Ne pas offenser le monde - Josep Rafanell i Orra

(Quelques notes pour contribuer à désorienter l’histoire : à la manière d’un patchwork)

paru dans lundimatin#233, le 13 mars 2020

On pourra considérer avec d’autres que ce qu’on appelle la Modernité fut une longue éclipse du monde : institution d’un sujet autonome réflexif brisant nos appartenances à des milieux singuliers, marche démente du Progrès et sa furieuse entreprise de séparation, naissance des États et leurs constitution sociales entraînant la défaite des communautés.

Et si dans les ruines du désastre des mondes revenaient ? Et avec eux la possibilité de les animer ?

Dieu a choisi ce qui est fou dans le monde pour faire honte aux sages ; Dieu a choisi ce qui est faible dans le monde pour faire honte à ce qui est fort.

Corinthiens 1 : 27

L’insurrection des mondes

Epuisés par une histoire de ravages qui n’en finit pas de finir, qui semble ne pas vouloir finir sans achever les histoires qui ont animé le monde, nous voyons les insurrections revenir. Mais ce sont les insurrections des hommes qui arrivent ou celles du monde ? Et si dans les décombres du désastre, c’était la variété infinie des mondes qui était en train de s’insurger ? C’est peut-être, à nouveau, notre appartenance au monde qui se soulève pour que renaissent des lieux pour l’habiter.

Il aurait fallu ne pas offenser les hommes et les femmes qui appartiennent au monde. Car en offensant les femmes et les hommes c’est le monde qui a été offensé.

On dit : l’homme. Et nous, nous pensons à celui qui tombe, à celui qui est perdu, à celui qui pleure et qui a faim, à celui qui a froid, à celui qui est malade, et à celui qui est persécuté, à celui qui se fait tuer. Nous pensons à l’offense qui lui est faite, et à sa dignité à lui. Aussi, à tout ce qui en lui est offensé, et à tout ce qui était, en lui, pour le rendre heureux. C’est cela l’homme.

Mais l’offense, qu’est-elle donc ? Elle est faite à l’homme et au monde.

Ce sont les offenses faites au monde qui nous font souffrir. (C’est à cause de la douleur du monde offensé qu’il souffre. Ce n’est pas pour lui-même, Elio Vittorini, Voyage en Sicile). Mais comment le monde peut-il être offensé ? En offensant le bonheur d’y appartenir.

Mais quel est notre monde ? Quel est notre nous qui appartient à tel ou tel monde ?

Et qui sont ceux qui en offensant le monde, deviennent nos ennemis ? C’est leur absence d’appartenance qui en fait nos ennemis. Et leur violente chimère d’une totalité dépeuplée de mondes. Le Peuple, la Société, la somme des parties, leurs divisions, la distribution des identités. Je suis moi. Je suis ceci ou cela. Entre moi et le monde il faut toujours choisir un monde.

On a cru à l’Histoire sans prendre garde qu’en marquant le monde du sceau du tribunal de dernière instance, avec sa suite de grandioses synthèses, le Peuple, l’État et sa société, dans un temps enfin orienté, viendrait fatalement alors l’oubli, et l’oubli de l’oubli, la destruction des histoires multiples et de leurs bifurcations vers des mondes animés. Toute révolution porte en elle sa part de re-création des histoires sorcières de l’animation du monde.

(Supposons que les Espagnols soient chassés ou réduits à merci. Supposons encore que de semblables soulèvements en Amérique du Nord et au Canada brisent l’hégémonie anglaise et française. Que se passerait-il ? Un aussi vaste territoire peut-il être tenu sans l’habituel appareil gouvernemental, avec ses ambassadeurs, son armée et sa marine ? Non ; ils ne peuvent espérer tenir le pays que par la sorcellerie. Ceci est une révolution de sorciers et je dois y trouver ma part comme sorcière, W. Burroughs, Les cités de la nuit écarlate).

