Discussion sur la justice d’exception

Interview de Vanessa Codaccioni

paru dans lundimatin#74, le 27 septembre 2016

Depuis le 14 novembre 2015, la France vit sous état d’urgence. De nombreuses voix se sont élevées pour contester les abus qu’un tel régime d’exception autorise, bien au-delà de la lutte contre le terrorisme. Mais il ne suffit pas de déplorer un simple dérapage sécuritaire par rapport à l’État de droit. La France a en effet une longue tradition de l’état d’exception, depuis la justice politique ’’à l’ancienne’’ jusqu’à la diffusion de l’antiterrorisme contemporain dans l’ensemble de l’appareil répressif et judiciaire. Le temps présent n’est pas totalement inédit.

C’est pourquoi nous avons rencontré Vanessa Codaccioni, professeur de sciences politiques à Paris 8 et auteure de Justice d’exception, l’État face aux crimes politiques et terroristes. Elle nous raconte la progressive dépolitisation de la justice d’exception, ainsi que les mécanismes qui transforment l’exception en norme. Détour historique dans les méandres de la justice et de la répression franco-françaises.

Lundi Matin : Donc tu disais que Nicolas Sarkozy voulait recréer la Cour de Sûreté de l’État …
Effectivement, comme la plupart des hommes et des femmes politiques, Nicolas Sarkozy considère qu’on ne va pas assez loin dans la lutte antiterroriste. L’une de ses « grandes » propositions - hormis la création d’un parquet antiterroriste national qui existe déjà, avec des magistrats antiterroristes installés à Paris depuis 1986… - est donc de recréer la Cour de sûreté de l’État, ce qui est une vieille revendication de la droite et de l’extrême droite : ces dernières se sont opposées à sa suppression par la gauche en 1981 et ont toujours voulu la voir renaître, notamment au milieu des années 80 lorsque la France est touchée par plusieurs vagues d’attentats. Or, si cette idée est toujours restée en toile de fond des discours sécuritaires, elle n’est plus d’actualité depuis la fin des années 90. C’est d’ailleurs très bizarre que Nicolas Sarkozy veuille la recréer puisque l’antiterrorisme actuel ne correspond plus à ce type de revendication. Aujourd’hui l’antiterrorisme est préventif : l’objectif est d’arrêter, d’assigner à résidence, d’emprisonner préventivement – on propose aussi des centres de rétention administratifs – mais la justice qui juge, ce que j’ai appelé « la justice jugeante », n’est plus du tout une priorité des pouvoirs publics. La proposition de recréer la Cour de Sûreté de l’État, au delà de vouloir se démarquer dans le débat – N. Sarkozy veut proposer quelque chose de différent en matière antiterroriste, quelque chose dont les autres n’ont pas encore parlé – s’inscrit surtout dans un contexte où des voix se font entendre pour demander de juger plus sévèrement les « candidats au djihad ». Il y a aujourd’hui une dénonciation du laxisme des juges – très ancienne et là encore typique de la droite et de l’extrême droite – et un débat sur le degré de sévérité des peines qui doivent être prononcées contre les « terroristes ». Il y a d’ailleurs des arrestations tous les jours, et donc on constate une recrudescence de petits procès pour terrorisme, jugés par les tribunaux correctionnels. C’est dans ce contexte-là, ou il y a une demande de plus de sévérité au niveau du jugement pénal, que Sarkozy propose la recréation de la cour de sûreté de l’état.

