Grève au Mammouth et barrages de caddies

Rennes 1975 : 3 semaines de lutte contre le premier « temple de la consommation »

paru dans lundimatin#421, le 25 mars 2024

Chercheur indépendant en histoire politique, Hugo Melchior s’est plongé dans les archives du musée de Bretagne. Il y a déniché les traces du premier mouvement de lutte dans le premier et plus grand centre commercial de Bretagne : Alma à Rennes. Débrayages et barrages de caddies, refus des nouvelles formes de management et fêtes populaires sur le parking, il retrace dans cet article cette bataille avant-gardiste qui a duré trois semaines au coeur de ce tout nouveau « temple de la consommation ». S’ensuit un film de 30 minutes réalisé depuis l’intérieur du mouvement par l’association Contraste.

Samedi, 30 août 1975. En cette veille de rentrée des classes, rien, y compris le contexte inflationniste, ne semble pouvoir troubler la frénésie consumériste des milliers de clients qui saturent, chaque samedi, la vaste galerie marchande du Centre-Alma à Rennes. Celui-ci est enchâssé dans la « ZUP-Sud », ce nouveau quartier populaire encore en chantier, véritable « ville dans la ville ». Après 15 mois de travaux, le centre commercial Alma, avec ses deux hypermarchés (Mammouth et Printemps 2000) et sa soixantaine de commerces, est devenu, depuis son inauguration en grande pompe le 26 avril 1971, le premier « temple de la consommation » en Bretagne.

Magasin mammouth, Créations artistiques Heurtier, Rennes, 1971 – CC BY NC ND – Collection Musée de Bretagne, Rennes

Avec ses 13 000 mètres carrés de surface et ses plus de 40 000 références, l’hypermarché Mammouth (280 salariés en 1975 dont une trentaine de cadres et 75% de femmes majoritairement jeunes) en constitue la principale attraction. Appartenant à la Société Armoricaine de Magasins à Grande Surface (SAMGS) qui possède également celui de Saint-Brieuc ouvert en mars 1970, filiale à 99% de la Société Économique de Rennes (SER), Mammouth est une des meilleures illustrations de cette révolution commerciale et matérielle en cours depuis une décennie. Le plus grand libre service breton apparaît à la fois comme le symbole du gigantisme et de l’infini de choix offert par cette nouvelle société de consommation de masse.

Magasin Mammouth, Créations artistiques Heurtier, Rennes, 1973 – Collection Musée de Bretagne, Rennes

Si elle apporte aux classes populaires et aux classes moyennes un confort matériel jusqu’alors inimaginable, elle ne supprime ni la cherté de la vie, ni les inégalités de revenus abyssales, ni l’exploitation, ni l’aliénation au travail, notamment dans ce secteur de la grande distribution. Le patronat y subit, en réaction, des luttes collectives « significatives », comme aux Nouvelles galeries de Thionville (avril-juin 1972) ou au Mammouth de Saint-Brieuc en décembre 1972. À travers ces collectifs de grévistes, une nouvelle classe ouvrière non industrielle majoritairement jeune et féminisée, sans tradition syndicale, se rend remarquable en affirmant son droit à une existence digne au travail.

L’arrivée d’un « patron de choc » au Mammouth

Tandis que l’ordre commercial règne encore au Mammouth, enfermé dans son bureau, son jeune directeur, Georges Cercellier, est sur le pied de guerre. Un spectre hante son magasin, le spectre d’une grève dure suscitée par la section CFDT, sa bête noire. Dépeint par Libération comme un de ces « jeunes loups aux dents plus que longues qui envahissent les entreprises », il a pris les commandes de l’hypermarché en janvier 1975. Georges Cercellier est arrivé en Bretagne fort d’une solide expérience à la direction du Carrefour-Mérignac ouvert en octobre 1969, où il se serait forgé une réputation de « patron de choc » abhorrant les syndicalistes CFDT, au point de licencier les “fauteurs de désordre”.