Et c’est ainsi que les insurgés s’adressent aux autres humains et aux non-humains, aux âmes errantes. Et aussi aux âmes mortes que nous avons failli oublier et qui se rappellent à nous dans la tempête qui s’annonce. Après tout, il se peut que nous soyons tous des revenants. Nous voilà alors dans le retour d’une multitude d’histoires désorientées qui surgissent dans l’Histoire naturelle de la destruction, celle des hommes possédés par ce qui doit être en lieu et place des devenirs imprévus. (Ainsi s’interrogeait W. G. Sebald sur l’expérience de la dévastation dans l’après-guerre : « la théorie matérialiste de la connaissance ou toute autre théorie épistémologique restent-elles valides au regard d’une telle destruction, ou bien celle-ci n’est-elle pas bien plutôt l’exemple irréfutable que les catastrophes couvant pour ainsi dire sous notre main puis se déclenchant apparemment sans crier gare, dans une sorte d’expérience, anticipent le moment où, de notre histoire que nous avons crue si longtemps autonome, nous retombons dans l’histoire de la nature  ? », W. G. Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle).

Il faut désamorcer la technologie infernale où s’enchainent les dévastations. Destituer l’oikos des humains qui annihile, bannit, capture les êtres du dehors. La technique est une question politique, celle de l’engendrement de mondes. La révolution le deviendra aussi qui nous permettra de nous arracher à la marche du temps de la reproduction.

(« Le défi de tout soulèvement réside, au fond, dans la capacité à garder les pieds sur terre. Rien n’est plus ardu. C’est qu’on nous a vendu cette mystification : la politique serait le domaine où se formulent les fins, et il reviendrait à la technique de mettre en œuvre les moyens de fins souverainement décidées ; l’intendance suivra, se rassure-t-on. Mais rien ne s’est jamais passé ainsi. Nous sommes bien placés, dans cette société de part en part technologisée, pour savoir que l’intendance ne suit pas. L’intendance domine. Le pouvoir est infrastructurel parce que l’infrastructure est pouvoir. La servante est la véritable maîtresse ; et la politique se borne à tenter de rendre « acceptables » les conséquences d’un déploiement technologique hors de contrôle. Elle écope sans espoir dans les soutes, et désormais sur le pont, du Titanic de la civilisation. Les moyens dictent de manière immanente leurs propres fins. L’ordre du monde contemporain ne relève pas de la décision politique, mais du design technologique », La révolution est une question technique, Lundi matin, 23 janvier 2020).

Dorénavant, l’histoire des humains et celle de la Nature coïncident totalement dans la téléologie de la destruction. Et pourtant surgit inattendue une multitude de récits de re-création, de réparation, des nouvelles générations. Il s’agit de retrouver des techniques cosmomorphiques qui différentient les mondes que nous habitons. Et à nouveau les lieux de notre habitation engendrés par des animations réciproques. (Car tout a une âme, tout peut être animé : « prêter une âme, c’est agrandir une existence », D. Lapoujade, Les existences moindres).

Hors de l’Histoire tourmentée des hommes, avec le retour de notre co-appartenance aux choses et aux êtres-autres, nous pouvons réinstaurer la pluralité de mondes où s’affirment nos attachements qui nous obligent à rester fidèles, non pas à ce que nous sommes mais à la possibilité inattendue de nouveaux commencements. (« L’ethos ne désigne pas une identité, mais une appartenance, qui contraint sans définir, qui appelle la spéculation, le ’et si’ ? », Isabelle Stengers, Un engagement pour le possible).

Se pose alors la question de la cohabitation qui nous oblige à porter notre attention à la fragile et inépuisable variété des modes d’existence qui surgissent entre les êtres. Aux alentours de nos lieux d’habitation, il y a toujours des étranges hybridations (Didier Demorcy).

(« Faites des parents pas des enfants ! ». « Ce que j’entends par fabrication de parenté ˗ kin making ˗ ne requiert pas seulement des déités et des esprits situés – ce qui reste un acte perturbant pour ceux qu’on appelle modernes – mais aussi des bestioles hétérogènes de confession biologique… Il s’agit d’« expérimenter des parentés dépareillées  », Donna Haraway, Staying with de Trouble).

L’appartenance est toujours l’amalgame des processus de co-individuation par lesquels un monde prend forme. On pourra alors l’appeler le surgissement d’un monde commun. Ethopoíesis où s’entrelacent les devenirs des rencontres. L’expérience commune n’est jamais que les processus génératifs où on n’existe que de faire exister ce qui en retour nous fait exister. Quelque part. De telle ou telle manière. Dans telle ou telle situation.