Or, ce qui est intéressant avec la Cour de sûreté de l’État c’est que ce ne sont pas tellement les peines qui sont efficaces du point de vue répressif. Par exemple, celle-ci a prononcé une trentaine de condamnations à mort (contre des membres de l’OAS, des « espions » soviétiques ou des anciens collaborateurs) mais aucune n’a été appliquée. Sa grande force répressive était les pouvoirs policiers qu’elle accordait, et notamment le fait qu’elle permettait une garde à vue de très longue durée. En période d’état d’urgence, la garde à vue était de quinze jours : par comparaison, aujourd’hui c’est quarante-huit heures en droit commun. Ceci dit, il n’y a jamais eu de garde à vue de quinze jours entre 1963 et 1981. Mais pour tous les membres des organisations dites terroristes, l’OAS, le FLNC, le Front de Libération de Bretagne, les membres d’Action Directe, tous les militants de mai 68, les maos, etc. les gardes à vue c’était minimum cinq à six voir sept jours ! La Cour de sûreté permettait aussi des détentions de très longue durée. Normalement, en droit commun, quand il y a une détention provisoire, le juge d’instruction est obligé de la motiver tous les trois mois ou tous les quatre mois ; avec la Cour de Sûreté de l’État, le juge d’instruction n’était pas du tout obligé de justifier le maintien en détention provisoire ; on pouvait donc rester extrêmement longtemps en prison sans avoir aucune information sur son procès ; c’est le cas de Jean Marc Rouillan par exemple : il a été l’un des premiers membres d’Action Directe à avoir été arrêté par la Cour de Sûreté de l’État, il est resté plus de quarante mois en prison sans nouvelles de son procès …

LM : Ce que tu expliques aussi dans ton livre, c’est que la Cour de Sûreté de l’État, elle découle d’une réaction de De Gaulle à l’OAS …
Tout à fait, cette cour a été créée dans un contexte d’état d’urgence pour répondre à un vide sécuritaire. De Gaulle avait déjà instauré des juridictions d’exception afin de faire condamner plus sévèrement les membres de l’OAS mais elles se sont toutes effondrées. Il y en a une qui s’appelait Le Tribunal militaire mais De Gaulle l’a supprimé parce qu’elle n’était pas assez sévère – elle n’avait pas condamné à mort le général Salan, chef de l’OAS à l’époque. Fou de rage, il en avait créé une autre, la Cour Militaire de Justice, toujours afin de faire juger plus rapidement les membres de l’OAS et de contrôler leur répression, sauf que cette fois-ci c’est le Conseil d’État qui a dit : « Non, une telle juridiction d’exception porte une trop grande atteinte aux principes généraux du droit – car aucun recours en cassation n’était autorisé – donc il faut la supprimer ». De Gaulle se retrouve ainsi sans justice d’exception pour juger les membres de l’OAS, et c’est là qu’il décide de créer la Cour de Sûreté de l’État. Il est important de noter que ce dispositif a été mis en place sous État d’urgence mais qu’il a été voté par le parlement, à la différence de toutes les juridictions d’exceptions précédentes, mises en place sur ordonnance ou décret du Président. Ce n’est plus le chef de l’État comme sous Vichy ou à la Libération qui instaure un tribunal spécial mais les sénateurs et les députés, c’est-à-dire la représentation nationale. On peut en tirer deux conséquences : premièrement, ça donne une légitimité démocratique à la justice d’exception ; deuxièmement, l’exception devient permanente. Une fois instaurée par une loi, elle peut ainsi durer dans le temps : c’est ce qui explique que la Cour de sûreté, contrairement aux autres juridictions d’exception de l’histoire française, n’a pas duré quelques semaines ou quelques mois mais a fonctionné pendant 18 ans…

Et en réalité, si De Gaulle l’a créée de manière permanente, c’est bien qu’il pense déjà à autre chose qu’à l’OAS. Je n’ai trouvé ni dans les archives ni dans ses écrits de preuves de cela, mais à un moment il dit à l’un de ses conseillers qui le relate dans sa biographie : « Il faut la créer et la rendre permanente parce que l’on ne sait jamais d’où peut venir le terrorisme, l’espionnage, la subversion, ... » Donc, forcément, il pense déjà aux espions dits « soviétiques » – on est en pleine guerre froide – mais il pense aussi évidemment aux syndicats, il pense à l’extrême gauche... C’est ce qui ne manquera pas d’arriver : dès que l’on prononce une amnistie totale des membres de l’OAS, en 1968, la Cour de Sûreté de l’État qui n’a plus aucun « ennemi intérieur » à juger, bascule dans la répression contre l’extrême gauche. Très rapidement donc et dès mai 1968, elle sert à inculper des manifestants de mai 68.