À Mammouth, avec les encouragements de la direction générale de la SER, sensible à ses méthodes de gestion du personnel conformes aux objectifs de rentabilisation et d’intensification de l’activité, il entend mettre au travail un personnel jugé indocile et insuffisamment productif. Il désire mettre fin aux débrayages et aux grèves à répétition qui, depuis 1971, ont déjà fait perdre des centaines de millions d’anciens francs à l’entreprise. Outre une grève de huit jours d’octobre 1973 de laquelle la section CGT est sortie discréditée, puis celle de septembre 1974, elle n’oublie pas non plus ce vendredi 12 avril 1974 lorsque 200 manifestants, caissières de Mammouth en tête munis de caddies et de pancartes, à l’appel de la CFDT et de trois associations de consommateurs, firent irruption au Centre Alma pour dénoncer l’augmentation des prix des denrées alimentaires, avant d’aller bloquer l’accès aux caisses jusqu’à la fermeture anticipée du magasin.

Le déclenchement de la grève étant annoncée pour le lundi 1er septembre, Georges Cercellier se dépêche d’achever la rédaction d’une lettre. Il compte l’adresser à chaque salarié dans l’espoir de les dissuader de rejoindre le collectif mobilisé en train de se constituer depuis une première Assemblée générale (AG). Celle-ci s’est tenue le 25 août et a réuni des dizaines de membres du personnel révoltés par sa gouvernance qui sacrifierait l’humain sur l’autel de la loi du profit. Après avoir posé comme postulat qu’aucune action collective ne saurait le contraindre, Georges Cercellier enjoint ses subordonnés à se défier de « ceux dont le souci est de piétiner le fruit de notre travail et de notre sérieux », c’est-à-dire les syndicalistes fustigés tels des « agitateurs » professionnels. Au lieu de se comporter en bons « coéquipiers » loyaux, ils ne s’empêcheraient pas, sous couvert de syndicalisme et de lutte des classes, de porter atteinte aux intérêts de leur entreprise et de dégrader son image par leur activisme.

Pourtant, il ne peut pas feindre d’être surpris. Il connaît les raisons de cette crise imminente du consentement qui amènerait des salariés à vouloir entraver la normalité commerciale par la cessation du travail. Cette grève qui arrive n’est pas en effet un coup de tonnerre dans un ciel serein. La colère des salariés couve depuis des mois. La cause ? « L’ambiance de terreur » qui régnerait au Mammouth du fait de son management autoritaire directement importé de Carrefour. Au mois de juin 1975, le syndicat des cadres avait essayé d’alerter Georges Cercellier et la SER en insistant sur la « dégradation du climat social » dans l’entreprise. Mais le directeur n’avait pas tenu compte de cet avertissement, entendant exercer son pouvoir discrétionnaire comme bon lui semblait. Celui-ci rompait avec le « paternalisme » des deux premiers directeurs du magasin, autrement plus soucieux de désamorcer en amont les conflits. Ainsi, avaient-ils accédé, toujours sous la pression de la CFDT, à certaines demandes entre 1971 et 1974. Il y eut le paiement de courses de taxis pour raccompagner le soir à leur domicile les employées effectuant la fermeture du magasin ou, grande première à l’échelle de Rennes à partir de l’année 1972, l’autorisation accordée au Planning familial de tenir périodiquement des permanences dans l’enceinte même du magasin, sur le temps de travail, pour évoquer les problèmes familiaux et sensibiliser les employées aux méthodes contraceptives, mais, également, de façon confidentielle, permettre à celles souhaitant interrompre leur grossesse non désirée de se rendre à l’étranger pour avorter légalement et en toute sécurité.

Une grève inspirée par une section CFDT combative

Ce lundi 25 août, à 20h30, 58 salariés se sont donc réunis en AG en dehors de leur temps de travail, à l’appel de la section CFDT. Créée à la fin de l’année 1971, celle-ci compte en 1975 une cinquantaine d’adhérents, tandis que son hégémonie au sein de l’établissement a été confirmée lors des dernières élections du personnel de janvier 1975.