Dans un sens, Michel Foucault ne dit pas autre chose dans son travail généalogique sur le sujet en Occident lorsqu’il montre l’opposition entre une connaissance par les causes, celle qui dans la tradition socratique censée être « la nôtre », exigeait d’accéder aux profondeurs de l’âme, l’arcana conscientiae, par des opérations de dévoilement qui préludent l’examen de conscience chrétien, puis, plus tard, l’emprise interminable de l’introspection, jusqu’à sidération finale ; lorsqu’il oppose donc la conversion à soi (« se connaître soi-même ») à une éthopoïètique comme condition d’une expérience de l’habitation (ainsi, contre Socrate, cinq siècles plus tard, avec Demetrius, le retour à un savoir sur l’habitation du monde : « savoir que le monde est un habitat commun, où tous les hommes sont réunis pour constituer justement cette communauté  »).

«  Vous voyez que Demetrius ne dit pas : néglige la connaissance de ces choses extérieures et essaie de savoir exactement qui tu es. (…) Il ne veut pas substituer aux secrets de la nature les secrets de la conscience. Il n’est jamais question que du monde. Il n’est jamais question que des autres. Il n’est jamais question que de ce qui nous entoure. Il s’agit simplement de savoir autrement. C’est d’une autre modalité de savoir, que parle Demetrius. Et ce qu’il oppose, ce sont deux modes de savoir : l’un par les causes, dont il nous dit qu’il est inutile ; et un autre mode de savoir, qui est quoi ? Eh bien, je crois qu’on pourrait dire tout simplement un mode de savoir relationnel, parce que c’est qu’il s’agit de prendre en compte maintenant, quand on considère les dieux, les autres hommes, le kosmos, le monde, etc., c’est la relation entre d’une part les dieux, les hommes, le monde, les choses du monde et puis nous », (Michel Foucault, « Cours du 10 février 1982 ». L’Herméneutique du sujet).

Ailleurs, Foucault dira encore : « Toute l’Antiquité me paraît avoir été une profonde erreur ». Ce qui sera le prétexte de l’ouverture d’un splendide commentaire d’Isabelle Stengers qui se conclut ainsi : « Si Socrate a capturé, pour en faire une offre sur le marché athénien, des ressources ’archaïques’, le stoïcien n’est-il pas, malgré lui, défini par la capture et ce qu’elle a permis de faire basculer dans l’archaïsme ? Mais pour poser cette question, il ne suffit pas de se détacher d’une référence à la ’perfection’, il faut s’engager dans la question de la ’convocation’. Et c’est ce qui m’intéresse avec les sorcières néo-païennes (…), lorsqu’elles cherchent dans la fabrication de rites la possibilité de convoquer les types de force qui les rendront capables de créer dans la tempête, de convertir la force des bourrasques en affirmations de modes d’existence qui défient la différenciation entre le nouveau et l’archaïque ».

(La chôra, l’au-delà de la ville, l’arrière-pays, le lieu des transitions, celui de la confusion et des métamorphoses, le « là de l’au-delà », s’éloigna, refoulée par le demos sur lequel s’institua l’assemblée des rivaux qui au prix des pires entourloupes devait constituer le tout de la communauté politique. C’est qu’il fallait bannir les mystères des hybridations, des devenirs et leurs incantations. Ainsi dans les Hymnes orphiques, la célébration de Nyx, déesse de la nuit :

Entends-moi, Déesse bienheureuse, qui as une noire splendeur, brillante d’astres, qui te réjouis du repos et du profond sommeil, joyeuse, charmante, qui aimes les longues veilles, mère des songes, oubli des peines, propice, qui reposes des travaux, inspiratrice des hymnes, amie de tous, traînée par des chevaux, qui luis dans l’obscurité, à moitié accomplie, terrestre et ouranienne tour à tour, qui circules et te joues, glissant par les fuites de l’air, qui chasses la lumière vers Aidès ou retournes vers lui, car la lourde nécessité dompte toutes choses !)

