point de bascule est crucial et pourtant nous voilà pris comme des lapins sur la route au-devant des phares. Nous sommes subjugués par l’approfondissement d’une cybernétique totalitaire, subjugués par ce rôle historique de porter la révolution autrement que comme un jeu de contestation, subjugués par la force réactionnaire du retour du mythe de l’État social. Nous tâtonnons encore pour faire émerger une spiritualité positive qui ferait résonner nos révoltes dans un autre cadre que celui de l’émancipation de notre adversaire. Tandis que les statues chutent il semble qu’on veuille surseoir le danger en leurs donnant meilleure allure ou qu’on s’en aille étouffer sous leur nouvel agencement de cendres et de poussières.

La chute

Ce qui rend l’époque si propice à la critique révolutionnaire c’est l’épreuve largement partagée de la séparation. Ce n’est pas un « fossé » qui sépare le peuple des élites, c’est toute la trame de la réalité. « Mon royaume n’est pas de ce monde » pourrait dire Macron quand son regard halluciné évoque la « mission » qui l’habite et la « transcendance » qui l’occupe [1]. Le drame pour lui et les siens c’est que cet écart n’apparaît plus comme légitime, comme la condition de nos conditions. Les tenants de l’organisation du monde, en France ou au Chili par exemple, se voient contemplés de plain-pied et n’y comprennent plus rien. Ce qui se déroule c’est le moment où se déchire le voile de Maya, le soulèvement des illusions, la mise à nue de la pseudo naturalité de l’ordre que l’on subit. Un premier pas est donc franchi et il n’appartient plus seulement qu’à l’imaginaire de quelques groupes révolutionnaires exsangues. Noli me tangere crient les gouvernants tandis qu’une foule haineuse s’approche d’eux, ils comprennent un peu tard qu’à force de tirer sur la corde ils finiront par l’avoir autour du cou. La pandémie dévoile combien le sens de ce monde ne cachait que mal le vide qui le compose.

Le capitalisme voulait l’ubiquité de la marchandise, il nous a offert la pénurie. Celle-ci vient dévoiler que la prétendue prodigalité qui constitue la sécurité de ce modèle ne se bâtit que sur une gestion de l’absence. L’ultra disponibilité des choses qui se prolonge par la fin de la propriété, par l’ubérisation du monde comme on dit, sous-tendait que la possession était un capital au repos ; qu’il s’agisse de votre cafetière de votre voiture ou de votre énergie, c’est par sa mise à disposition qu’on peut générer une rentabilité pleine sur leur valeur d’usage. Davantage que l’obsolescence, c’est l’évanescence d’une marchandise qui en garantit l’attrait. Qu’elle ne soit pas sise en un endroit et elle s’écoulera partout. Le capitalisme contemporain a lissé le monde jusqu’à ce que tout y glisse. Les marchandises apparaissent comme l’effet d’une magie. Elles SONT là. Mais voilà que nous avons besoin de masques et que rien ne les a retenus ici. Et voilà que des millions de personnes ont voulu avoir du stock de PQ et qu’ils ont dû rapidement se résoudre à concevoir leurs dignités autrement. Qu’il ait manqué de pâtes dans les rayons de supermarché n’est pas la conséquence d’un défaut de production, mais c’est l’effet même de la logique qui la tient. Nous sommes maintenus à distance de la production des choses. La magie s’est effondrée car les ficelles sont apparentes, ou plutôt, on a vu qu’elles avaient rompu. Le corps lourd de l’acheminement s’est fracassé en plein vol par le confinement d’une région de Chine et il n’est plus resté que du souffle, des espaces vides, des commandes qui n’arrivent pas. Alors la pénurie expose le défaut de gouvernementalité : vous avez compté les sous, nous allons compter les morts.

