NTBLR [7/ ?]

Robin Garnier-Wenisch

paru dans lundimatin#321, le 10 janvier 2022

C’est midi, le soleil est haut, tellement haut que personne ne le voit. Le soleil est tellement haut qu’il s’occupe à dorer le dos des gros nuages rampants qui nous servent de plafonnier quasi 7/7. Le soleil est si haut que pourtant, même sans le voir, ça gargouille dans les bidons un genre de chanson qui dirait qu’il fait faim. La place bidon devient place cantine, même sous la bruine. C’est joli, ça fait des petits îlots de dos arrondis qui se placent côte-côte. Des petits tas d’humain·e·s qui se colle-colle pour faire un cercle sous les arcades ou sous la pluie quand y’a plus de place dans les arcades. La flotte plic-ploc dans les gueuletons, c’est chiant ça fait comme un bouillon de graisse au fond des barquettes en plastique. Ça parle fort, ça gueule, ça rigole et ça se jette des frites sur la gueule. Tout ça, c’est des jeunes. C’est que des jeunes qui mangent ici vite fait avant de retourner se mettre au chaud dans les classes. C’est que des jeunes qui mangent et qui s’emmerdent, c’est des jeunes qui déjeunent.

La plupart du temps quand on remarque qu’iels le sont : des jeunes, c’est qu’iels font chier celleux qui le sont plus. Iels font chier à être jeunes. Les ancien·ne·s jeunes iels aiment pas qu’on leur rappelle qu’iels le sont plus. C’est pas tant le fait qu’iels soient jeunes ces jeunes, hein, c’est plus qu’en se rendant compte qu’iels sont jeunes, les ancien·ne·s jeunes se rendent compte qu’elleux le sont plus. Je sais pas si c’est très clair cette histoire. On dit rarement qu’on est jeune, sauf quand on est Damien Saez, mais dans ce cas c’est aussi qu’on est con, et on le dit aussi d’ailleurs qu’on est con et qu’on est jeune. Non en général on dit plutôt qu’on a été jeune, et que du coup ben on l’est plus. On le dit, comme pour que ce soit bien clair dès le début, souvent on dit “moi aussi je l’ai été”. On évite de dire qu’on ne l’est plus, parce que ça fout la honte, ou qu’on a l’impression que ça fout la honte. Mais en tous les cas on ne dit pas “je suis vieille, ou je suis vieux” sauf quand on est Brigitte Fontaine, mais dans ce cas-là on n’emmerde personne, non : on encule.

Et il semblerait bien, que mis à part Damien Saez qui est con et Brigitte Fontaine qui nous encule, personne ne dise “moi aussi je l’ai été” en parlant d’un babyz ou “moi aussi je vais le devenir” en parlant d’un vioque.

On dit “moi aussi je l’ai été” pour bien rappeler le point de jonction entre le vieux jeune et les djeuns, pour bien le souligner et dire “je l’ai été, MAIIIIIIIS je ne le suis plus” ou pire encore “ je l’ai été MAIIIIIIIS je ne l’ai jamais été comme vous”.

Je l’ai été, j’ai ce droit sur vous, j’ai été dans les mêmes conditions, j’ai connu la révolution de mon corps, la modification de texture, la mutation de mes mœurs, j’en suis revenu, je mange des céréales avec des fibres et je lis le journal. J’en suis revenu, je trouve que le bruit fait du bruit et que l’odeur du tabac sent le tabac. J’en suis revenu, j’ai plus besoin de me dépêcher de mourir. J’en suis revenu maintenant get over it.

Les jeunes s’emmerdent.

Avant -quand celleux qui disent “moi aussi j’ai été jeune” étaient jeunes- les jeunes ne s’emmerdaient pas. Du temps des vieux jeunes, une partie de ces jeunes en revanche emmerdaient, iels avaient pas le temps de s’emmerder parce qu’iels emmerdaient et iels emmerdaient pas n’importe qui, iels emmerdaient notamment le front national. Iels le disait dans les manifs, l’écrivait sur les murs : “plus jamais de 20%” et des trucs du genre. Aujourd’hui ça veut plus rien dire “plus jamais de 20%”, je vais te dire iels te font bien pire que ça, faudrait adapter le truc à chaque fois comme quand tu grave sous les ponts jusqu’où que la merde est montée la dernière fois. Faudrait adapter, ça veut plus rien dire la jeunesse qui emmerde le front national. Ça s’appelle même plus vraiment comme ça et du coup c’est celleux qui disent “moi aussi j’ai été jeune” qui sont bien emmerdé.e.s… comment tu veux dire “la jeunesse emmerde le front national” quand t’es plus jeune et qu’y’a plus de front national ? Y’a limite plus que ton front à toi qui est déjà pas franchement national et qui en plus tend méchamment à pousser en hauteur. Évidemment y’a rien à envier aux petit·e·s nouvelleaux qui déboulent pour gicler comme des putois leurs petit jus de peur et de haine, mais enfin faut trouver d’autres slogans quoi et ça par exemple ben ça fait chier les anciens jeunes parce que du coup ben ça veut dire que ce qui faisait d’elleux des jeunes fait aujourd’hui d’elleux des vieilleux. Surtout qu’en plus aujourd’hui y’a des vieilleux qui emmerdaient même pas le front national quand iels étaient jeunes qui disent aujourd’hui qu’iels veulent emmerder les autres tous les autres et en vrai pas tant que ça le front national, alors c’est encore plus emmerdant. C’est encore plus emmerdant parce que merde alors iels ont pas besoin de l’écrire sur des murs ou de le gueuler en manifs, il leur suffit juste d’aller voter dis donc.