« Ce qu’il y avait de profondément politique dans l’orphisme c’était de récuser le tout de la polis », (Julien Coupat, « Dialogue avec les morts », préface à l’édition italienne de Gianni Carchia, Orphisme et tragédie).

On connait la suite. Pouvait commencer une histoire du calcul, avec ses complots, la passion rhétorique, l’assemblée où l’égalité entre les hommes ne semblait pouvoir se constituer que contre le foisonnement de leurs différences au nom de la raison du gouvernement. Et puis, encore, la division fondée sur une entreprise de conquête sans fin menée par les compétents au nom des incompétents, la puissance des abstractions mortelles, la réduction des déambulations à des divagations dans des espaces devenus Terra nulius, et non plus des lieux, dans l’attente de leur colonisation.

Nous en sommes toujours là, après la mort des dieux, dans cette « forme belle et close de l’individualité » des humains sans les êtres du dehors (M. Foucault, Naissance de la clinique).

Viendra ensuite l’implosion des institutions sociales qui commandaient la somme d’individualités dans le monde vectorisé par le Progrès. Qu’aujourd’hui le monde enchanté du réseaux, avec ses atomes connectés, puisse prétendre dans son semblant d’immanence recouvrant la sphère terrestre, remplacer la verticalité des institutions sociales n’y change rien. Le gouvernement demeure à travers la redoutable constitution d’une nouvelle totalité où se distribuent des identités désormais intégrées dans les filets du réseau. Distribution et intégration. A l’institution des divisions vient s’ajouter l’incorporation de tous les êtres dans des flux optimisés. La métropole et son gouvernement prétendent s’étendre dorénavant sur la Terre entière.

Mais du calcul des moyennes algorithmiques ne pourront jamais surgir des milieux. Le probable sera toujours l’ennemi du possible. On en est toujours là. Trop de relations et pas assez de rapports (Isabelle Stengers). A-t-on jamais vu survivre une communauté humaine sans qu’elle ne se « rapporte » à des êtres-autres qui n’existent qu’en dehors de son humanité ? Mais alors il faut destituer le mirage d’une intériorité sociale et son rêve de totalisation, celui qui referme les humains sur eux-même et qui ne peut que tout entrainer dans le temps trop humain de la destruction.

Avec la fin de l’illusion moderne de l’autonomie des humains, nous pouvons convoquer les êtres du dehors pour que des communautés plurielles puissent à nouveau exister. L’autonomie, alors, contre l’hétéronomie imposée par les technologies de gouvernement, n’est rien d’autre que l’attention portée à nos interdépendances situées. Le soin que l’on porte à nos co-déterminations. Contre la destruction, indissociable de la totalisation, la fragmentation du monde et des nouvelles coalitions. Avec l’avancée des dévastations ce sont aussi des mondes autres qui reviennent auxquels nous appartiendrons : la possibilité de faire exister, ici, ailleurs, des formes de vie communes.

Le monde revient

Ce qui nous importe ce n’est pas de savoir « où nous en sommes ? Mais où sommes-nous ? Quels sont les lieux de notre « nous » ? Le reste viendra par surcroit, dont le nous de notre actualité.

Il nous faut partir de quelque part, maintenant, pour ne pas replonger dans des pronostics mégalomaniaques qui nous disent le sens de l’histoire. Son dernier mot. Notre destin. Celui qui veut nous faire croire que nous sommes le « tout » de ce qui doit advenir. Face à la puissance spéculative du capitalisme, le prophétisme révolutionnaire ne fera plus jamais le poids.

Or l’histoire orientée par la régie économique est en train d’exploser en fragments, emportée par sa propre entreprise intégrale de dévastation. Il nous faut désorienter l’histoire à partir des lieux de nos habitations pour en destituer sa destination. Que voulons-nous pour nous rendre capables de nouvelles situations, de nouvelles bifurcations ?

Pouvons-nous encore nous payer le luxe du mirage d’une nouvelle constitution, encore la nouvelle Gauche mondiale, encore la restauration de la totalité sociale, encore et encore l’arrachement dans la projection ? (Mais quelle peut être aujourd’hui la Constitution du nouveau Peuple de l’économie du réseaux ?).