Cette comptabilité qui nous tue est l’outil d’une finance dont la logique ferait rire si cette farce ne déterminait pas notre misère. Une farce en cours particulièrement depuis 2008. Mettons depuis le plan Paulson de septembre 2008, dont la structure délirante conduira à la plus grande crise que le capitalisme puisse imaginer : celle des monnaies. En rentrant au capital d’institutions financières fragilisées par leur détention de titres insolvables (pour ne pas dire en faillite totale), le gouvernement américain en 2008 leur achète une bonne santé. Ce ne sont plus ces institutions qui sont jugées, mais la confiance qu’on voue au gouvernement américain. Pour ce faire, le plan Paulson avait prévu ceci dans sa loi, qui ne sera finalement pas retenu : « Les décisions par le Secrétaire, en accord avec l’autorité conférée par cette loi, ne peuvent être revues et sont exécutées à la discrétion de l’agence. Elles ne peuvent être revues par quelque cour de justice que ce soit ou toute autre instance administrative ». Il était donc convenu que pour sauver ces institutions, le gouvernement se mettrait entre parenthèses de sa propre justice et jouirait d’un arbitraire assumé. Un état d’exception. Si cette ambition n’est pas retenue, l’esprit s’y inscrira d’une autre façon. Dans les années qui suivent la FED déclenche plusieurs Quantitative Easing qui consistent en son intervention sur les marchés financiers par le rachat d’obligations. Avec quel argent s’effectuent ces rachats ? Avec de l’argent créé ex nihilo par la FED . La planche à billets virtuels tourne plein pot à coups de milliers de milliards pour faire tourner les marchés. La banque centrale du Japon le faisait déjà et le continue et bientôt la Banque Centrale Européenne s’y met aussi et tout l’ordre du monde se met à imprimer des billets pour les filer aux institutions financières. Tout le monde se file du pognon qui n’existait pas et tout le monde se remplit le cul de billets à s’en faire péter le caisson. La bourse américaine grimpe en ligne droite pendant 11 ans, tous les records sautent, l’argent est… gratuit. Jusqu’à cette fin février, tout filait donc droit vers les sommets d’une croissance illimitée. Mais le fait est que pendant 11 ans ce petit monde s’est séparé du réel qu’ils prétendaient déterminer. La solidité des entreprises, leurs perspectives de ventes, la qualité des emplois tout ceci ne constituait plus qu’un épiphénomène dans l’évaluation qu’opéraient les financiers, il ne s’agissait plus que de déterminer l’effet des interventions des banques centrales. Nous ferons « whatever it takes » pour sauver l’euro a dit M. Draghi alors président de la B.C.E. Les loups de Wall Street aux pupilles dilatées marchent sur l’eau, la croissance est permanente puisqu’on crée de l’argent pour acheter la croissance. Ce qui est « pricé » par le marché devient leur réalité et cette dernière s’éloigne petit à petit des conditions de vie réelles. Intouchables ! Ils rebondissent sur les bulles persuadées qu’elles ne pourront pas éclater, car si elles le font… c’est l’argent même qui serait en crise et donc le fondement de l’État. Avec l’effondrement relatif qui a cours pendant 3 semaines de fin février à mi-mars, ce petit jeu délirant semble prendre fin, mais miracle, les institutions ressortent leurs chapeaux magiques et décrètent qu’elles rachèteront… tout. Il n’y a plus de limites à leurs interventions [2]. Évidemment ceci crée des montagnes de dettes, mais… si elles sont mondiales… on peut tout aussi bien s’entendre pour les annuler ou pour en fixer l’échéance de remboursement à la Saint-Glinglin. Bien sûr ceci devrait conduire à une inflation extraordinaire puisqu’on ne cesse de créer de la monnaie, mais encore une fois l’alternative est la suivante : si on chute, l’argent ne vaut plus rien… . Ainsi la finance mondiale en est arrivée au point où elle ne peut plus regarder le réel. Le capitalisme a pris son envol et s’est séparé de son rapport à une économie : il ne mesure plus rien puisque son mètre est infini. La finance n’a pas chu parmi les choses, mais elle emporte avec elle tout le fondement de l’édifice capitaliste dans un voyage vers l’au-delà. Cette illusion levée n’apparaît plus que le vide, le marché n’a plus rien sur la table. Les pauvres traders sont des Orphée et ne peuvent plus se retourner sur le monde sans se damner aux enfers.