LM : Et alors, pour revenir à Sarkozy, est-ce que tu penses qu’il y a une anticipation un peu identique ?
Je ne pense pas qu’il y ait une anticipation au moment où il en parle. Il annonce ça dans un contexte post-attentat, dans le cadre de la radicalisation de la lutte antiterroriste, pour montrer qu’il propose des choses etc. … Mais ce dont je suis sûre, c’est que si on créait une telle juridiction d’exception, forcément, elle se retournerait extrêmement vite contre des militants. Chaque fois que l’on a créé un dispositif d’exception comme celui-ci, il a tout de suite été mobilisé contre d’autres personnes, d’autres nouveaux « ennemis intérieurs ». C’est ce que l’on constate sous l’État d’urgence : assignations à résidence, perquisitions – qui étaient censés être des dispositifs exceptionnels mobilisés contre un ennemi intérieur précis, les djihadistes – et qui en fait a touché aussi de très nombreux musulmans qui n’avaient bien sûr aucun lien avec des réseaux terroristes mais dont on disait qu’ils avaient « une pratique rigoriste de l’islam » et des militants, des écolos, des membres de l’extrême gauche, etc. Je ne sais pas si il y a une anticipation chez Sarkozy, je ne peux pas lui prêter ces intentions-là, mais ce dont je suis sûre, c’est qu’évidemment, très rapidement, ça pourrait toucher des militants. D’autant plus que, il y a deux processus très importants aujourd’hui dans la répression des mouvements sociaux, dans la répression des militants et notamment des militants de l’extrême gauche illégaliste et radicale. D’un côté un processus d’assimilation des militants à des criminels de droit commun – on considère que ce sont des délinquants afin de dépolitiser leurs engagements. D’un autre et c’est un processus plus inquiétant, il y a une assimilation des militants à des terroristes, ce que l’on voit très bien aujourd’hui sous État d’urgence, mais que l’on voit aussi avec l’affaire Tarnac. Et donc qui dit assimilation des militants à des terroristes dit répression des militants par l’arsenal antiterroriste. Un jugement par une cour antiterroriste serait donc possible si une telle juridiction était créée.
LM : Effectivement, mais tu expliques aussi dans ton livre qu’aujourd’hui, contrairement à la justice politique d’exception, l’exception antiterroriste fait remonter l’exception en amont du jugement : dans le renseignement, dans la police, etc.
Oui effectivement, l’exception aujourd’hui remonte de plus en plus en amont de la chaîne pénale : ce ne sont plus les juges, les magistrats du siège qui disposent de pouvoirs d’exception aujourd’hui, comme cela pouvait être le cas par exemple dans les tribunaux militaires. L’exception est de moins en moins le jugement de civils par des juridictions spéciales, composées de magistrats choisis ou de membres de l’armée. Elle est le fait de prérogatives spéciales, différentes du droit et de la procédure ordinaires, données dès le milieu des années 1980 au juge d’instruction antiterroriste (comme Jean-Louis Bruguière ou Marc Trévidic) qui devient la clé de voûte de l’antiterrorisme, notamment parce qu’il peut inculper énormément de personnes par le biais de l’inculpation d’ « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste ». Mais on voit très bien que maintenant, l’exception elle remonte encore un peu plus, avec les pouvoirs exorbitants accordés à la police, aux services de renseignement, et surtout à l’administration. Qui a le pouvoir sous État d’urgence ? C’est le préfet. Il peut assigner, il peut perquisitionner sans contrôle judiciaire. Or ça, ce que l’on vit sous l’État d’urgence, ce n’est que le miroir grossissant d’un phénomène beaucoup plus profond, qui est le pouvoir de plus en plus important donné à l’administration, qui découle directement du gouvernement, du ministère de l’Intérieur. C’est pour cette raison que j’écris que l’on est passé d’une justice d’exception judiciaire, du juge, à une justice d’exception policière et administrative, qui a pour objectif d’arrêter, de ficher, de contrôler, d’assigner, de perquisitionner.
LM : Et au niveau des outils de prévention, on parle beaucoup de la fiche S. Jusqu’où cette outil-là remonte-t-il dans la justice ? S’agit-il réellement d’un dispositif d’exception ?
Bien sûr, c’est un dispositif d’exception dans le sens où non seulement il cible une catégorie de la population en raison de son « degré de dangerosité » mais il permet surtout d’invisibiliser une partie de la répression qui est la surveillance et le fichage des individus, centraux aujourd’hui pour les États. On parle beaucoup des fiches S, comme si l’on découvrait les fiches, mais il y a toujours eu des fiches ! Les militants ont toujours été surveillés et fichés. Si vous allez aux archives de la Préfecture de police de Paris, vous verrez qu’il y a cinquante cartons d’archives sur le PCF pendant la guerre froide, contre trois pour la SFIO (ancien PS), et tous les dirigeants et les cadres du Parti étaient fichés par les RG. Quand j’ai travaillé sur la guerre d’Algérie et sur les procès des militants du FLN, j’ai été extrêmement frappée de voir que les avocats qui défendaient les militants indépendantistes algériens avaient eux-aussi une fiche : elle s’appelait la fiche Y à l’époque. On y notait tout ce que les avocats avaient dit dans les audiences, leur affiliation politique, leur comportement etc., pour prouver qu’il s’agissait de « traîtres à la patrie ». Pendant mai 68, le ministre de l’Intérieur, le très répressif Raymond Marcellin, qui s’aperçoit que les services de renseignement ne connaissent pas ou mal les principaux acteurs du mouvement et les militants qui y participent, décide de créer un Bureau de liaison des polices pour établir un « répertoire » des militants d’extrême gauche. Donc les fiches ont toujours existé. Mais ce qui est intéressant avec les fiches S comme dispositif, c’est qu’il s’agit à la fois d’un dispositif invisible, comme les précédentes et comme d’autres mesures policières tels l’infiltration, l’espionnage des ordinateurs, les écoutes téléphoniques – mais également d’un dispositif très visible dans les débats publics. Jamais des fiches « d’ennemis intérieurs » n’ont autant suscité de débats, d’inquiétudes, de propositions publiques.
LM : On a l’impression que lors de cette dernière année, la fiche est en train de devenir quasiment un argument, « il est fiché S », donc ça justifie presque l’arrestation, la perquisition. Comme si la limite entre la prévention et le jugement devenait poreuse …
Oui, mais c’est tout à fait logique si on regarde les mutations de l’antiterrorisme. Avant, l’antiterrorisme c’était quoi ? Il y avait un attentat, ou une tentative d’attentat, une bombe avait été déposée, on recherchait l’auteur, on l’arrêtait, on le jugeait, on le condamnait. Aujourd’hui, la logique de l’antiterrorisme, c’est de prévenir les attentats : on veut éviter qu’ils se produisent, ce qui semble normal, notamment parce qu’il y a une potentialité meurtrière beaucoup plus forte. Seulement, et ça rejoint la question des fiches S, pour empêcher qu’un attentat se produise il faut déceler chez les gens l’intention terroriste. La question que se posent les services de renseignement, les magistrats antiterroristes, ou des membres du gouvernement, est la suivante : qui pourrait peut-être un jour passer à l’acte ? C’est une question extrêmement difficile et le risque zéro n’existe pas. On se retourne donc contre ces fiches S, qui sont déjà-là, dont certains ont déjà commis des attentats meurtriers (Mohamed Merah par exemple) et qui témoignent d’un certain degré de « dangerosité ». Et on assimile « dangerosité potentielle », « possible menace pour la sûreté de l’État » à « intention terroriste ». Et c’est là que le lien se fait entre une forme de dangerosité qui a été notée par les services de renseignement et la répression.
LM : Il me semble que tu racontes dans ton livre comment la gauche a supprimé la Cour de Sûreté de l’État, et que d’une certaine manière, c’est l’antiterrorisme qui a prit sa place. Et il y a toute cette notion d’intentionnalité qui entre aussi en scène avec l’association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste …
La répression de l’intention a toujours existé, tout comme le délit d’opinion ou le délit d’appartenance, c’est à dire le fait d’arrêter des individus en fonction de ce qu’ils pensent, et en fonction des personnes avec lesquelles ils s’associent. Quand j’ai travaillé sur les interrogatoires policiers des membres et des dirigeants du Parti communiste français pendant la guerre froide, j’ai remarqué que les faits qui leur étaient reprochés n’étaient pas centraux dans ces interrogatoires. Ce qui intéressait les policiers mais aussi les juges d’instruction était s’ils avaient lu Marx, ce qu’ils avaient retiré de ces lectures, s’ils croyaient en la dictature du prolétariat. Et la répression anticommuniste, pour ne citer qu’elle, reposait sur ces délits d’opinion et d’appartenance. On pourrait dire la même chose à propos des « menées anarchistes » au XIXe et des « lois scélérates » qui ont été votées contre les opinions de gauche.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est à l’époque de la répression des anarchistes qu’est créé le délit « d’association de malfaiteur », qui a ensuite été utilisé par exemple contre le FLN pendant la guerre d’Algérie. Avec la Cour de Sûreté de l’État, la plupart des individus étaient inculpés d’association de malfaiteurs : les membres du FLNC, les membres du FLB (Front de libération de Bretagne), des militants de l’extrême gauche, etc. Sauf que l’association de malfaiteurs, qui n’était qu’un délit parmi d’autres, est devenu l’élément clé de l’antiterrorisme actuel avec sa nouvelle appellation : « l’association de malfaiteur en lien avec une entreprise terroriste ». Elle est là pour réprimer des individus qui ne sont pas encore passés à l’acte, pour permettre la prévention d’un attentat et la répression de son futur auteur présumé.