Il nous faut abandonner toute idée d’avenir qui nous enserre dans un programme, la refondation des institutions, l’intériorité sociale souveraine, ses frontières et ses polices pour en conjurer le dehors. Ce qu’il nous faut maintenant c’est rendre possible le passé. A nouveau.

Marcello Tarì revient ainsi sur l’actualité du présent contre les projets constituants qui en cherchent l’ avenir institué : « Le temps reste ici prisonnier de cette tautologie du futur qui explique l’avenir, autrement dit lui-même. Au contraire, le temps peut-être subverti lorsqu’on dit, par exemple, que c’est ce qui vient, maintenant, qui rend possible un passé déterminé, c’est-à-dire à nouveau possible. C’est pour cela qu’il semble toujours que dans toute nouvelle révolution vit une révolution du passé, comme s’il y avait une sorte de communication infra-temporelle entre l’une et l’autre : la révolution aujourd’hui ne permet pas tant, ou pas seulement, de comprendre celle d’hier, mais surtout, en libérant celle-ci de la camisole de force de l’Histoire, de l’éprouver comme tâche actuelle, voire de la porter à son propre, éphémère, accomplissement » (Marcello Tarì, Il n’y a pas de révolution malheureuse. Le communisme de la destitution).

La modernité supposa la vectorisation d’un temps linaire qui ne pouvait exister sans effacer les temporalités situées, sans anéantir les temps multiples qui rendent possibles la sécession, la désertion. Et la reprise des lignes sinueuses du passé.

Nous avons été rattrapés par une histoire où s’enchainent les catastrophes nous projetant vers un avenir impossible, dépourvu de possibles. Désormais le temps nous manque, c’est le propre du présentisme contenu dans sa démente accélération. Le présent est devenu le nom de la dissociation entre le temps vécu et le temps de la projection, ou la fatale destructions des hétérochronies qui surgissent dans une pluralité des mondes. Arrêter la catastrophe c’est alors arrêter la reconduction du monde. Si le temps doit redevenir notre temps, le champ de notre expérience, ici, là-bas, ailleurs, c’est que celui-ci sera, à nouveau, « moins ce qui passe que ce qui revient » (Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergeantes et futurs inédits ).

Il nous faudra alors distinguer la manie constituante projetée vers le futur, le plan anxieusement contrôlé, inscrit dans le probable, de l’aventure spéculative avec laquelle il s’agit de potentialiser le possible en acceptant les contraintes que nous imposent les trajets surgis de nos déambulations. (« Il ne s’agit ni de (bonnes) intentions ni de vision du monde. Il s’agit de déterminer ce qui va faire contrainte, ce qui va engager la pensée. En d’autres termes encore, et c’est pourquoi il faut parler de spéculation, la pierre de touche n’est pas le probable, ce qu’autorise l’état des affaires aujourd’hui ou ce qui pourrait être autorisé par une « évolution naturelle » de cet état, bref ce qui pourrait faire l’objet d’une théorie. Ce qui oblige à penser est le possible, ce qui renvoie création, ce qui oblige donc à se créer capables de résister au probable », Isabelle Stengers, Un engagement pour le possible).

D’une part la hantise du chaos, sa conjuration. Que celle-ci passe par l’appareil de calcul prospectif de l’État ou par l’activité algorithmique du réseau comme nouvelle forme d’identification. De l’autre des attachements à des situations, l’intensification des existences qui renvoient toujours à une décision. (« Rien n’existe qui ne doive son existence à une décision de faire importer ceci plutôt que cela, ainsi plutôt qu’autrement . Ce qui implique aussi que, toujours all the way down, aucune décision n’a le pouvoir de s’imposer comme légitime, finale, déterminante. Rien n’a le pouvoir de transcender l’aventure où sera sans cesse rejouée la manière de faire importer ce qui a été décidé, la manière dont une décision fera héritage », Isabelle Stengers, L’insistance du possible).

Résumons : faire le choix de nous laisser gouverner ou devenir ingouvernables. Et il se peut alors que nous percevions le retour insistant de la tradition des révolutions communardes qui fraient à nouveau les chemins qui font exister de formes d’appropriation (« l’appropriation concerne, non pas la propriété, mais le propre, (…) posséder, ce n’est pas s’approprier, mais approprier à…, c’est-à-dire faire exister en propre », D. Lapoujade, Les existences moindres).