Vote lors de la grève à Mammouth – Collection privée

Les participants votèrent le principe d’une grève de 24 heures reconductible. A la manœuvre, un trio de jeunes syndicalistes : Loïc Richard, délégué du personnel, ancien aumônier des étudiants de Villejean ayant renoncé à la prêtrise pour aller « s’établir » et « faire la révolution » selon ses mots, Michel Recourcé, délégué syndical, décorateur-graphiste et cofondateur de la section CFDT Mammouth avec Loïc Richard, et enfin Ghislaine Mesnage, déléguée du personnel, devenue caissière à temps partiel depuis novembre 1973 pour financer ses études à l’Université Rennes 2. Sympathisante de la Ligue communiste révolutionnaire, elle est très populaire auprès de ses jeunes collègues caissières avec qui elle possède, lorsqu’elles décident d’arrêter ensemble le travail sans préavis, une « capacité de nuisance » incomparable. Il leur suffit de croiser les bras pour que les clients se retrouvent en souffrance et la direction en panique. Féministe, elle est aussi cofondatrice et animatrice de la commission des travailleuses de l’Union locale CFDT qui fut créée, en juin 1974, suite à la projection du film féministe et social « Le sel de la terre » réalisé par Herbert Biberman, et sorti en 1954. Cette affluence en AG, heureuse surprise pour les responsables syndicaux CFDT, est d’abord révélatrice de tout le ressentiment accumulé contre ce directeur jugé brutal et dédaigneux qui entend faire plier le personnel de gré ou de force, les salariés ayant le choix entre se soumettre ou se démettre.

Multiplications des lettres recommandées pour des motifs jugés dérisoires par les salariés, sans compter plusieurs licenciements jugés abusifs, accidents de travail, précarisation de l’emploi avec les CDD et les temps partiels imposés par l’employeur, délégués du personnel court-circuités, harcèlement de Michel Recourcé du fait de ses responsabilités syndicales, absence d’arrangement au niveau des horaires pour concilier vie familiale et vie professionnelle, hyper-surveillance amenant des employés à dire qu’ils travaillent « avec le fusil dans le dos » : la liste des griefs est longue. Ainsi nombreux sont les salariés ne désirant plus travailler au Mammouth dans de telles conditions de travail qui ne sont même pas contrebalancées par un salaire estimé correct. Jugée scandaleuse par nombre de salariés, leur rémunération est au demeurant significativement inférieure à celle des employés de Carrefour. Le seuil de l’intolérable ayant été franchi à de trop nombreuses reprises en huit mois, ces employés opposent leur droit à la dignité. Ils en viennent à réclamer le « licenciement » de celui qui serait parvenu par ses méthodes, avec la bénédiction de la SER, à précariser encore davantage leur vie au travail, comme l’exprime sans ambages le titre du tract édité, le 27 août, par la section CFDT : « Huit mois, ça suffit ». Celui-ci fait écho au slogan « Dix ans, ça suffit » scandé par celles et ceux qui, en Mai-juin 68, aspiraient à la démission du Général De Gaulle après une décennie d’exercice du pouvoir.

Pour les responsables syndicaux de la section CFDT-Mammouth, la rentrée de septembre, « période grasse pour le patron » qui aurait donc trop à perdre en cas d’arrêt prolongé de l’activité du magasin, constitue une fenêtre d’opportunité pour engager, en plein Centre Alma, une lutte collective payante contre Georges Cercellier, sa morgue et son régime de maltraitance au travail.

Une grève minoritaire et ses nombreux amis

Le lundi 1er septembre, 8 heures. Une trentaine de salariés de Mammouth seulement se retrouvent devant le Centre-Alma. Au lieu de se mettre immédiatement en grève, ils préfèrent temporiser et attendre l’arrivée des caissières. Elles embauchent à 14 heures ce jour-là. Étant donné qu’il s’agit du secteur le plus important du magasin, une grève prolongée pour être soutenable doit pouvoir compter sur la mise en mouvement d’une majorité d’entre elles. A 13 heures, c’est donc avec une cinquantaine de salariés dont une majorité de femmes que la grève attendue et redoutée débute enfin. La grève est d’emblée « minoritaire », et elle le restera. Le Ministère du travail estimera à 70 sur 280, le nombre maximum de grévistes.

Cependant, le groupe de salariés mobilisés peut compter sur le soutien actif et la protection de jeunes militants d’extrême gauche omniprésents, de jour comme de nuit. Ils se comportent tels des « amis de la grève ». Parmi eux, des trotskistes de la LCR dont la section rennaise assume depuis 1973 une intervention par le truchement d’un bulletin d’entreprise en direction des employés de Mammouth, sous l’impulsion d’un « vieux » militant Jean-Yves Le Goff dit “Luigi”. À leurs côtés, des militants maoïstes du Parti communiste marxiste-léniniste de France-Humanité Rouge qui diffusent une feuille de boîte intitulée « Caddie rouge » et ceux de l’organisation Drapeau Rouge qui compte deux de ses membres salariés à Mammouth, Jacques et Marie-Christine