En fait, l’antiterrorisme a été vraiment modifié sous Mitterrand, c’est vrai, mais surtout au moment où la droite redevient majoritaire à l’assemblé, en 1986. Avant ça, la gauche, représentée par des personnalités comme Robert Badinter ou Gisèle Halimi, enfin les gens qui étaient vraiment très importants sur ces questions-là, considérait qu’il fallait traiter le terrorisme viale droit commun. Un terroriste, disait Gisèle Halimi, doit être traité comme un bandit, sans régime d’exception, sans répression spécifique et différente. C’est pour ça que la gauche, dès qu’elle est arrivée au pouvoir, a supprimé la Cour de sûreté de l’État, pour que tout le monde soit jugé de la même manière, pour qu’il y ait une égalité de toutes et de tous devant la loi et la justice. Or, rétrospectivement, cela pose un véritable problème : celui de la dépolitisation des actes violents, de la violence politique. Avant, vous étiez inculpé par la Cour de Sûreté de l’État vous étiez considéré comme un opposant, comme un ennemi politique. À partir de la suppression de la Cour de sûreté, l’État ne reconnaît plus l’existence d’ennemis politiques. Il n’y a plus face à lui que des « terroristes », qui sont des délinquants, des meurtriers, c’est-à-dire des criminels de droit commun. C’est ça aussi la vraie différence.