On voudrait nous faire croire que la révolution n’est qu’une idée, une somme d’abstractions qui nous entrainent inévitablement vers une rupture avec la continuité de l’expérience. Alors qu’elle n’est que le saut vers un monde qui nous appelle, et la confiance que nous lui portons. Confiance en l’expérience que nous en faisons. Ou l’expérience de la confiance. Et si le « saut » devient possible, c’est qu’il y a quelque part un lieu depuis lequel nous nous élançons. Où sommes-nous ? Que voulons-nous au regard du passé de notre expérience devenu à nouveau possible ?

La révolution est d’abord la restauration de nos perceptions. La contribution à un monde possible. Car toute perception est déjà participation au monde perçu, l’actualisation de ce qui est encore possible. Ou la somme de gestes conspiratifs avec lesquels nous respirons autre chose que l’air raréfié des institutions qui ne nous disent que le probable. Avec les révolutions, il s’agit d’avoir prise sur des situations. Contre la reproduction, des nouvelles générations. Puis vient toujours le temps des récits qui font consister nos expériences, qui disent les manières de prendre soin de la transmission.

L’historien Stephen Toulmin évoque la résonance entre plusieurs traits dans la naissance de la modernité : l’oralité cède la place à l’écriture, l’abstraction de l’universel remplace la pensée du particulier, l’institution du général absorbe l’expérience du local, le temporel s’efface face à l’intemporel projeté hors des mondes pluriels. (Stephen Toulmin, Cosmopolis : The Hidden Agenda of Modernity). C’est ainsi que purent commencer les histoire jumelles de l’État-Nation et de l’entreprise téléologique de l’accumulation. Le capitalisme allait dès lors devenir non seulement un système, la somme de dispositifs de production de valeur dont l’expansion totalisante ne pouvait qu’ensevelir la pluralité des mondes, mais une société à gouverner. Et en dernière instance une politique. La naissance de la société, avec ses institutions, ses disciplines, ses modes d’individualisation, sa productivité ne pouvait avoir lieu qu’à l’encontre des communautés attachées à des mondes singuliers.

Arrêtons-nous un instant sur un avatar tardif du modernisme, déjà si lointain dans le fracas de son écroulement. Celui de la Grande Accélération : dans nos contrées, les « Trente Glorieuses », ou le nom français de ce moment du capitalisme en cours de mondialisation qui vit émerger le plus parfait accordage entre l’État et la prédation économique. Le Plan comme administration de la société productive plus ses ravages. Pendant les Trente Ravageuses, l’autre nom de cette dernière période de la modernisation, il fut possible de faire miroiter un contrat implicite soutenu par une puissante machine de propagande : acceptation de l’exploitation, du déracinement, de l’arrachement aux anciens attachements en échange de garanties d’un projet de vie pour tous, intégralement inscrit dans la totalisation de l’économie. La mise en coupe réglée des formes de vie improductives opérée par le Plan de l’économie administrée fit intégralement société. Comment la France, éternel Royaume de l’Institution, dans sa « reconstruction », aurait pu ne pas tirer parti de sa longue histoire d’administration qui depuis des siècles arraisonne tous les milieux singuliers de la vie commune ?

On connait la suite à partir des années 80. Démente autonomisation de l’économie au regard de la planification étatique. Extension du devenir propriétaire endetté promis à l’avenir que l’on sait en tant que sujet gouverné. Désactivation du conflit des classes. Désaccordage entre la vertigineuse spéculation économique et les institutions pastorales. Désormais c’est l’économie seule qui prétend faire société. Et l’État qui est devenu captif de sa prospection. Pour parer à l’implosion de ses institutions, il ne reste à celui-ci qu’à consentir la plus grande autonomie à la police négative. En régime managérial macroniste, c’est entendu, l’État ne tient plus que par sa police.