Surmontant désaccords et inimitiés, ces jeunes militants révolutionnaires font le choix de l’unité. Ils s’investissent quotidiennement au sein du comité de soutien créé dès le 4 septembre. Outre la section CFDT-Mammouth et les organisations d’extrême gauche sus-citées, on y trouve le Parti socialiste du futur maire de Rennes, Edmond Hervé, alors conseiller général, qui dort une nuit au Centre Alma pour exprimer publiquement son soutien aux grévistes, le Parti socialiste unifié, les Paysans-travailleurs ainsi que l’Association populaire familiale. La fédération du Parti communiste français d’Ille-et-Vilaine et l’Union-locale CGT, tout en défendant la légitimité de la grève par voie de presse, refusent d’y prendre part pour ne pas risquer de se compromettre avec ces militants « gauchistes » dont le rôle est considéré comme essentiellement parasitaire.

Suspendre l’ordre commercial avec un barrage de caddies

Mais faire grève, cela signifie-t-il seulement pour les employés insubordonnés de ne plus pointer, de boycotter pendant une durée indéterminée leur entreprise en restant sagement chez soi ? Afin que la grève coûte très cher à la direction, et pas aux seuls grévistes, il faut empêcher le magasin de fonctionner normalement. La clientèle ne doit plus pouvoir acheter comme à l’accoutumée, ni le magasin vendre ses produits. Les grévistes décident donc de recourir à un mode d’action spectaculaire en s’inspirant de leurs collègues du Mammouth de Saint-Brieuc. Comme ces derniers l’avaient fait en pleine période des fêtes de fin d’année en 1972, ils s’emparent de l’objet symbolisant le plus la grande distribution et le consumérisme, le caddie, avec lesquels ils érigent, devant une direction et des clients médusés, un barrage de chariots infranchissable. Des centaines de caddies sont amoncelés.

Barrage de caddies – Collection privée

Le lendemain, afin de fortifier l’obstacle, ils seront accrochés aux grilles du magasin abaissées avec du fil de fer. Du jamais vu au Centre Alma. Plus aucun client ne rentre dans l’hypermarché. Ceux qui désirent travailler parmi le personnel non gréviste ne sont pas empêchés physiquement, contrairement à ce qui arrive habituellement lors des conflits avec occupation des locaux. Aussi, les employés grévistes se gardent-ils de pénétrer dans l’enceinte du magasin ou de bloquer la porte réservée au personnel. Ils cantonnent leur présence à la seule galerie marchande qui restera ouverte pendant les trois semaines de grève. Les salariés insubordonnés forment ensemble un « piquet de grève » visant exclusivement les consommateurs qu’ils entendent rallier à leur cause. “Salariés, clients, solidarité” tel est le slogan répété inlassablement par les grévistes. Outre qu’ils sont eux aussi victimes des choix de la direction de Mammouth, en matière de politique de prix et de temps d’attente aux caisses du fait du manque de personnel, les clients sont le plus souvent des travailleurs exploités comme eux. Ils sont donc capables d’éprouver instinctivement une solidarité de classe à l’endroit de ces femmes et ces hommes qui entendent mettre en accusation la direction de Mammouth qui « écrase les travailleurs », et non les prix.

Afin que leur grève ne soit pas désarmée par la direction, les employés en lutte ont à veiller en permanence sur le « barrage » de chariots entravant l’accès au magasin, et ainsi prévenir sa réouverture. Dès lors, ils ne peuvent pas faire autrement que d’occuper, de jour comme de nuit, la galerie marchande. Le 4e jour de grève, ce sont 40 personnes, grévistes et extérieurs, qui restent dormir. Celle-ci devient le QG de cette grève qui a su d’emblée se rendre remarquable aux yeux de milliers de clients qui défilent dans les allées du lundi au samedi. Mis devant le fait accompli, la direction de la SER oppose une fin de non recevoir. Elle refuse d’entamer des négociations tant que la réouverture du magasin n’est pas intervenue. Elle n’hésite pas à solliciter la justice pour faire condamner quatre délégués syndicaux et obtenir de cette dernière une intervention rapide des forces de l’ordre, en vain. La veille, elle tente même d’écraser la grève dans l’œuf, quitte à se positionner en marge de la légalité, par l’organisation d’un “commando” dans la nuit du mardi au mercredi 3 septembre. Composé de Georges Cercellier en personne, d’une douzaine de chefs de service et de « gros bras » de la SER, celui-ci entend réduire ce qui fait obstacle à la reprise du travail. Mais les “briseurs de grève”, munis de pinces coupantes pour libérer les caddies, sont contraints de refluer, après avoir subi la réplique violente de jeunes militants appartenant au service d’ordre de la LCR, appuyés par les 18 grévistes présents lors de cette toute première occupation nocturne du centre commercial.