Il y a deux mouvements qui sont vraiment importants : d’une part le passage de la justice d’exception judiciaire, par les juges, à une justice d’exception préventive, celle de la police, des renseignement généraux, de l’administration ; et d’autre part, le passage d’une justice politique, qui réprimait des opposants, des traîtres, des espions, des comploteurs, mais qui étaient considérés comme des opposants, à une justice antiterroriste qui ne voit que des délinquants et des criminels. Si vous étiez inculpé par la Cour de Sûreté de l’État, en prison, vous obteniez un régime spécial, qui vous permettait d’être entre vous, avec des ’’politiques’’, etc. Si on lit les mémoires de Jean-Marc Rouillan, on voit à quel point il y avait des réseaux de militants qui pouvaient se reconstituer en prison, il y avait des échanges politiques, etc. Tout ça n’existe plus aujourd’hui. On ne prend plus en compte les intentions politiques, on considère qu’il n’y a que des intentions terroristes. Ou alors des intentions criminelles ou délinquantes, comme c’est le cas par exemple des « casseurs ». Ce mot « casseur », il faut faire attention car c’est un mot policier. Mais le cas des « casseurs », qui ont fait l’objet d’une loi dès 1978, est tout à fait typique : les gouvernants vont considérer que ce sont tous des délinquants, qui ne sont là que pour détruire et dégrader des biens, en estimant qu’il n’y a jamais de revendication politique derrière, que ce ne peut pas être un geste politique. La possibilité qu’il puisse s’agir pour certaines et certains d’une violence politique est totalement niée.