Les jeunes d’aujourd’hui iels ont presque pas connus le FN au temps où ça s’appelait encore le FN, on va pas dire le bon temps même si c’est un truc de gentes qui diraient “moi aussi j’ai été jeune” parce que c’est quand même pas le bon temps. Y’a jamais vraiment eu de bons temps d’ailleurs, y’a jamais eu une époque où des jeunes qu’iels qu’iels soient aient pu se dire “tiens c’est le bon temps”. C’est bien un truc de jeunes ça de pas trouver que le temps est bon, sauf quand tu t’appelles Isabelle Pierre, mais dans ce cas t’as deux ami·e·s qui sont aussi tes amoureuxses. Non, le bon temps c’est un truc de vioques, c’est un truc de quand on est plus un ou une jeune. On parle du bon temps en regardant pousser ses ongles et gonfler ses pantoufles, c’est une évocation de coin du feu, c’est une légende, une rumeur qui grossit en ce moment et une rumeur qui grossit tu te l’appropries et en te l’appropriant tu la tutoies et la rumeur devient tumeur qui grossit. C’est une conséquence, quand t’es plus jeune, tu meurs, tu peux mourir en étant jeune, mais tu meurs plus facilement quand tu l’es plus, d’ailleurs on dit “trop jeune pour mourir”, mais généralement on dit ça quand on est trop vieux pour être jeune et mourir.

La tumeur elle, elle s’en fout de ton âge, d’ailleurs je sais pas si tu sais, mais sans doute qu’en fait tout le monde s’en fout de ton âge, celleux qui font semblant de pas s’en foutre sont tout aussi dangereux que celleux qui s’en foutent ouvertement. Je suis désolé pour Damien, Brigitte et Isabelle, mais en vrai on s’en fout de ton âge et tu t’en fous de celui des autres parce que s’il y a bien une chose qui change toutes les secondes sur cette terre c’est bien ça justement c’est l’âge.

Alors c’est midi, c’est midi tous les jours, mais là c’est ce midi-là. Les vieux jeunes mangent pas sur la place, iels ont des cantines en costaud avec du chauffage pour manger, iels ont des tickets resto pour pas les donner aux clodos et les claquer dans des cafés. Les vieux jeunes ont des boulots pour pas avoir à se niquer le dos en mangeant au sol. Iels ont des boulots pour aller voter pour des gentes qui décident de ce qu’il y a dans les cantines de celleux qui peuvent pas encore voter. Les vieux jeunes ont pas besoin de se péter le dos à manger au sol du kebab à la pluie, iels sont importants et participent à la marche du monde. Les vieux jeunes ont compris la marche du monde, iels se disent qu’il suffit pas d’emmerder le front national pour résoudre les problèmes. Le problème c’est que du coup iels emmerdent plus grand-chose ou pire encore iels emmerdent celleux qui avaient rien demandé à personne.

Finalement, tout le monde s’emmerde. Les jeunes qui mangent dehors sous la pluie et les anciens jeunes qui passent entre elleux pour se rendre à leurs déjeuners où on causera de la marche du monde et de pour qui-qui qu’on met le bulletin dans l’u-urne ? On s’y emmerde prodigieusement dans ces déjeuners, plus que sur la place où ça braille et ça se jette des frites sur la gueule. Les frites c’est drôlement bon, c’est comme des petits rayons de soleil tout gras, des petits éclairs de patate. Les frites c’est bon, ça croustille, mais ça endort méchamment, alors les vieux-jeunes en mangent plus trop parce que dormir c’est pas un truc qu’on fait quand on est plus un jeune. Et puis les frites ça fait pousser le bidon vers l’avant qu’on voie plus où c’est qu’on met ses pieds et ça aussi c’est chiant parce que du coup on voit plus comment c’est qu’on fait la marche du monde. Vaut mieux pas trop la louper la marche du monde parce que sinon on se pète la gueule et après on se retrouve à manger aussi dehors sauf qu’on est plus jeune, qu’on a le dos niqué et qu’on a un grand front pas si national sur lequel la pluie viendra plic-ploc.

Alors les jeunes font chier des vieux-jeunes qui s’emmerdent et le pire dans tout ça, c’est que c’est sans fin, que c’était déjà le cas hier et que ça le sera encore demain, ben oui c’est sûr que ce sera toujours comme ça vu que la merde ça sert aussi d’engrais.

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