Enfin, la mise en défaut supplémentaire pour le pouvoir, c’est l’inanité de sa parole. Les gouvernements du monde occidental ont pu finir par croire que rien ne viendrait troubler une simple gestion par le budget, plus de guerres en territoire, plus d’épidémie, et nonobstant l’accident de Fukushima ou le soir du 13 novembre 2015, il n’y a qu’à parler d’argent. Alors l’essentiel du discours devient du vide : on ne raconte pas des livres de comptes. Le discours, qui doit pourtant bien nous raconter quelque chose fait se succéder des images et des slogans, les mots creux de la communication du vide. La fonction de ces mots-là c’est de doubler le réel d’un discours qui le met en crise. Au sens où le discours vient en troubler l’être. Ce qui est dit est conforme avec ce qui doit être vécu. De fake news en arguments d’autorités, la vérité finit par être le discours du fort et si celui qui me pointe un flingue sur la tête veut que je m’accorde avec l’idée que 2+2 font pomme, je m’y accorderais volontiers. Les dirigeants assènent des mots que l’expérience dément. Ces contradictions importent peu le plus souvent, car au fond tout le monde s’en fout tant que se sauvegarde l’illusion de la structure démocratique et de la sécurité. Surtout, les discours ont rarement pour conséquence de produire un tort physique. Mais qu’il s’agisse du nuage de Tchernobyl dont on nous dit qu’il n’y a pas à se protéger ou des masques qu’il ne s’agit pas de porter pour se prémunir du virus, la parole là a des effets directement dans les corps. Il ne s’agit plus de nier les violences policières pour maintenir l’illusion d’un état de droit, il s’agit de contaminer les corps pour maintenir l’illusion de la bonne gouvernance. En adaptant la vérité au stock de masques disponible, le gouvernement a détruit sa prétention à incarner l’intérêt général. Et quand voilà une crise, une rupture de la normalité, qui impose d’en dire quelque chose… alors tout capote, on ne sait plus quoi dire ni comment…ce n’était pas prévu bordel ! Les discours de crise que ces gens ont appris n’a jamais été rien d’autre qu’une leçon en 5 étapes pour justifier des licenciements. Ici la transcendance choit, le réel n’est plus troublé par les discours, ils n’y ont tout simplement plus d’accroche. La parole, dépréciée depuis longtemps déjà, ne rencontre plus que du vide, elle n’opère plus et seules la peur et la police contraignent.

Cependant la reconnaissance du vide ne se lie pas d’une chute du régime. Bien au contraire, son effondrement est le point de bascule d’une intensification de la prise. La catastrophe loin de provoquer sa fin est plutôt le bain de son développement.

La désolation cybernétique

Lire le monde, distinguer chaque chose et en faire l’émetteur d’une information à laquelle tout peut répondre ; la communauté en réseau et la résonance de chacun dans la totalité, voici le rêve hippie de la cybernétique. Il y est de la dernière vulgarité de se toucher. Ce rêve est l’heureuse réalité des temps présents : ce qui existe c’est ce qui émet une information. La désolation cybernétique c’est le paradigme de gouvernement du monde qui s’érige, de la production des marchandises au contrôle des discours et des êtres. C’est un capitalisme qui n’est plus au-dessus du vivant pour le déterminer, mais qui en est l’être même, où notre propre visibilité nous échappe.

Ce n’est pas la réponse au coronavirus qui installe cette gouvernementalité, c’est simplement la logique économique d’adaptation aux données qui s’étend de cette sorte, et qui aurait eu lieu avec ou sans virus. En précipitant la métamorphose, le virus nous permet d’en voir plus aisément la violence. Cette dernière repose sur l’approfondissement de la lisibilité du vivant, sa réduction à une information. Sans mesure pas d’évaluation. Le capitalisme est cybernétique et l’essor technologique n’est que la condition de son expansion. Si le virus est une aubaine pour les tenants de la cybernétique, ce n’est pas tant pour les techniques qu’ils vont pouvoir vendre que par la masse incroyable de données qu’on peut traiter de cette situation extraordinaire. Du point de vue d’une systémique sociale, le confinement mondialisé est un puits sans fond de données à analyser d’où peuvent surgir une multitude de stratégies. Un facteur similaire pour une telle diversité de population soumis à une telle diversité de normes et d’habitudes c’est l’occasion d’appréhender les effets d’une communauté de politique et d’affiner nettement la compréhension des mécaniques culturelles pour ajuster les politiques économiques. Ce sont des modèles qui vont se vendre, de l’expertise, des « retours d’expérience ».

