Au Maroc, les ultras se rebiffent

« ... je suis venu clasher le gouvernement (...) je cache mon visage pour éviter les photos de la DST alors que je suis venu supporter... Dites-moi, c’est quoi mon péché ? All cops are bastardos... »

paru dans lundimatin#163, le 30 octobre 2018

Quand des ultras marocains appellent à une manifestation contre la politique répressive du régime sur leur compte facebook et sont suivis par plus de 90 000 internautes, il faut aller voir ailleurs que dans les institutions classiques pour comprendre où passe la subversion aujourd’hui. Nous publions donc cet article dans lequel un fidèle contributeur revient sur les potentialités des mouvements d’ultras au Maroc mais aussi, plus succintement, en Algérie et en Tunisie.

« Le peuple veut savoir qui a tué Hayat ! » Le chant, ou le slogan, clamé le 28 septembre dans les tribunes du stade de Tétouan, une ville d’environ 400 000 habitants au nord du Maroc, n’a pas manqué d’être remarqué. Le match auquel étaient venus assister les tétouanais se déroulait trois jours après qu’une jeune femme de 19 ans a été tuée par des tirs de la marine royale alors qu’elle tentait de gagner l’Espagne sur une embarcation, présentée comme un « go fast » par les autorités, en même temps que d’autres.

Au début de la rencontre, qui opposait deux équipes de première division, le Moghreb Athletic de Tétouan (MAT) et le Kawkab de Marrakech, des sifflets ont aussi couvert l’hymne national. On pouvait s’y attendre : en amont du match, un club d’ultras de Tétouan, Los Matadores 2005 avaient appelé à une manifestation via sa page Facebook, suivie par un peu plus de 90 000 internautes. Les ultras entendaient dénoncer « la politique répressive du Makhzen (un mot signifiant peu ou prou le régime, mais qui laisse planer un flou concernant la personne du roi). » Les ultras de Tétouan ont ainsi pris de court la classe politique : bien peu de dirigeants ou de partis se sont manifesté pour exiger la transparence à propos du décès de la jeune femme. Le lendemain de la manifestation, la page Facebook du Los Matadores 2005 a partagé le cliché d’une convocation envoyée par la police au groupe.

Des supporters du Moghreb de Tétouan avaient déjà fait état de leur défiance que leur inspire l’État. En 2012, un tifo à l’effigie d’Abdelkrim El Khattabi avait été déroulé dans la tribune. La mémoire du héros de la guerre du Rif est toujours une question sensible : enterré en Égypte où il est décédé en 1963, il est plus une icône pour les mouvements amazighs, de gauche ou anticolonialistes qu’une référence de l’histoire officielle.

Depuis le début des années 2000, moment où le mouvement ultra essaime au Maroc, les tribunes sont souvent un lieu de critiques à l’égard des autorités sportives. Les revendications sociales n’y sont pas totalement absentes, et les déclarations de solidarité avec le peuple palestinien sont récurrentes. Une des figures du mouvement du 20 février, Mouad Belghouat, surnommé « Lhaqed », le « rancunier », était proche d’une partie du mouvement ultra casablancais. Placé en détention à plusieurs reprises, une de ses arrestations avait eu lieu aux abords d’un stade.

Mais tout à chacun remarque la recrudescence de messages politiques et une dureté nouvelle dans le ton adopté. La vie des tribunes est le plus souvent commentée dans la presse sous l’angle des violences et incivilités. Il n’est en effet pas rare d’assister à des scènes de violence, souvent gratuite, exacerbée et commises par des personnes parfois très jeunes, en marge de rencontres sportives. En 2016, deux jeunes sont décédés dans des bagarres en marge d’une rencontre entre le Raja de Casablanca et le Chabab Rif Al Hoceima. La Fédération royale marocaine de football (FRMF) prend parfois des mesures annoncées comme préventives : le derby casablancais, qui oppose le Raja au Wydad et réputé très chaud, s’est ainsi déjà déroulé dans le stade d’Agadir, à plus de 400 kilomètres de Casablanca. Des associations d’ultras sortent aussi parfois du bois pour se présenter comme garantes de la sécurité dans les gradins. Des supporters redoublent même parfois de discours insistant sur leur « civisme » ou leur « patriotisme », et leur condamnation de tous types de violences.

« Civisme » et « patriotisme » sont deux valeurs qu’ont invoqué les personnalités politiques favorables à la réintroduction du service militaire, annoncée en août, alors qu’il avait été abandonné en 2006. Des supporters du KAC de Kénitra et du Raja de Casablanca ne se sont pas privés de donner leur sentiment dans les jours suivants à grand renfort de tifos, de chants et de posts Facebook : pour eux c’est niet.