Et pourtant, la rhétorique de la mobilisation infinie demeure jusqu’à l’absurde. C’est le propre d’un Etat en ruines que d’exagérer avec maniaquerie sa mission. En ceci, la France, l’État-Macron, comme ailleurs, peut être appelé libéral-fasciste : tous mobilisés dans la poursuite de la colonisation des milieux singuliers de la vie commune, contre toute forme de sécession. Et des rebuts surveillés dans ses ruines. Certes, nous n’assistons pas au retour du fascisme historique, avec ses foules marchant au pas d’oie et ses fonctionnaires scrupuleux, mais à la programmation axiologique d’une ontologie entrepreneuriale qui porte en son coeur la négligence à l’égard de tout ce qui demeure incompossible avec le régime universel de la valeur. Management et basse police, main dans la main : c’est aujourd’hui le visage de la nouvelle gestion du désastre. Nous sommes rentrés pleinement dans ce qu’il faut bien appeler le cosmocapitalisme. La politique libéral-fasciste dérive inexorablement vers un cosmofascisme écrasant toute forme de vie qui prétend échapper à la totalisation de son projet de valorisation.

Entre-temps nous aurons assisté au déclin de la centralité politique de tous les sujets sociaux. On a pour habitude d’évoquer le dernier affrontement radical entre le sujet du travail et les militants de l’économie, et leur bras armé, L’État, au cours de la décennie insurrectionnelle italienne des années 70. Dernière tentative révolutionnaire de faire exploser la cage de fer de l’identité ouvrière doublement verrouillée par l’entreprise capitaliste et par le Parti et le Syndicat. Son élan enragé, écrasé par la contre-insurrection, se perdit ensuite dans des lignes de fuite absorbées par le régime de la gouvernementalité démocratique. La classe ouvrière, « cette race païenne », ne fut pas vaincue par le capitalisme, mais par la démocratie, nous dit l’adage devenu célèbre.

Et puis, parfois, des déflagrations arrivent dans la prolifération de formes massives de désidentification. En France, ce sera le soulèvement le plus important de ces quarante dernières années : les Gilets Jaunes.

Certains ont cru bon convoquer la notion d’« économie morale » pour expliquer ce moment insurrectionnel. La séquelle de la rupture définitive du compromis fordiste des Trente Glorieuses et de la fin du pastoralisme étatique. Révolte contre la trahison historique au regard du contrat social qui rendait acceptable la destruction des communautés en échange d’une sécurité sociale dans le seul monde de l’économie. Contrat qui assurait que le Plan, en faisant de chacun « des productifs », devait permettre d’avoir une place pour l’éternité dans l’économie elle-même éternelle. L’État s’engageait, malgré l’exploitation et l’extorsion des formes de vie, à défendre la société. Avec les Gilets jaunes on aurait alors assisté à la réapparition de la common decency pré-prolétarienne, exprimant par une poussée de violence inattendue un sentiment de justice outragée sans engager le bouleversement l’ordre existant. La taxe sur les carburants frappant les plus pauvres serait alors la version contemporaine des augmentations abusives du prix des grains entrainant des émeutes urbaines et des jacqueries de l’Angleterre du début de la révolution industrielle.

{{}}Dans la version d’une sociologie du gouvernement, les Gilets jaunes seraient les enfants perdus de l’État-Providence, et leur révolte le cri inarticulé et anachronique, non plus de l’« animal populaire » mais d’un animal biopolitique délaissé par l’État. Des exilés de l’intérieur, des adeptes butés de l’ancien monde pastoral en train de s’écrouler, surgissant, imprévisibles, dans l’anti-monde périurbain lacéré par des routes absurdes, ponctué par des ronds-points, avec ses aires de stationnement dans de sinistres zones commerciales, avec ses tristes zones pavillonnaires côtoyant des champs de colza à perte de vue...

Ce n’est peut-être pas inexact. Mais ce n’est pas tout. Comme toujours, au coeur de chaque soulèvement, il y a la réactivation de vieilles histoires qui persistent, opiniâtres, à retracer à nouveau leur chemin. Ainsi en va-t-il de l’aberration récalcitrante de l’histoire nationale française, celle qui s’inscrit dans la lignée prolétarienne des affects communards.