La question n’est ainsi pas tant de savoir quelles seront les technologies à l’œuvre dans le futur, mais quels seront les modèles qui exigeront telle ou telle technologie. Alors que la nécessité d’intégrer les catastrophes s‘impose par le fait aux gouvernants, la réponse de ses derniers consistera assurément en un développement de la police. Comprenons par là le développement des intermédiaires dans les relations, qui sous-tendent la poursuite d’un but qui nous serait commun : survivre à la crise. Ainsi à marche forcée on voit poindre la construction de l’illusion d’une communauté mondiale, une polis avec sa répartition spatiale, son panthéon et où la discussion politique c’est l’analyse des données. Ce qui s’impose au citoyen de demain ce n’est pas un État mondial, c’est une politique commune : la distance sociale.

Vertu la plus haute, la distance sociale permet l’intervention réfléchie. Elle est l’incarnation de la prudence et prudence on le sait est mère de sureté ; ça tombe bien, on aime bien la sureté. Les distances de sécurité permettent la fluidité la plus maximale et optimisent les rapports humains, ils sont sains et donc productifs. Les manifs, le travail, l’école, la consommation et les loisirs peuvent demeurer avec le respect de la distance de sécurité. La distance permet la séparation, la distinction, et donc le contrôle. Elle évite les chocs et les contaminations, elle prévient les excès et incite à la tempérance. Comme on sait à présent que la mesure est socialement acceptée, une fois les ajustements opérés pour sauvegarder le tissu productif nous pressentons tous que ce confinement ne sera pas le dernier et qu’il est une mesure qui inscrira ses modalités dans le droit aussi surement que l’état d’urgence. Si Lubrizol explosait demain le préfet de Seine Maritime imposerait à coup sûr un confinement. Mais il n’était pas encore l’heure alors pour le gouvernement d’admettre que la catastrophe était le régime de la vie dans l’ordre capitaliste. La police plus encore qu’aujourd’hui résidera dans notre posture, nous serons donc le garant à chaque instant de l’ordre par l’autocontrôle, en adaptant nos mouvements en fonction de la disposition de ceux des autres corps. On exigera donc un écart entre les choses pour nous laisser le temps de nous ajuster. Cet écart n’est pas l’espace du vide mais celui de l’écho, qui construit le réseau par l’infini des signaux qui s’y déploient. Noli me tangere vous lancent les yeux affolés de votre voisine quand vous montez dans le bus. Dans ce monde de monade, il y a pourtant un acteur qui s’immisce en nous, en la matière, et qui l’étire, nous étire et se nourrit de nos vies : la police. Dans notre quotidien on peut ainsi imaginer que les modèles nécessaires de lisibilité des intentions de chacun et de contrôle de l’authenticité des données pourraient passer par le biais des changements suivant : la disparition d’un support physique pour la monnaie, le contrôle du transport des particuliers : les voitures « autonomes », une mise à disposition de certaines données médicales [3] aux contrôles de police (dans le respect des préconisations de la CNIL bien sûr !).

Dans la désolation cybernétique, la distance sociale organise l’entièreté du vivant au moyen du concept de biodiversité. Ce dernier nait de la confusion entre la vie et l’inventaire et celui qui cherche à sauvegarder la biodiversité ne cherche rien d’autre qu’à faire office de comptable. Quand l’écologie se comprend comme une somme de données à contrôler pour assurer un équilibre, pour permettre par exemple aux bancs de sardines de se régénérer ou à quel est le bilan carbone acceptable pour du dentifrice, c’est que l’écologie est une économie et qu’elle se fonde sur la donnée. La vie dans la catastrophe climatique sera aménagée par l’usage massif de projections météorologiques rendues possibles par les ordinateurs quantiques. La masse de données phénoménales qui sera exigée pour satisfaire aux conditions d’une météorologie pointue va impliquer le quadrillage total du globe pour une mesure des conditions de vie de chaque espace ainsi que des productions que chaque espace génère. La biodiversité c’est le managering du vivant, on y inscrit chartre et protocoles, on y pense en compensation et on y comprend la vie qu’en la réduisant à une somme d’objets déterminés et prédictibles. Le péril climatique se double ainsi du combat « pour le climat ». Si la sauvegarde n’est que l’effet d’expert, nous n’aurons sauvé d’autre monde que celui qui le ruine. On ne lutte pas pour deux degrés sans produire en soi même une distance avec ce que c’est que la vie.