LM : À propos de la dépolitisation, tu racontes aussi que la GP a revendiqué le statut de prisonnier politique ...
Oui. Vous savez, sous la résistance, sous Vichy, les militants communistes avaient déjà pour certains un régime spécial en prison, ils étaient incarcérés entre eux. Les indépendantistes algériens se sont aussi largement mobilisés dans les prisons pour obtenir un régime spécial : ils ont fait une grande grève de la faim et ont obtenu un mode d’incarcération spécifique. La différence de la Gauche Prolétarienne, c’est qu’elle a essayé de demander le régime spécial en prison tout en demandant une amélioration des conditions de détention de tous les détenus. Car le problème de demander un régime spécial en prison, c’est ce que j’ai essayé de montrer dans mon livre, c’est qu’il y a une volonté de se distinguer des autres prisonniers. Il s’agit de dire : « Nous on est d’une autre classe, ou d’une autre caste, on ne ressemble pas à tous ces prisonniers de droit commun ». En lisant les lettres des prisonniers politiques, on constate qu’il y a plusieurs registres. Par exemple, il y a des membres de l’OAS qui disent : « je ne peux pas rester en prison avec tous ces arabes, moi je suis un militaire de l’OAS, je dois avoir un régime spécial. » Mais vous avez aussi des membres de l’extrême gauche, ou des membres du FLNC qui vont dire : « Moi je ne suis pas comme les autres, je ne suis pas un délinquant, je ne suis pas un criminel, je suis un opposant, donc je veux être avec des opposants et je veux que me soit reconnu le statut de prisonnier politique. » Ce statut n’a jamais existé en France, mais avec la Cour de Sûreté de l’État, les emprisonnements donnaient lieu à un régime différent dans l’espace carcéral, ce qui était une victoire pour tous les militants réprimés. Lors de sa suppression, il en est fini du régime spécial, et il y a même des réclamations ! Par exemple, l’ETA a dit : « Puisqu’il n’y a plus de Cour de Sûreté de l’État, qu’on ne reconnaît plus mes membres comme des opposants, vous n’avez plus aucune légitimité à les juger. » Et parfois, quand je regarde sur internet, sur des blogs, etc, je vois des soutiens aux indépendantistes corses qui s’interrogent : « Est-ce qu’il faut recréer la Cour de Sûreté de l’État pour enfin être reconnus comme des opposants politiques ? » On a dépolitisé complètement l’action illégaliste, radicale et les violences politiques. Donc il faudra demander à Nicolas Sarkozy s’il compte, avec la Cour de Sûreté de l’État, réinstaurer un régime politique en prison pour celles et ceux qui revendiquent une action politique…
LM : Il y a aussi une autre juridiction d’exception, je ne sais plus comment elle s’appelle, qui permet de destituer le président si jamais …
Oui, on a en France une sorte d’équivalent de la procédure américaine (d’impeachment), qui permet de destituer le Président de la République en cas de « haute trahison ». Ce dernier peut alors être jugé par une Haute cour de justice, composée de parlementaires. La même chose existe pour les membres du gouvernement qui commettraient des crimes pendant l’exercice de leurs fonction, et qui seraient dans ce cas eux aussi soumis à une autre juridiction d’exception : la Cour de Justice de la République, composée de sénateurs, de parlementaires et de juges de la Cour de Cassation.

Il y a donc aujourd’hui en France deux justices d’exception : une justice d’exception qui permet de punir plus sévèrement celles et ceux considérés comme des « ennemis intérieurs » ou des « terroristes », et ces deux juridictions d’exception, Haute Cour de Justice et Cour de Justice de la République, qui permettent, au contraire, de ne pas faire juger les hommes et les femmes politiques par des magistrats « ordinaires » afin de leur fournir une forme d’’impunité pénale. François Hollande a dit dès 2012, et il l’a répété plusieurs fois, qu’il allait supprimer cette Cour de Justice de la République pour que les hommes et les femmes politiques soient jugés comme les autres … on attend toujours.