Soulignons avec quelle rare constance s’exprima dans le désordre du soulèvement le refus de la représentation, et un tout aussi coriace refus des abstractions politiques ou, pour le dire avec des vieux mots, de l’idéologie (Laurent Jeanpierre, In Girum. Les leçons politiques des ronds-points). Il ne s’agissait plus d’un énième mouvement social, avec son rêve de convergence de luttes (rien ne put converger dans l’ordre des catégories sociales) mais de l’irruption politique de la communauté reconstituée, avec ses connexions partielles, la ré-habitation d’un monde désolé : dans les ronds-points, les parkings de supermarché ou les péages détruits des autoroutes. Ou dans les beaux quartiers fantomatiques de la capitale rendus vivants par les émeutiers.

Gilets jaunes et zadistes, bâtards de la sociologie, nous avons été, comme dans toutes les insurrection, des déterritorialisés. Nous avons agi comme des dépossédés du droit d’exister. (« L’intensification de la réalité d’une existence a toujours comme corrélat l’affirmation de son droit d’exister. Comme ce droit n’est plus dispensé par un fondement souverain, il faut le conquérir par d’autres moyens. Mais que se passe-t-il lorsqu’on est totalement dépossédés du droit d’exister selon tel ou tel mode ? lorsqu’il n’y a plus d’issue ? Vos avez le droit d’exister, bien sûr, mais pas de cette manière, ni d’aucune autre manière. La question est politique autant qu’esthétique ».

« (…) Mais la dépossession est chez eux devenue un acquis, une sorte de condition a priori. Ils ne revendiquent plus aucun droit ’on n’a plus de droits ? Nous les avons perdus ? ˗ Nous les avons bazardés’ », D. Lapoujade, Les existences moindres).

Résurgence de vieilles histoires de la communauté qui sont celles des nouveaux commencements. Et il arrive alors que des communards deviennent des communiers. Ou inversement. Il n’y a pas, historiquement, d’ordre de prééminence. Nulle ingénierie municipaliste, tentée par la recomposition des débris de la Gauche, ne saurait nous le faire oublier. Les uns et les autres ont ceci de singulier qu’ils désorientent l’histoire.

* * *

Et si le paradoxe de l’époque que nous vivons faisait que c’est justement la multiplication d’effondrements qui ouvre la voie à de nouvelles perceptions de nos rapports au monde, à de nouvelles sensibilités, à la possibilité de nouvelles expérimentations et à un travail d’imagination portant sur la possibilité d’autres formes d’engagement dans des vies communes ?

C’est alors au sein de la catastrophe qu’une politique de l’expérience, une politique située, avec ses propres fins, peut rétablir des rapports singuliers à des milieux singuliers, devenant ainsi l’antidote contre les universaux avec lesquels ont commencé et fini tant de révolutions.

On pourrait dire alors : le monde revient. Et avec lui une multiplicité de formes de vie, autant de mondes qui nous invitent à en prendre soin. Mais aussi à de nouveaux combats. Car, pour que d’autres expériences portant sur des manières d’habiter le monde puissent s’affirmer, il faut dans ses ruines, ruiner l’anti-monde de l’économie, de l’Etat et ses institutions. Dans les institutions on complote pour préserver ce qui est. Dans la Commune on conspire pour rendre à nouveau possibles les devenirs du passé qui nous libèrent du présent.

Viveiros de Castro, à la suite de Clastres fait la remarque suivante : « Les sociétés sans Etat ne manquent de rien, si ce n’est de la volonté d’être appropriées par lui, l’étrange volonté négative d’un manque rendu nécessaire. C’est avec l’État et à travers lui que la nécessité se substitue à ce qui est suffisant », (Viveiros de Castro, Politiques des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État).

Dans l’actualité des désastres, remplaçons « la société » par les Communes.

Des mondes reviennent dans la destitution du Tout et de ses abstractions. Ils reviennent avec la puissance de leur fragmentation qui rend possibles de nouveaux processus d’association. Appelons ces lignes processuelles, ces expériences transitives, des communaux en chantier. A nouveau nous pouvons réinstaurer notre expérience de conteurs, réintroduire une écologie des temps relatifs qui est celle de la cohabitation entre les êtres contre le temps de la reproduction. Il s’agira alors d’une politique révolutionnaire cosmogonique.

La Commune n’est rien d’autre que la fabrique du réel. Sa génération.

Ou la lutte contre l’oubli de l’oubli dans notre époque de totale démence.

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