La séparation d’avec la nature s’approfondit aussi dans la production. L’ambition de sauvegarde de la biodiversité se lie à merveille à l’exigence de rentabilité ainsi qu’au contrôle étatique. Dans l’appareil de production à venir, non seulement il n’y a plus de stock, mais il y a une concentration des flux. Le rêve cybernétique en cela, c’est l’autogestion. Une usine de textile sera plus économe, c’est-à-dire écologique, si elle produit son énergie, sa robotique et sa matière première. La rétroaction instantanée permettra d’ajuster à chaque instant les nécessités productrices. La pandémie et sa gestion désastreuse ont régénéré l’idée d’une relocalisation, ceci n’est possible sérieusement qu’à condition de trouver les matériaux de base de l’industrie à disposition chez soi. La biologie et la chimie moléculaires seront assurément le nerf de la guerre. Les énergies fossiles doivent être remplacées et la recomposition de l’industrie à l’aune des catastrophes climatiques imposera cette métamorphose. La distance viendra ici se ficher au cœur de la matière. On étire les structures de la matière pour en faire l’inventaire et les composer à souhait. Les ciseaux CRISPR-Cas9 et son concurrent INTEGRATE permettent même de sectionner et coller des morceaux d’ADN et de produire ainsi de nouveaux agencements pour le vivant. La base des produits ne sera pas le fer ou l’or ou la bauxite, etc., mais un produit chimiquement déterminé en laboratoire. L’étrangeté que les objets dont on use ont pour nous dans leur confection sera multipliée par l’étrangeté de leur matière même. Il n’y a qu’à toucher du « sable magique », le jeu pour enfant, pour s’en convaincre. La matière du monde à laquelle j’ai accès, ce sur quoi du travail s’opère, s’éloigne inexorablement à mesure que mon environnement est un produit. Le quadrillage de l’espace, des êtres et des intentions opérés par les réseaux de mesure vient s’insérer dans la totalité pour qu’on ne puisse plus lire qu’une cartographie.

La distance sociale est la retenue de l’expérience, elle en devient conditionnée par l’information. L’improviste, le hasard sont déjà des attentions surannées ; dans la désolation cybernétique l’inconnu sera toujours plus présent et nos mondes plus restreints, car on conçoit moins qu’auparavant d’avoir affaire à quelqu’un qu’on ne peut pas lire. La désolation cybernétique assoit donc son emprise par l’état de dépendance dans lequel elle nous porte. Elle est désirée. On veut des données pour nous ajuster. Et c’est toute l’ouverture à la trame du possible qui s’en voit changée. On n’avance plus du tout sans qu’on nous l’intime. Parce que vos données biologiques, fréquence cardiaque, chimie dégagée, spasmes musculaires infimes, etc. sont l’objet d’algorithmes qui viennent les traduire en constat sur votre téléphone ou votre rétine : vous êtes amoureux- vous mentez- vous avez peur- vous avez faim, etc. Dès lors c’est de votre vie propre que vous êtes distanciés, vous devenez opaque à vous-même sans l’usage de ces techniques. La vérité se fonde ici sur la séparation d’avec le tissu des choses et la texture du monde, la désolation est sans pareille. La distance sociale est la distance intime et le ressort de l’acceptation de cette dernière c’est l’idéal de sauvegarde de soi qui s’assimile à ce rapport à la communauté : prenons soin de nous en faisant mourir nos attentions communes.

En route

Les modalités d’exercice des structures de gouvernement se désarticulent dans un mouvement qui n’est pas vraiment improvisé. L’État ne nous tient plus la main, il nous colle à la peau et s’y insère. Notre asservissement est dénoncé à longueur de tribunes et de documentaires et pourtant la marche vers la mort nous semble promise au travers de deux attitudes : celles de Laocoon qui meurt étouffant son cri dans le combat pour se défaire des serpents qui l’étouffent et celle de Vanini qui est conduit au bucher en se rassérénant par ces mots « andiamo allegramente a morire da filosofo » avant de pousser sous la torture un cri effroyable. Être cynique ou désespéré semble être l’alternative indépassable de ceux qui sont pris dans la toile et qui ne s’y accommodent pas.

Pour espérer nous en sortir, nous devrions commencer par cesser de nous indigner de la situation. Dénoncer les excès de la logique de l’économie est tout aussi inepte que de demander comme Le Maire un capitalisme « plus respectueux des personnes ». Comment pourrait-elle être autre chose que la logique qui la fonde ? Comment la mise en mesure du monde pourrait-elle s’arranger des individualités ? De pétitions en livres indignés, de marches citoyennes en actions symboliques c’est ainsi le même geste qui se répète : on demande aux bourreaux de cesser de tuer, on leur demande de cesser d’être. Mais ce faisant ce qu’on tue c’est la positivité que portait notre colère. On ne sort pas de la logique de la délégation et nous faisons le tour du cercle où nous sommes enfermés en retournant vers la Gauche. Ses prophètes se sentent pousser des ailes et les voilà prêts à s’envoler pour se tenir au-dessus de nous. Ils crient avec nous, mais pas du fond de leur ventre, car ils ont déjà déterminé comment devait se clore la colère. On ne dénonce la logique de son adversaire qu’en vue qu’il la modifie, mais nous n’avons plus de temps de jouer aux bourgeois et à la sauvegarde de la classe moyenne. Si tout le monde, excepté les plus niais et les plus scientistes, sait bien qu’il n’y aura d’autre alternative que la désolation ou la révolution, cette dernière n’apparaît pourtant qu’à peine dans le champ perceptif et notamment parce qu’elle est obscurcie par l’espoir de l’aménagement du monde. Mais l’espoir est une vertu d’esclave écrivait Cioran. La réforme on le sait n’existe que comme encagement de la révolution c’est bien pourquoi il n’y a plus de « progrès social » depuis le début des années 80 et la fin des hypothèses révolutionnaires. C’est donc l’exigence minimale que nous devons conduire : qu’avant de mourir ils s’efforcent au moins de nous acheter. Au fond, nous manquons de sérieux car nous manquons de fidélité à nous-mêmes.

Ériger les fibres qui nous lient à ce qui nous entoure comme l’irréfragable de nos vies c’est se battre pour détruire ce qui nous mutile. Pas pour l’aménager. Ni la joie ni la peine, ni rien de ce qui ce vit ne peut être déterminé. Notre positivité sera alors celle du dernier sens du « noli me tangere » qui n’est plus de dire, « ne me touche pas » mais « tu ne peux pas me toucher’. Notre cri doit ainsi être celui qui fait se desserrer la prise en venant dire à l’économie « tes outils ne peuvent pas m’atteindre ».

Il y a une part de spiritualité qu’il nous faut assumer et faire fructifier. Elle ne consiste pas à faire vivre une idée, mais à laisser apparaître la communauté qui nous traverse. Nous luttons pour un sens de ce que c’est que la vie. Et la joie qu’on éprouve peut s’assumer politiquement comme la preuve d’un ailleurs à la logique de l’économie. Il n’est pas anodin que les chansons refleurissent dans les manifs, que des gestes se répètent, que des anniversaires se fêtent. Le « on est là » et les autres chants de Gilets jaunes n’ont pas fait que redonner sourire à tous ceux préféraient se percer les tympans plutôt que d’entendre « ou alors ça va péter », il a construit une référence et une ambition commune. Qu’on en vienne à le siffloter pour espérer voir un sourire sur les visages étrangers qui nous entourent en est un sacré témoignage. Le chant des Chiliennes contre l’oppression masculine qui est repris partout, le spectacle ouvert de l’opéra de Paris en grève, tout cela va de pair avec la reprise d’une activité politique conséquente. Si la musique dans les cortèges a longtemps été celle de notre enterrement, c’est parce qu’elle ne se liait à aucune vibration. Mais le « Ahou ahou ahou » et « révo lu tion » sur les champs Élysée le 16 mars 2019 par exemple, traversent la foule, ils donnent la chair de poule. On ne peut pas mégoter l’importance de cette expérience et la considérer comme un complément sympathique. La possibilité pour un mouvement de s’ancrer dans une temporalité qui lui est propre et de durer dans le temps tient pour beaucoup au sentiment de communauté qui doit se dégager du temps passé en commun ou alors la communauté n’est qu’éphémère et se résume au fastidieux République Nation Merguez du jeudi 14h.