Changer de directeur ou changer (un peu) la vie à Mammouth ?

Les délégués de la CFDT, eux, insistent pour que les grévistes unis dans leur rejet de ce directeur jugé malfaisant, élargissent leurs revendications dans l’espoir de changer un tant soit peu leur vie au travail. En effet, si Georges Cercellier a servi de puissant catalyseur, son management “agressif” ne serait aux yeux des syndicalistes que le symptôme d’un système économique obligé de précariser autant que faire se peut les travailleurs à l’unique fin de créer de la plus-value. Autrement dit, à Mammouth, ce décideur n’est jamais pour les militants syndicaux que le bras armé des actionnaires de la SER, et s’il devait être remplacé in fine par un autre directeur, rien ne serait réglé pour les employés, comme l’exprime à ce titre un couplet d’une chanson composée par les salariés et leurs soutiens : « Cercellier tu t’en iras, un autre après toi viendra. Il continuera la guerre au profit de la SER ». Ainsi, les grévistes ne font-ils pas du départ de leur directeur honni un préalable à la discussion pour tenter d’obtenir à la fois la réintégration des salariés licenciés, l’annulation des lettres recommandées, l’obtention de meilleurs horaires qui tiendraient compte des contraintes familiales et du problème épineux pour les femmes de la garde des enfants, la promesse d’une embauche de personnel et la titularisation des « temporaires », et enfin une rémunération digne qui ne soit pas inférieure à 1700 F, plus une augmentation de 200F pour toutes et tous.

Pendant ces trois semaines d’occupation de la galerie marchande, les grévistes, notamment les femmes, ont pour principal souci de populariser leur lutte collective, de se rendre visible au centre commercial, dans l’espace public, comme dans les médias. Outre le fait de solliciter un appui financier via des collectes organisées au Centre Alma et dans tout Rennes pour soutenir l’effort de grève, des manifestations et un événement festif sont organisés par les grévistes, la section CFDT et le comité de soutien afin de porter la grève à l’extérieur du centre commercial, tout en la rendant chaleureuse.

Fête lors de la grève – Collection privée

Une grande fête populaire a lieu ainsi sur le parking du Centre-Alma le dimanche 7 septembre. 3000 personnes s’y rendent, tandis qu’une manifestation unitaire avec les salariées grévistes de Printemps se tient le mercredi 10 septembre en fin d’après-midi.

Manifestation lors de la grève – Collection privée

nspirées par l’action collective des employé(e)s de Mammouth, de nombreuses salariées du Printemps sont en effet parties en grève le vendredi 5 septembre en recourant, elles aussi, à la redoutable méthode des caddies. Elles exigent de meilleurs salaires et la limitation des contrats temporaires. La manifestation de rue se déroule dans la ZUP, et non dans le centre-ville. Il s’agit d’enraciner, d’enchâsser la grève dans son cadre de vie, en se donnant à voir et en se faisant entendre là où résident de nombreux salariés et clients du magasin. Les grévistes et leurs nombreux « amis » défilent derrière une banderole sur laquelle on peut lire : « Mammouth, Printemps, le combat de tous ». On insiste ainsi sur la nécessaire union entre les travailleurs et la portée universelle de leurs luttes singulières auxquelles chacun pourrait s’identifier.

Par ailleurs, il s’agit de rendre intelligible aux clients les raisons de la colère qui n’est plus sourde désormais : pourquoi des salariés de Mammouth refusent-ils de consentir davantage, comment en sont-ils venus à « paralyser » leur magasin ? Les grévistes se montrent créatifs en confectionnant des « Dazibao à la française », autrement dit des dizaines de panneaux sur lesquels il est question de leur plate-forme revendicative, mais surtout des conditions de travail, d’abord celles des employées victimes de la « double journée de travail ». Aux clients désireux de comprendre le sens de cette grève spectaculaire, il est donné à lire les lettres d’avertissement pour des peccadilles, révélatrices aux yeux des grévistes de la volonté du jeune directeur de caporaliser le personnel. Les grévistes dévoilent, enfin, leur bulletin de paie afin de faire honte à leur direction et que les clients prennent la pleine mesure de la faiblesse de ces rémunérations par rapport à la charge et au temps de travail effectif, plus de 40 heures hebdomadaires sans compter les longues coupures imposées en journée aux caissières.