C’est sur YouTube et Facebook que se partagent les vidéos des chants de supporters. La dernière adaptation du chant des Winners 2005, qui soutiennent le Wydad de Casablanca, « Jay nklahsi lhoukouma », « je suis venu clasher le gouvernement » a connu un certain succès. Morceaux choisis : « ... je suis venu clasher le gouvernement (...) je cache mon visage pour éviter les photos de la DST alors que je suis venu supporter... Dites-moi, c’est quoi mon péché ? All cops are bastardos... Flic, tiens ma **** (...) La liberté, Dieu, c’est ce qu’on veut... » Mais le plus gros succès en matière de chant, c’est sûrement « F’bladi Dalmouni », « Dans mon pays, on me persécute », partagé par les Ultras Eagles, les Green boys et le Gruppo Aquile, tous supporters du Raja.

Un chant dans lequel les ultras accusent le pouvoir de détruire la jeunesse : « ... On ne se plaint qu’auprès de Dieu, il n’y a que Lui qui sache (...) Dans ce pays on vit dans un nuage sombre, on ne demande que la paix (...) On nous a drogués avec le haschich de Ketama, laissé comme orphelins / À attendre la punition du dernier jour (...) Vous avez volé les richesses de notre pays (...) Vous avez détruit une génération... » Une vidéo prise en septembre qui capture l’instant du chant et postée en ligne a vite agrégée le million de vues sur Youtube. L’auteur marocain Abdellah Taïa, sur sa page Facebook en dit ceci : « Les paroles, simples, directes, sont extrêmement politiques, extrêmement accessibles : elles pointent du doigt les vrais responsables au Maroc de l’abandon de la jeunesse et, sans peur, les critiquent ouvertement. Je dois avouer que, quoique j’écrirai, je n’arriverai jamais à atteindre la puissance de cette chanson, le souffle de cette chanson. »

L’irrévérence qui va s’accentuant chez une partie des ultras marocains se remarque aussi en ligne. Le 29 juillet, le roi Mohammed VI a donné un discours qui coïncidait avec un match du Raja. Un compte Twitter et Facebook, Raja Athletic Club Supporters a partagé une photographie prise dans une même salle de café : les chaises face à la retransmissions du discours sont vides quand devant une deuxième télévision diffusant la dispute, les spectateurs se massent. « Voir le discours du Roi ou le match du Raja ? La réponse est dans la photo », dit le commentaire. Ce genre de post n’est pas une première, mais ne passe pas inaperçu : la caricature et la moquerie restent rares à l’endroit du monarque. Et on peut croiser des supporters maudire en chanson les parlementaires, le gouvernement, la police et le président de leur club favori tout en célébrant le roi, perçu comme au-dessus des institutions, bon dirigeant entouré de mauvais conseillers.

La défiance vis-à-vis des autorités se retrouve dans d’autres gradins au Maghreb. En Tunisie, des supporters se sont mêlés à des militants associatifs et politiques en avril 2018 pour réclamer la vérité sur les circonstances du décès d’Omar Laabidi, 19 ans, supporter du Club africain de Tunis. Retrouvé mort dans un canal, il y aurait plongé selon ses proches pour échapper à des agents de police à ses courses. Selon son frère, le jeune homme aurait demandé de l’aide aux policiers qui l’auraient laissé s’enfoncer dans l’eau. En Tunisie, la police était toute-puissante il y a quelques années encore. Elle dispose toujours de syndicats puissants. Et la jeune démocratie parlementariste n’en a pas fini de légiférer sur l’encadrement de la police : « l’affaire Omar Laabidi » est intervenue notamment en plein débat à l’Assemblée d’un projet de loi relatif à la répression des atteintes contre les forces armées, pointé du doigt comme une menace par des ONG tunisiennes ou internationales comme Amnesty International ou Human Rights Watch.

En Algérie, ce sont des supporters d’Aïn M’lila qui ont récemment défrayé la chronique, en décembre 2017. Dans la foulée de la décision de Washington de transférer son ambassade en Israël de Tel Aviv à Jérusalem, ils ont déployé un tifo représentant d’un côté le dôme de la mosquée d’Al Aqsa, à Jérusalem surplombée par le drapeau palestinien, et de l’autre, les visages mêlés du président américain Donald Trump et du roi saoudien Salman. Commentaire en anglais sur la banderole : « Two faces for the same coin. » Un « acte individuel et isolé  » selon le ministre algérien de la Justice.

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