La critique salutaire de toute transcendance a fait jeter aux orties toutes dimensions que nos rationalités ne nous faisaient pas directement apparaître. Si nous ne ferons pas la révolution en faisant des fêtes de campagne, nous devons garder en vue que ce qui prime dans la perceptibilité d’une idée c’est le trouble qui existe dans la représentation qu’on a du monde. Ce trouble ne naît pas de la lecture d’un tract. La beauté du cortège de tête et des gilets jaunes a été aussi de produire en nous un chamboulement parce qu’il troublait avec la force de l’éclat le sol de nos évidences. C’est en cela qu’ils étaient une force d’agglomération. C’est pourquoi ce ne sont pas les révolutionnaires qui font la révolution, mais ceux qui ont donné corps à ce trouble et qui l’ont fait depuis la positivité qu’ils percevaient en eux. Le mouvement doit faire voir, il est une œuvre d’art c’est-à-dire une vibration qui ouvre à la possibilité de construire une perception nouvelle. L’éclosion de l’art sera tout autant le témoignage que quelque chose se brise dans la représentation de l’ordre du monde qu’il sera l’instigateur de cet éclat. Mais il ne le sera pas en tant que séparé du mouvement, l’art sera ce qui fait vibrer la recomposition du monde ou restera chose morte. Le travail révolutionnaire est ainsi de demeurer dans le mouvement des flammes, ne pas le devancer, mais l’entretenir et ne pas s’y attarder pour ne pas être consumé. Nous devons faire de nos vies un creuset pour y forger les armes de notre libération. La « gilet jaunisation » n’a jamais été autre chose que de se laisser emporter. Mettre au caniveau les revendications et les représentations et participer de la vie dans la brèche ouverte.

Porter une politique propre, donc antagonique avec celle de l’économie ne veut pas dire que nous voudrions un monde qui ne ressemble en rien à celui qui est présent. Nous pouvons bien sûr faire vivre les sciences, les réseaux d’eaux et d’énergies et même les jeux vidéo par une politique autre, mais le préalable à l’exercice de cette dernière c’est la fin de la mise en mesure systématique des choses. Elle nous impose donc de rendre transparent notre désir d’autonomie. Faire résonner les expériences pour rendre appréhendable que l’autonomie n’est pas un horizon, mais un déjà là uniquement entravé par les médiations qui le nient. Qu’on ne vienne pas dire aux personnels de santé que sans les gestionnaires ils seraient perdus dans l’exercice de leur savoir. Pareillement pour l’acheminement du courrier, l’enseignement, l’assainissement de l’eau ou n’importe quoi d’autre. Et qu’on n’embrume pas ceci derrière une gestion globale de toute la chaine de production qui nous serait inaccessible, l’humanité n’a pas attendu le capitalisme pour pouvoir discuter. Nous savons faire et n’avons rien à attendre, nous portons déjà la marche du monde. La conflictualité pourrait se tenir sur deux axes : une apparente constellation d’hypothèses révolutionnaire de telle sorte qu’il redevienne commun pour le plus grand nombre d’assumer d’en être et une présence dans la rue qui travaille constamment à un renversement. 

Il n’y aura pas de sortie de crise ou du moins, autant que le plan Vigipirate est provisoire depuis 1995. Noli me tangere devons-nous crier à la face de ceux qui n’ont qu’une police dans la bouche, qu’elle soit celle d’un retour à l’ordre dans un mythique état social, qu’elle soit celle en arme qui nous vise au flashball qu’elle soit celle en robe qui prétend déterminer un bonheur pour nos âmes, qu’elles soient celles des experts ou de tous ceux qui par la détermination qu’ils fichent en chaque être, visent à scléroser toute émancipation. Nous sommes embarqués, le sens du monde est brisé et nous n’y appartenons plus, nous sommes sur le départ.

Adrien Brault

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