Après trois semaines de grève, suite à des interactions violentes dans le Centre Alma entre plus d’une centaine de membres du personnel désireux de reprendre le travail à tout prix et une trentaine de grévistes et leurs soutiens, un accord est finalement trouvé entre la direction et des délégués syndicaux, en premier chef Loïc Richard, pressé que la grève, qui ne s’est pas étendue à d’autres magasins malgré les efforts des syndicalistes CFDT, trouve une issue positive. Surnommé « tigre en papier » par les grévistes pour montrer qu’il n’est pas ce directeur tout puissant et intouchable, pourvu que les salariés osent lutter conséquemment comme en ce mois de septembre 1975, Georges Cercellier ne démissionne pas et ne réforme nullement sa manière de diriger. Au moins, le protocole comporte une augmentation net des salaires de 6,50 %, l’annulation des « lettres de cachets » de la direction, la réintégration d’une femme licenciée, 10 minutes de battement par jour pour le pointage, une réduction d’horaire d’une demi-heure sans perte de salaire à compter du 1er mars 1976, et un étalement des pertes de salaires consécutifs à la grève.

Certes, certaines grévistes sortent de la lutte frustrées, telle Ghislaine Mesnage, qui exprime publiquement ses regrets quant au fait que la grève se soit achevée aussi brutalement. Il n’en demeure pas moins que, loin des discours empreints de commisération de ceux parlant des conflits salariaux uniquement en terme de souffrances et de mortification pour les travailleuses et travailleurs en lutte, ces trois semaines de grève constituèrent une parenthèse enchantée, voire une césure biographique, en tout cas des jours très heureux pour celles et ceux ne voulant plus encaisser sans réagir. En cette rentrée 1975, ces grévistes, en majorité des jeunes femmes, en luttant pour le droit au respect et à la dignité au travail, permirent que la politique ait droit de cité au cœur de ce centre commercial ordinairement dédié à la seule hyper-consommation.

Hugo Melchior

Auteurs de films pour populariser des grèves ouvrières en Ille-et-Vilaine et pour dévoiler la réalité du travail ouvrier, les jeunes vidéastes, Jean Salaün, Dominique Le Tallec, Henri Guéguen, Jacques Houbart, Daniel Michel et Jean-Pierre Paslier ont été membres de l’Association Contraste créée en 1974. Adhérents ou sympathisants à la CFDT, ils se définissent tels des « militants au service des justes causes. En septembre 1975, ils ont produit un témoignage exceptionnel de la grève à l’hypermarché Mammouth du Centre-Alma.

Ce film d’une demi-heure s’ouvre sur ce qui demeure dans les mémoires collectives comme le symbole de cette grève longue de trois semaines, cette muraille de caddies érigée, dès le 1er septembre, devant l’entrée principale du Mammouth, en plein galerie marchande, pour suspendre l’ordre commercial dans l’espoir que la direction cède, et consente à leurs revendications, et grâce à laquelle les grévistes ont rendu d’emblée remarquable leur grève aux yeux du grand nombre.

Avec leur caméra et leur micro, ces jeunes « journalistes » ont pu saisir d’importants moments de vie de cette lutte collective, qui cette discussion entre grévistes à propos de la question épineuse de l’auto-défense de la grève, qui cette grande fête sur le parking le dimanche 7 septembre, qui cette manifestation de rue organisée, non pas dans l’hypercentre, mais dans la ZUP afin d’inscrire cette grève d’employé(e)s dans son espace populaire immédiat. Autre moment significatif, la prise de parole de plusieurs clients qui expliquent comprendre et approuver les raisons de cette remise en cause de la normalité quotidienne par ces salarié(e)s du Mammouth. Certes, ils sont entravés et empêchés de consommer comme d’habitude, certes ils sont sans aucun doute décontenancés par cet amoncellement de chariots, mais celles et ceux interrogés expriment avec leurs mots une solidarité de classe spontanée à l’endroit de ces « ouvrières et ouvriers » du secteur de la grande distribution, qui, à leurs yeux, ont bien raison de se défendre.

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