LM : Tu critiques à un moment donné la thèse de Giorgio Agamben selon laquelle l’état d’exception tend à devenir permanent … Tu le critiques en disant que sa thèse est trop absolue, qu’elle ne rend pas assez compte du fait qu’il puisse y avoir des disparités, des résistances, que les choses ne sont pas aussi simples. Mais aujourd’hui on a vraiment l’impression que l’état d’exception devient permanent non pas tant parce qu’il empêche tout mais parce qu’il devient vraiment l’état normal …
Les travaux d’Agamben sont passionnants et je suis d’accord avec lui sur la normalisation de l’exception, sa pérennisation, sa banalisation. Mais il y a plusieurs points que je discute en effet. Premièrement ce que je dis, c’est que l’exception n’est pas une chape qui surplombe les individus. Ce qu’il est important de regarder, d’analyser, de critiquer, de dénoncer, ce sont les dispositifs précis d’exception. L’état d’urgence, c’est un état d’exception, mais c’est surtout un régime répressif qui permet l’emploi de dispositifs d’exception : l’interdiction des manifestations, les assignations à résidence, les perquisitions administratives. Aussi, si la thèse de « l’état d’urgence permanent » est intéressante, je crois qu’il vaut mieux évoquer la manière dont des pratiques précises deviennent permanentes. Par ailleurs et ce point est important, les états d’exception sont toujours ciblés, discriminatoires, ils visent des « ennemis intérieurs » particuliers. Tout le monde ne subit pas les effets de ces états d’exception, ce qui entraîne par ailleurs une division de la population entre ceux qui sont discriminés et ceux qui ne le seront jamais, et donc une plus grande difficulté pour les critiquer, les dénoncer et les faire supprimer. Celles et ceux qui ne sont pas des « cibles » des politiques répressives peuvent dès lors tout approuver, comme l’état d’urgence. C’est le fameux : « Je n’ai rien à me reprocher ». Donc au lieu d’avoir une vision trop englobante de l’exception, j’essaie plutôt de regarder au plus près des pratiques, d’essayer de voir quelles sont les dispositifs qui sont abandonnés, qui sont créés, qui se banalisent, de saisir aussi qui est réellement visé et ce que ce « ciblage » produit.

Deuxièmement, les phénomènes évoqués par Agamben présentent un caractère linéaire et implacable : l’indistinction progressive entre absolutisme et démocratie, la pérennisation de l’état d’urgence. Or, il me semble qu’il faut toujours pouvoir penser à la fois les ruptures et les échecs des politiques à imposer toujours plus de répression – c’est le cas de la constitutionnalisation de l’état d’urgence ou plus encore de la déchéance de nationalité pour les binationaux – et surtout pouvoir penser les résistances à ces phénomènes. Déjà, et même s’ils fonctionnent mal, si leur bilan est plus que mitigé, il y a toujours en régime démocratique des contre-pouvoirs : le Conseil Constitutionnel, le Conseil d’Etat, ce dernier ayant annulé certaines assignations à résidence (tard) et s’étant prononcé clairement contre la création de camp d’internement pour les fichés S. On peut les critiquer et en dénoncer le fonctionnement ou les décisions mais ces contre-pouvoirs existent. De la même manière, le Parlement, qui avalise aujourd’hui toutes les décisions de l’exécutif, pourrait être un véritable contre-pouvoir, si les députés réintroduisaient plus de conflictualité politique et réinstauraient un véritable clivage entre la gauche et la droite sur ces questions là. Cela vaut d’ailleurs pour l’ensemble de la classe politique. Surtout, il faut pouvoir travailler sur les réactions, les refus, les oppositions à l’exception. Il me semble très important de penser les résistances, qu’elles soient historiques ou actuelles (celles des militants, des avocats, de certains juges etc.) et la résistance en général. C’est une question centrale aujourd’hui.

LM : Tu dis aussi à un moment donné, que le propre de la justice d’exception, ça été aussi de rendre légales toutes les pratiques illégales. C’est ce qui a eu lieu avec la loi sur le renseignement. La question que l’on se pose forcement, c’est que maintenant qu’il y a eu une légalisation de ces pratiques, quelles sont les pratiques illégales qui vont se mettre en place, quelle va être la marge de la légalité ?
Déjà, il y a toujours ce que j’appelle un « imaginaire de la répression », une capacité des gouvernants à inventer sans cesse de nouvelles techniques répressives. Mais pour réellement voir ce qu’il serait encore possible de faire, il faut se tourner vers le passé. Qu’est-ce qui n’était pas légal avant et qui a été institutionnalisé ? C’est par exemple tout simplement la cas de la garde à vue, qui avait toujours été pratiquée mais sans cadre légal, et qui a été instaurée et légalisée pour la première fois sous Vichy, puis qui a été reconduite à la Libération et institutionnalisée ensuite. Donc il y a toujours un ensemble de pratiques, d’actes répressifs qui peuvent être légalisés du jour au lendemain.

