Migrants : le dogme de l’irresponsabilité des riverains que nous sommes

paru dans lundimatin#21, le 4 mai 2015

La Méditerranée, mer miracle éperdument chantée, berceau de nos textes et de nos langues, est aujourd’hui assassine, ensevelissant sous ses flots devenus noirs d’innombrables vies et rêves d’avenir. Ainsi narrée, la disparition tragique des migrants prend des sonorités de légende permettant que l’on accuse la mer et s’en lave les mains, riverains que nous sommes au sens propre du terme. Par moment, le réel cogne fort et commande un vent d’indignation nouveau, une reformulation du récit. Face à 700 disparus en une seule nuit, il faut effectivement un sommet extraordinaire de l’Union Européenne, et l’affirmation d’un changement de paradigme. Nous, riverains situés du bon côté de la morale, accusons non pas la mer évidemment, mais les passeurs dont nous brûlerons désormais les rafiots. Ainsi nous épargnons-nous de faire la guerre à la guerre, aux famines, au capitalisme mondialisé, aux tumultes du globe qui conduisent un homme, une femme, un enfant à renoncer au pays pour se jeter sur une route que chacun sait effroyable. Il est sage de viser le passeur plutôt que l’insondable folie du monde, d’autant que le salaud exige parfois jusqu’à dix fois le prix d’un billet d’avion pour l’accès à son embarcation mortelle. Il est adroit de passer ainsi sous silence que ce sont les législations en vigueur chez les riverains réunis en sommet qui empêchent cet homme, cette femme, cet enfant de gagner paisiblement par les airs le continent européen, et le rêve d’une vie meilleure. Accuser le passeur revient effectivement à accuser la mer : la responsabilité est ailleurs. Ainsi nous épargnons-nous de penser ce que, ici et maintenant, nous saurions faire pour répondre au cri que cet homme, cette femme, cet enfant nous adressent.

JPEG

Sur l’autre extrémité de notre rive, des hommes, des femmes, des enfants rescapés ne cessent de rêver d’un ailleurs plus hospitalier que cet ici invivable. Et pour cause : ces chercheurs d’or contemporains survivent dans les dites « jungles » de Calais, connaissant la violence répétée des expulsions, destructions, agressions, intimidations. De ce côté là aussi domine le dogme de la responsabilité d’un tout autre, dessaisissant chacun du pouvoir d’agir contre l’ordre étouffant des choses. Eric Fassin, dans « Calais, jungle d’Etat », tribune publiée le 23 avril dans Libération, expose à merveille la substance de cette vision pétrifiante. L’intellectuel engagé sur tous les fronts de la misère, coauteur notamment d’un ouvrage sur le dit « problème Rom », fustige celles et ceux qui, dans les jungles, construisent avec ces hommes, ces femmes, ces enfants. Les militants s’efforçant d’améliorer les conditions de vie des migrants, a fortiori dans les jungles tolérées par l’Etat parce qu’éloignées du centre-ville, « participent » à l’indigne politique, « collaborent » avec l’ennemi, ou « travaillent bénévolement » pour le Ministre de l’Intérieur assassin. Ainsi ces citoyens désorientés sont-ils « condamnés à accompagner une politique qu’ils désapprouvent », jusqu’à sombrer « démoralisés ». « L’action publique ne rencontre plus guère d’opposition » déplore alors l’authentique et radical opposant, commandant implicitement que l’on renonce à tout geste d’hospitalité, et fasse ainsi advenir par appel d’air l’acte salvateur d’un gouvernement éminemment responsable. Faire crédit à cette pensée condamne ô combien à la dépression, puisque demeurer reclus dans l’inaction s’impose alors devant toute situation de détresse par définition causée par des hommes autres que nous-mêmes, par un système autre que celui des riverains que nous sommes. Les hautes sphères européennes désignent le passeur pour ne pas envisager leur propre capacité d’action, s’épargnant de légaliser l’immigration au motif par exemple qu’il s’agirait ainsi d’accepter les tourments du monde causés par d’autres. En miroir, se dresse l’intellectuel engagé, plaidant que sommeille tout geste constructeur dissident : ne se substituant pas à la puissance publique comme on en accepte la défaillance, ni ne collaborant avec elle comme on en partage le programme, le riverain passivement indigné laissera ainsi béante et criante la misère sous les yeux de l’Etat, et fera ainsi dignement pression sur cet autre lointain mais responsable. Les hommes, les femmes, les enfants dont il est question auront sans doute autre chose à faire que rejoindre telle « lutte », et s’inscrire ainsi en dépendance par la plainte à l’endroit d’un Ministre de l’Intérieur dont il faudrait attendre une réponse réconfortante.

JPEG

Comment en sommes nous arrivés là, sur le point d’oublier que c’est en actes que se construit l’hospitalité tout contre les politiques d’hostilité, que c’est de la consolidation du refuge que naît l’urbanité et que se gagne enfin la ville promise, que c’est à la force de gestes souverains d’émancipation que se conquièrent les droits ? C’est que gagne une morale pétrifiante, venue de gauche et rencontrant la droite dans le haine pour ce qui s’invente en dissidence, laissant accroire que construire dans les marges c’est renoncer au centre, que construire dans l’illégalité c’est accepter d’être privé de ses droits, que construire le meilleur c’est abandonner l’idéal. C’est que se consolide ainsi plus encore le dogme d’une irresponsabilité généralisée, commandant que de proche en proche chacun renonce à sa modeste capacité d’agir en désignant un autre totalement responsable, jusqu’à ce que soient accusés par la communauté d’irresponsables que nous formons cet homme, cette femme, cet enfant, puisque c’est objectivement leur désir d’une vie meilleure qui s’avère la source de tous nos problèmes.

JPEG

Plutôt que de brûler les embarcations, sachons les faire se démultiplier en nombre comme en qualité, et sachons épauler les extraordinaires marins de Lampedusa secourant sans compter, avant qu’ils en viennent à entendre le sermon d’Eric Fassin selon lequel ils participeraient ainsi à l’inacceptable. Plutôt que d’assommer les quelques riverains bâtisseurs en leur assénant qu’ils ne gagneront ainsi qu’un état dépressif, sachons faire se démultiplier leurs actes constructifs jusqu’à édifier des hauts-lieux au beau milieu des « jungles », et les faire ainsi apparaître sur nos cartes mentales et, gageons le, bientôt légales. Plutôt que de demeurer fascinés par toutes les lâchetés gouvernementales, manigances et autres perversions du système, sachons nous saisir de notre propre capacité d’action, et suivre ainsi la leçon que nous donnent ces hommes, ces femmes, ces enfants qui, sur la route, construisent souverainement les récits comme les espaces d’une vie meilleure. Plutôt que demeurer en position d’humiliés, soumis au bon vouloir d’un lointain prétendument seul en capacité de faire réponse, sachons reconnaître et poursuivre les gestes fondateurs de ces migrants qui, dans ce que l’on nomme les « jungles », ont esquissé les plans d’une ville à la force d’un rêve que partageaient tous ces naufragés ensevelis par notre irresponsabilité.

JPEG

Illustrations :

« Relevés » réalisés en mars 2015 à Calais par Andreia Alpes, Pedro Carcassonne, Marie Lefrançois, Eva Olavarria, étudiants de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Belleville, dans le cadre du studio de Cyrille Hanappe « L’architecture au temps de dérèglements ». En collaboration avec le PEROU, ce travail vise à décrire à nouveaux frais la situation, et faire apparaître ainsi les gestes dissidents à partir desquels penser autrement les actions à venir.

Par Sébastien Thiéry, coordinateur des actions du PEROU - Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :