« Ma maison est en feu » entretien avec Kromah

De la prison au centre fermé jusqu’à la grève de la faim

paru dans lundimatin#326, le 17 février 2022

La Brèche est une impressionnante revue d’information et de critique du monde carcéral, publiée par le Genepi Belgique. Pour son 4e numéro [1], intitulé Racisme et criminalisation, Des populations dans le viseur, elle s’attaque au fil de ses 124 pages « aux processus de criminalisation des populations non-blanches ». Nous en publions ici un premier extrait, un entretien avec Kromah dans lequel il raconte la prison, le centre fermé, la grève de la faim, et la persévérance pour survivre sans titre de séjour.

Présentation de l’éditeur

Pour ce numéro, nous avions pris la situation en prison pour point de départ : Comment ne pas en rester à la simple répétition d’un constat : « la prison est raciste », « la justice est raciste », « la société est raciste » ? Comment éviter l’impuissance de ces constats, et le risque d’avoir tout dit trop vite sans avoir encore rien expliqué, rien compris ? Pour commencer, nous avons réalisé que pour aborder le racisme de la prison, on ne peut pas s’en tenir à la prison. Nous avons alors posé une question plus pragmatique, celle de la circulation du racisme : par où le racisme passe-t-il ? Quels sont les mécanismes qui le produisent et par lesquels il se manifeste ? Pour suivre les chemins du racisme, il faut suivre des itinéraires vastes et diffus, un champ de circulation que nous pourrions nommer « réalité carcérale ». Bien avant les barreaux, la réalité carcérale se saisit d’un certain nombre de corps. Comment ? Pour qui ? Quelles zones de la ville, quels comportements, quelles attitudes, quels corps sont déjà pris·es dans la réalité carcérale, sans même qu’il y ait crime ?

Pourquoi une personne quitte-t-elle son pays ? Quelle assistance trouve-t-elle ou ne trouve-t-elle pas dans le pays où elle cherche la sécurité ? Nous avons rencontré Kromah à Anvers, grâce au collectif Getting the Voice Out, qui permet de faire sortir la voix des détenu-e-s des centre fermés, concernant leurs conditions d’enfermement et d’expulsion, ainsi que de témoigner des résistances qu’ils et elles mènent dans ces prisons [2]. Kromah raconte la prison, le centre fermé, la grève de la faim, et la persévérance pour survivre sans titre de séjour et sans tomber dans des activités délictueuses, mais sans pouvoir échapper au travail illégal, accentuant la vulnérabilité dans laquelle il se trouve.

Ce numéro est aussi un hommage à la force et à la dignité de celles et ceux qui font face au racisme et à l’enfermement, à la suspicion quotidienne et à ses dangers, à l’humiliation et à la mort. Celles et ceux qui à Cureghem filment de tous les coins de rue les altercations avec la police. À M. Kromah qui a continué de chanter dans sa cellule, à chanter toujours, malgré les rires des gardiens, à travers les années de prison et de centre fermé – Vottem, Anvers, Merksplas. À Ayoub, à sa famille et à leurs amis qui se battent depuis deux ans pour obtenir la vérité et la justice sur la mort de Mehdi. Qui nous rappellent qu’en Belgique, l’histoire ne commence pas avec le meurtre de George Floyd aux États-Unis, mais ici, aujourd’hui et depuis des siècles, devant ce qui est fait aux nôtres.

Nous envoyons La Brèche gratuitement à tous les détenus et leurs proches sur demande : il suffit de nous envoyer un mail à l’adresse suivante : genepi.la.breche@gmail.com

Crédits Graphisme : Léa Beaubois
Crédits Illustration : Maya Racca

Entretien avec Kromah

Je suis d’origine africaine, du Liberia. Ma mère est congolaise. Je suis venu en Belgique en 2010 et j’ai vécu en Flandre. Je parle français et néerlandais. J’ai appris le néerlandais au centre de réfugiés. Je n’ai pas eu le droit à l’asile. On m’a demandé de faire venir un extrait de naissance du Liberia et le temps que cet extrait arrive, il n’était plus valable. Après 11 mois, on m’a dit de quitter le centre. Pendant des mois on m’a demandé de faire venir mon passeport. Quand je l’ai enfin eu, je l’ai donné et on m’a dit que je devais rentrer dans mon pays, le pays indiqué sur mon passeport. Quand je suis sorti du centre, je suis allé chez mon frère à Dendermonde. Fedasil avait contacté mon frère, il a donc su que j’étais en Belgique. C’est en donnant son adresse que j’ai pu quitter le centre. Je suis ensuite allé vivre à Anvers.

Quand je suis sorti du centre de réfugiés, j’ai contacté des journalistes. J’en ai rencontré un ici, dans l’hôtel en face de la gare centrale d’Anvers. Je lui ai expliqué mon cas : que j’avais dénoncé ce qu’il s’était passé au Liberia, que j’étais en danger, qu’on m’avait refusé l’asile. Le journaliste a contacté un avocat qui a appelé la police de Gand. J’ai passé l’interview et ils m’ont donné des papiers pour un mois, et puis un mois, et un mois, chaque fois encore un mois, puis on m’a donné quatre fois des permis de six mois.

Un jour, quelqu’un m’a accusé d’un délit et quand mon dernier permis a expiré, je suis allé à la commune qui m’a tout refusé. Je ne savais pas quoi faire. Je suis parti à Bruxelles redemander l’asile. Une autre avocate m’a aidé à obtenir une carte orange de 3 mois, puis un mois, un mois, un mois, au total sept mois, jusqu’à ce que je sois envoyé en prison pour des faits que je n’ai pas commis. J’ai été condamné en 2015. Une fois en prison, ma carte d’identité a expiré. J’ai demandé à la renouveler, ainsi que ma carte orange. La prison a refusé. Ils m’ont dit qu’ils allaient prendre un rendez-vous à la commune pour les démarches, mais le jour du rendez-vous on m’a transféré à Merksplas. On ne m’a pas laissé faire cette démarche. C’est une violation du droit : même en prison, on a le droit d’avoir sa carte d’identité, pour pouvoir recommencer une vie en sortant de prison. Ça ne se passe pas comme ça. Nous, immigrés, on croit arriver ici en Belgique dans un pays de droit mais on voit que le droit est abusé. Ma fille a 5 ans, elle ne m’a pas attendu pour grandir. Les abus de droit m’ont empêché de la voir.

J’ai fait ma peine de 2016 à 2020. Je pensais être libéré après ma peine mais je n’ai pas été libéré. J’ai été enfermé encore dans un centre fermé pendant 9 mois et 21 jours [3].

« Titre de séjour plus valable. Vous devez rentrer dans votre pays ». Ma sécurité n’est pas garantie dans mon pays donc j’ai refusé d’y retourner. Je ne suis pas en sécurité au Liberia parce que j’ai dénoncé publiquement ceux qui ont fait des crimes contre l’humanité pendant la guerre dans mon pays. Si je rentre, soit on me tue, soit on m’enferme en prison. Les gens qui ont fait la guerre sont maintenant au pouvoir. Les dénoncer, c’est dangereux pour nos vies.

Directement de la prison de Merksplas au centre fermé de Merksplas. On m’a emmené en bus, je n’ai jamais pu être dehors. En prison, on m’a mis dans un cachot pour attendre, puis dans un bus, et la route est directe entre la prison et le centre fermé, ça dure deux minutes, même pas cinq minutes. Tu quittes ici et tu es transféré là, en un tour du bloc. On m’a embarqué dans le véhicule, à l’arrière, et conduit dans une autre cour. C’est comme si je n’avais pas bougé.
J’ai été cinq mois à la prison d’Anvers puis j’ai fait tout le reste à la prison de Merksplas, donc trois ans et demi. Je pensais que si je respectais la loi, si je faisais toute la peine qu’on m’avait donnée, à la fin de la peine je serais libéré. J’ai été accusé, on m’a jugé coupable, on m’a puni, je sais que je n’étais pas coupable, mais j’ai fait toute la peine, puis quand j’ai fini la peine, on m’a demandé si j’avais une adresse dehors. J’ai donné l’adresse, le contact, le numéro de téléphone, tout, mais ils n’étaient pas contents. Ils m’ont emmené directement dans le centre fermé. C’est ça leur loi.
Je suis dehors. Mais avec quelle sécurité ? Je suis libéré sans-papiers. J’ai juste le papier de ma libération. Regarde.
J’ai été libéré du centre de détention la première semaine d’octobre, après une grève de la faim que j’ai menée pendant 11 jours. À cause de ma grève, on m’a transféré de Merksplas à Vottem (Liège), au 10e jour. Ils ne m’ont pas laissé le choix. Le 9e jour, la direction m’a parlé, j’ai répété la même chose. Ils m’ont dit « merci au revoir ». Le 10e jour ils m’ont appelé pour manger. J’ai dit non. Ils ont crié, crié. Et finalement ils ont pris la décision de me transférer à Vottem. J’ai dit « comme vous voulez ». Ils m’ont fait faire mes bagages. J’étais lent, j’avais faim. Je ne pouvais pas bien marcher. Ils m’ont emmené. On m’a gardé trois heures dans un autre bloc puis la sécurité de Vottem m’a embarqué. Le lendemain matin, ils m’ont apporté à manger. J’ai dit que je ne voulais rien. Je n’ai pas pris la nourriture. J’étais faible. J’ai bu la soupe, une tasse de thé. J’ai demandé une autre tasse de thé. Ils ont refusé. Le lendemain matin ils sont venus avec un docteur. J’ai dit que je n’avais pas besoin de docteur. Je n’ai pas non plus appelé l’avocat. L’assistante sociale n’est pas venue, elle ne voulait plus me parler. On était amis. Elle m’avait dit que c’était le dernier ticket, qu’ils ne pouvaient pas me garder plus longtemps, que j’allais être libéré. Après ils sont venus avec un nouveau ticket encore et une prolongation de détention de 2 mois, c’est pour ça que j’ai commencé la grève de la faim. Et l’assistante ne m’a plus parlé jusqu’à ce que je sois transféré. À Vottem ça avait l’air plus humain, mais je n’ai pas pu rencontrer beaucoup de gens parce que je devais faire 14 jours de quarantaine. J’ai fait un jour et une nuit, et le lendemain j’ai été libéré à Vottem. Regarde mon papier de libération immédiate. Pourquoi ? Je ne sais pas. Ils ont ouvert la porte. J’ai demandé « comment je vais aller chez moi ? Il n’y a pas de bus, je n’ai pas mangé, je n’ai pas d’argent ». Ils m’ont dit « tu sors ». Je pouvais tomber, mourir dans la rue, pas de problème pour eux. J’ai porté mon bagage lourd. J’étais content d’être libéré. Ils ont dit que c’était environ 5km jusqu’au bus pour la gare. Je suis arrivé à Liège, j’ai pris un ticket de train et je suis rentré à Anvers. Au début je n’ai pas mangé. Même quand je regardais à manger, je n’avais pas faim. Après deux jours j’ai commencé à boire du thé, avec de la bouillie de riz, comme ça, petit à petit. Depuis avant-hier, je mange bien. J’ai vu la grève de la faim à la télévision, j’étais contre ça, ce n’est pas normal, c’est comme se tuer. Mais quand quelqu’un est fâché, il n’a même pas envie de vivre. Les premiers 4 jours, je ne buvais même pas d’eau, rien du tout. Encore maintenant j’ai mal ici entre le ventre et les poumons. Quand je mange, j’ai mal, et quand je ne mange pas, j’ai mal. J’avais maigri en prison avec le stress de la prison, et j’ai repris dans le centre : en trois mois j’avais tout repris car je pensais que serais libéré. Mais je n’ai pas été libéré. J’ai cru que j’allais mourir dans le centre alors j’ai fait la grève.
Tout le temps. Tout le monde est stressé. Chaque jour tu peux être expulsé. Moi, j’étais très touché mais je faisais le résistant : je chantais beaucoup, je faisais ma prière, je mangeais. Ils veulent me tuer, et tant que des gens veulent me faire mal, je montrerai que je suis content. Ils veulent voir la souffrance : il ne faut pas leur montrer la souffrance. Alors je chante. Ils rigolent.
Beaucoup, six à sept fois, ils m’envoyaient des tickets. C’est l’assistante sociale qui me les transmettait. La première fois je leur ai dit : « vous voulez que je rentre au Liberia mais ma sécurité n’est pas garantie là-bas ». Ils ont dit « vous refusez de rentrer ? Vous passerez au tribunal ». Au tribunal, j’ai refusé de rentrer et ils ont prolongé ma détention de deux mois encore. Avant la fin des 2 mois, ils m’ont donné un autre ticket. Ils nous donnent tout le temps des tickets, on explique nos cas, les conditions qui font qu’on ne peut pas rentrer. Après quelques semaines, ils redonnent d’autres tickets. Tu peux tout expliquer, ils s’en foutent. Ils retiennent seulement que tu refuses, pour le reste ils écrivent tout ce qu’ils veulent. Il y a des détenus qui finissent par céder. Comment tu veux faire, après quatre ans, sept mois, tu as déjà fait une peine de prison, on te dit que tu vas être libéré puis tu te retrouves en centre fermé, personne ne veut faire encore une peine, donc ils finissent par accepter de rentrer. Il y a aussi des gens qui ont tellement peur de retourner dans leur pays qu’ils donnent un faux papier, une fausse adresse, pour être envoyés ailleurs, dans un autre pays, où ils ne connaissent personne. Et dans le centre ils s’en foutent. Ils veulent juste les déporter. Combien de fois ils sont venus me dire « tu dois plier tous tes bagages, demain on a un ticket pour toi, tu vas partir ». Je n’en peux plus d’expliquer que je ne peux pas rentrer. Un jour, j’ai pris tout mon bagage, ils ont tout pesé. Ils m’ont dit « retourne-toi, assieds-toi, la police d’escorte va venir », et puis après un moment ils m’ont dit que le ticket était annulé. Tu vois ce que ça fait au cerveau ? Ça, ça m’est arrivé trois fois. Chaque fois j’ai fait tous mes bagages. J’ai chaque fois dit « ok, je ne veux pas me bagarrer avec vous. Vous voulez me renvoyer, d’accord. Mais je ne vais pas monter moi-même ». J’ai pris mon bagage. J’ai attendu. Et j’ai dit que s’ils voulaient me tuer ou me forcer à rentrer dans l’avion, pas de problème. Je ne veux pas rentrer. Ils le savent. Ils doivent me porter. Chaque fois ils m’ajoutaient deux mois de centre fermé. Ils font ça avec tout le monde, et ils peuvent aussi libérer comme ça le lendemain, sans prévenir de rien. Ils jouent avec les cerveaux des gens. Ils tuent les gens mentalement.
D’après mon expérience, il n’y a rien de différent. Prison et centre, c’est la même chose.

La prison de Merksplas est pourrie, complètement. À la prison d’Anvers, c’était un peu plus propre. Dans la douche à Merksplas, c’est pourri. La poudre des murs qui tombe sur les gens. Ils peignent seulement les couloirs, mais pas les chambres parce que personne ne les voit. On était quatre dans une cellule, même pendant la pandémie. Deux lits superposés. Les cellules restent tout le temps fermées, parfois seulement la porte vers le couloir est ouverte. À 11h tu peux aller dehors pour 1h. Après manger, tu voudrais te promener pour digérer mais non, tu rentres encore dans ta chambre et tu dois dormir. C’est en train de te tuer moralement. Tu vas devenir handicapé.

Même le docteur à Merksplas n’est pas un docteur. Peut-être que c’est un vétérinaire. Tu parles avec lui, il est saoul, il dort. Seule l’assistante explique un peu ce qu’il doit faire. En 2017, la femme qui travaillait comme assistante était bien. Mais le docteur, il venait avec de l’alcool, il tombait. Il parlait et il ne te regardait même pas. J’ai été infecté par le corona, mon dos et ma poitrine me faisaient très mal, tout était douloureux. Il m’a regardé et il a dit : « paracétamol ». Il n’a rien testé, il n’a pas voulu savoir ce qui n’allait pas. Deux semaines après, j’étais transféré au centre de détention, et donc testé, j’avais bien le corona. Je n’ai jamais vu de psychologue non plus.

Au centre fermé de Merksplas, le bâtiment était un peu mieux que la prison. Mais on était aussi quatre dans une cellule. Tout était pareil. Centre et prison, c’est la même chose. On pouvait aussi être seulement 1h par jour en dehors de la cellule, dans la cour ou la salle de fitness. Le samedi, on pouvait sortir de cellule deux fois donc des personnes pouvaient y aller le matin, et les autres l’après-midi. Dans un centre fermé comme à Vottem, la porte de la chambre est ouverte, et tu peux aller dehors ou te faire à manger. Si tu veux dormir, tu dors, si tu veux faire du sport ou jouer, tu peux.

À la prison d’Anvers ils choisissent qui peut aller aux activités. Ceux qui connaissent la prison font leur loi. Nous les nouveaux, on connait pas les règles, on ne nous considère pas. Je ne savais pas que je pouvais sortir voir ma femme le jour de l’accouchement, et pour signer le papier de reconnaissance de paternité. Personne ne m’a dit. Même pas l’assistante sociale qui travaille dans la prison et qui doit relayer tout ça. C’est après quatre jours que les amis m’ont dit ça. Mais au cinquième jour c’était trop tard, c’était fini.

À Anvers aussi on était en cellule toute la journée, avec 1h seulement dehors dans la cour. On mangeait tout le temps dans la chambre. Il n’y a pas de salle à manger. Seuls ceux qui travaillaient mangeaient dans la fabrique. J’ai travaillé. C’est ça ma chance, qui m’a permis de passer le temps en prison. Sans ça, j’aurais peut-être pu mourir dans la prison, à cause du stress. Je travaillais dans les euro palettes, de 8h à 16h. Je faisais plus de 2000 palettes par jour, de A à Z, à partir de zéro : couper le bois, monter la palette, faire la finition, emballer, mettre dehors. Pour maximum 500 euros par mois. Dehors je pourrais faire 5 fois cet argent. Je me suis beaucoup blessé. Il y a des gens qui ne font même pas 300 palettes, mais qui essayent, parce qu’on a besoin d’argent. Moi j’avais de l’expérience.

Est-ce que tu as eu des sanctions en prison ? [4]
Oui, beaucoup. Je voulais manger chaud. C’est pas bon tout froid. Ça n’avait pas de gout. Mais on n’avait pas le droit de cuisiner. Alors tous les jours moi je faisais la cuisine. Ils venaient contrôler la cellule, ils voyaient le matériel. Je disais que c’était pour moi, pour cuisiner. Ils savaient que je cuisinais la nuit aussi pour manger chaud. Les autres qui cuisinaient aussi disaient que c’était pour moi, tout le monde savait que je voulais manger chaud. La sécurité le savait bien : « Kromah cuisine, il veut manger chaud ». C’est écrit dans mes rapports, que je faisais du feu pour cuisiner, avec une boite de sardines, de l’huile, un papier avec une mèche et ça donne comme une gazinière. Alors on m’a isolé trois fois. La dernière fois, c’était un mois et quelques jours. Je me suis battu une fois. Quelqu’un m’a dit de cuisiner. J’ai dit « je suis pas ta femme, tu peux cuisiner toi-même si tu veux manger ». Et alors que je cuisinais pour moi, pas pour lui, il a appelé la sécurité. J’ai coupé les oignons, les tomates, le poulet. J’ai mis le tout dans la gamelle, sur le feu. La sécurité est venue. J’ai tout caché, il l’a dit. La sécurité a dit : « ça va laisse ça, laisse Kromah cuisiner ». Ils voulaient pas me prendre sur le fait, parce qu’il était déjà 22h. Il a insisté, il a enlevé mon carton. Je lui ai donné un coup de poing au visage. Quand tu es sanctionné, tu ne travailles pas. Moi j’ai besoin de travailler. J’ai cru que j’allais rester dans la prison à vie pour ce coup de poing, mais j’ai fait de l’isolement comme pour les autres sanctions. Mais c’est sûr, après je ne voulais plus me bagarrer dans la prison. J’ai vu le directeur, je lui ai expliqué que le détenu et moi, on est tous les deux dans la même souffrance. Ça m’a fait honte qu’on se soit battu, j’aurais voulu qu’on se soutienne. J’ai pleuré en expliquant ça, parce que ça me fait honte de blesser quelqu’un qui est déjà dans la même souffrance que moi. C’est comme si je n’avais pas de cœur. En isolement, je mettais aussi la cuisine. J’avais besoin de chaud, même si ça n’avait pas de goût.
Le travail qu’on donne là-bas, c’est le nettoyage. 5 euros pour deux jours. On donne du travail aux gens qu’on aime. Ça, c’est une discrimination. Moi je nettoyais les douches, le matin, pendant la journée et le soir avant la fermeture. Et 5 euros c’est pas en liquide, c’est un jeton en caoutchouc. Quand j’ai été libéré, je n’avais pas d’argent, rien pour payer le transport, on ne m’a rien donné du tout. Comment rentrer chez moi à Anvers ? Les petits jetons ne se changent pas en argent. Même le jeton corona qu’on donne pour acheter du crédit téléphone, c’est du plastique.
Tout ce qui se passe ici, ça n’a rien à voir avec ce que je croyais. Avocats de la prison, avocats du centre, pas de différence. Hier, j’ai appris que mon avocat était malade. Depuis que je suis sorti je n’ai pas pu le joindre. Il ne savait même pas que j’avais été libéré. Il a fini par me rappeler un jour, en disant qu’il viendrait me voir au centre et je lui ai dit que j’étais sorti. Il me disait chaque fois de l’appeler à tel moment, puis il ne décrochait pas, pas de réponse à mes messages, c’est via un ami qui a le même avocat que j’apprends qu’il est malade ou en congé. Son assistant n’appelle jamais non plus. C’était pareil à la prison. Et pourtant on me disait que c’était un bon avocat. Un bon avocat qui ne sait même pas dans quelles conditions son client est libéré ?
Je n’ai rien contre eux, ils n’ont rien fait de mal. Seulement, dans la prison, il y avait trois gardiens qui étaient très racistes. Dans le centre fermé aussi il y a des racistes mais ils se cachent un peu plus. Dans la prison ils se montraient vraiment. Ils font semblant de ne pas t’écouter, et ils répondent aux Blancs. J’avais l’impression d’être un animal avec certains. Je ne supporte pas la discrimination. J’ai grandi dans une grande famille, avec des discriminations. Quand je vois un petit bout de discrimination, mon sang chauffe directement. Ma maman a des parents chrétiens, mon papa des parents musulmans. Je suis né musulman. J’ai grandi dans la société Malengué. Il y a trop de divisions là-bas aussi. Ça me brûle le cœur, la division. Ma maman est venue du Congo au Liberia dans les années soixante. Elle n’est jamais retournée. Je voudrais l’égalité pour tout le monde. Si on nous met dans des machines, on verra que nos sangs ont la même couleur. On est les mêmes.
Le droit n’est pas respecté ! Ceux qui décident pour la vie des étrangers ne respectent pas nos droits, parce qu’ils savent que nous, les étrangers qui venons dans leur pays, nous ne connaissons pas nos droits. Mais on connaît le droit international, les droits humains. Le juge dit qu’il faut libérer les gens à la fin de la peine, mais ensuite on nous enferme en centre fermé, et là on nous dit qu’on ne peut pas nous libérer. Ils abusent du droit sur les citoyens des autres pays, juste parce qu’ils sont dans leur pays. On est venus à l’existence de la même manière. Tout ce qu’il y a sur terre, c’est nous qui le fabriquons. Les chaises, la table, les lois. On est égaux : les femmes, les hommes, les gens nés en Belgique ou au Liberia. Mais je ne suis pas né dans le pays de ceux qui décident pour mes droits, c’est ça la différence seulement entre toi et moi.

On m’a dit que je pouvais juste faire du travail illégal. Alors quand je ne suis pas enfermé je fais ça. C’est mieux que d’aller voler. Je vais travailler à l’abattoir, je vais coiffer, je sais coiffer, je suis aussi chauffeur professionnel. Le seul travail que je ne sais pas faire, c’est l’électricité. Mais dans le bâtiment, tout le reste je sais faire. On a modalisé des choses comme un crime : le travail, le sans-papier. Quand tu donnes à quelqu’un le droit de sa vie, pourquoi est-ce qu’il ferait quelque chose d’illégal ? Pourquoi quelqu’un volerait quand il a son chez soi, son travail, sa famille, son droit de vivre ? On a créé le crime. On appelle quelqu’un « illégal ». C’est quoi ce mot pour décrire quelqu’un !

Le jour où j’ai fait ma demande d’asile, ils m’ont immédiatement demandé : « tu t’appelles comment ? » « tu es venu d’où ? ». Tu sais tout de suite que tu n’es pas de ce monde. On te dit pas : « Bonjour, comment tu vas ? », « Bienvenue dans ce monde ». Non, c’est tout de suite : ton nom, ton passeport, ta religion. Et la division commence. Quand tu es dans ta maison, et qu’un autre homme vient te voir, c’est que quelque chose l’a fait venir jusque-là. Peut-être qu’il y a le feu dans sa maison. Il faut le lui demander. Pas dire : « c’est ma maison, tu as quelle religion, comment tu t’appelles ? ». C’est vrai, non ? Et sa maison s’appelle comment ? Moi je vais te le dire : Liberia. Il faut connaître l’histoire du Liberia. Et comprendre que je fuis ma maison.

[1Les autres numéros sont disponibles en pdf ou par voie postale sur demande et à l’adresse suivante : https://genepibelgique.wixsite.com/genepi/la-breche

[2Getting the Voice Out, « Présentation », <https://www.gettingthevoiceout.org/presentation_fr/>.

[3En principe, la détention est de max. 2 mois, délai prolongeable une fois à certaines conditions, puis à nouveau jusqu’à huit mois maximum, mais uniquement sur décision du Ministre et en cas de danger pour l’ordre public ou pour la sécurité nationale. Dans la pratique, les délais légaux, déjà très longs, ne sont pas nécessairement respectés. L’administration a la possibilité de « remettre les compteurs à zéro » en cas de renouvellement du titre de détention – par exemple, s’il y a demande d’asile – ou bien en cas de tentative d’expulsion échouée parce que le détenu s’est opposé à son expulsion. La détention administrative en Belgique ne connaît par conséquent pas de limite dans le temps. À part, en principe, celle de dix-huit mois prévue par la directive européenne « retour ». (Nde.)

[4En consultant des OQT que des avocat·es nous ont fournis, nous pouvons nous étonner que ceux-ci soient rédigés en ayant accès à des informations disparates. Ils sont rédigés en tenant compte du passé judiciaire, ce qui est normal et légal : les condamnations sont prononcées en audience publique. Cependant, les OQT contiennent également, dans leurs motivations, des incidents pénitentiaires ce qui n’est pas légitime parce qu’on sait que la prison crée son contentieux disciplinaire propre qui ne veut strictement rien dire quant au comportement à l’extérieur de la prison. D’autre part, nous constatons que l’office des étrangers se repose sur des mandats d’arrêt, pièce provisoire qui ne dit pas encore ce qui sera effectivement retenu par la juridiction de jugement, et surtout pièce couverte par le secret de l’instruction. Cela semble relever d’une immixtion du pouvoir administratif dans le pouvoir judiciaire. (Nde.)

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