Dans le contexte de la radicalisation de l’antiterrorisme, de nombreuses propositions, qui paraissent farfelues, irréalisables, impossibles, sont faites. Certains hommes politiques proposent par exemple de créer des camps d’internement pour les fichés S. Or, il faut être extrêmement prudent parce que justement, pendant la guerre d’Algérie, et sous état d’urgence, de nombreux camps d’internement ont été créés pour lutter contre le FLN et ses sympathisants réels ou supposés. Alors que cela avait été interdit par les parlementaires : ils avaient réussi à insérer un article de la loi sur l’état d’urgence qui excluait formellement la création de camps d’internement. Les préfets ont donc mis en place des « camps d’hébergement », détourné la loi, et finalement créé des camps d’internement. Et tout ce qui a été expérimenté dans l’histoire peut ressurgir dans des périodes de crise. Ce n’est pas réjouissant. Mais tout ça pour dire qu’il faut toujours se méfier des propositions, même celles qui paraissent les plus extravagantes et étrangères au droit. On sait par exemple que Dupont-Aignant propose de ré-ouvrir Cayenne, le bagne, c’est-à-dire d’enfermer les fichés S ou les potentiels djihadistes en dehors du territoire national. Ce sont des propositions qui peuvent faire sourire, comme celle de creer un Guantanamo à la française, mais qui doivent être prises au sérieux puisqu’elles renvoient à des réalités passées, à des pratiques de répression déjà mises en œuvre et expérimentées.

LM : Mais vraiment l’histoire de la justice c’est toujours ça, institutionnaliser les pratiques illégales ?
Celle de la justice d’exception oui, avec deux phénomènes qui peuvent être différents. La justice d’exception permet le plus souvent de légaliser ce qui était toléré, admis, pratiqué mais sans cadre. Elle vise alors à rendre permanent ce qui était exceptionnel et autorisé dans des circonstances particulièrement graves. C’est le cas de la Cour de sûreté de l’État, qui a duré 18 ans au lieu de quelques mois, et plus récemment, c’est la loi sur le renseignement qui légalise des pratiques anciennes mais qui n’étaient pas « légales », et qui permet aussi au pouvoir exécutif de contrôler plus directement le renseignement dans le cadre de l’antiterrorisme.

Mais même si elle n’institutionnalise pas des pratiques illégales, la justice d’exception laisse toujours des traces dans l’appareil répressif et dans les mémoires aussi. Les gouvernements vont toujours être tentés de regarder en arrière et de « piocher » dans les pratiques de répression qui ont « marché ». C’est la raison pour laquelle en France, les hommes et les femmes politiques sont toujours tentés de réinstaurer des dispositifs d’exception liés à la guerre d’Algérie : recréer la Cour de sûreté de l’État ou créer des camps d’internement pour les fichés S, sans parler de la militarisation croissante du maintien de l’ordre. Il y a donc cette volonté de puiser dans l’héritage colonial.

On voit aussi que l’on essaie d’instaurer en France ce qui existe ailleurs, dans d’autres pays considérés comme plus répressifs. C’est bien sûr le cas des États Unis, puisque ce sont eux qui ont mis en place la législation antiterroriste la plus dure, avec évidemment Guantanamo, qui revient dans de nombreux discours politiques aujourd’hui. Or, parler de Guantanamo, ça sert à deux choses : montrer que l’on peut faire plus, qu’il existe un horizon plus répressif, et en même temps cela sert d’épouvantail, de repoussoir, pour légitimer ce qu’il se passe en France : « Regardez, nous, nous n’avons pas de Guantanamo à la française, nous ne sommes pas aussi répressifs. Nous sommes mieux que les américains, plus respectueux des droits et garanties fondamentales, donc tout va bien. ». Mais en réalité, la frontière entre les pays européens et les Etats-Unis sur le plan répressif est de plus en plus mince, comme le montre la généralisation de la surveillance dans les démocraties occidentales, ou comme le montrent encore toutes les législations d’exception adoptées par les parlements depuis au moins le 11 septembre 2001.

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