Litotes

paru dans lundimatin#123, le 20 novembre 2017

« Litote : figure de style par laquelle on laisse entendre davantage en disant moins, sans avoir recours à une tournure négative. » C’est ce que me dit mon dictionnaire, et ce qu’illustre parfaitement l’une des treize mesures proposées par l’appel de quinze mille scientifiques du monde entier afin « d’alerter sur l’état de la planète » (dixit Le Monde, lequel a titré sur six colonnes à la une – soit la largeur entière du journal – et sur deux lignes en énormes caractères : « Il sera bien tôt trop tard… »).

Il s’agit de la mesure n° 10 : « désinvestir dans certains secteurs et cesser certains achats afin d’encourager un changement environnemental positif ». (C’est moi qui souligne.) On voit bien que ces certains secteurs et achats laissent entendre davantage que ce que veulent bien écrire ces cohortes de scientifiques (il paraît qu’on n’a jamais vu un appel en réunissant autant). Pour avoir une idée de ce que recouvre cette litote, il faut se reporter au reste du texte de l’appel. Celui-ci fait bien sûr référence au « changement climatique potentiellement catastrophique » et aussi au « phénomène d’extinction de masse [des espèces] » que « nous » (entendre : l’humanité, dont il est question à plusieurs reprises dans cet appel) avons décenché. Comment lutter contre ? Les « quelques exemples de mesures efficaces et diversifiées que l’humanité pourrait prendre » parlent de « réserves connectées entre elles, correctement financées et correctement gérées », de stopper « la conversion des forêts, prairies et autres habitats originels », de « restaurer […] les communautés de plantes endémiques », de « ré-ensauvager des régions abritant des espèces endémiques », de faire la chasse aux braconniers, de « réduire le gaspillage alimentaire », de « réduire le taux de [la] fécondité [humaine] », d’emmener plus souvent les enfants dans la « nature », de promouvoir les « technologies vertes », de « revoir notre économie afin de réduire les inégalités de richesse » et enfin de « déterminer à long terme une taille de population humaine soutenable et scientifiquement défendable ». On pourrait raisonnablement en déduire que certains secteurs et achats renvoient à la bagnole et tout ce qui va avec (bétonnage et bitumage généralisés), à l’industrie touristique, à l’aéronautique et pourquoi pas, soyons fous, à l’industrie d’armement et à ses clients, c’est-à-dire les États du monde entier… Ah oui, j’oublie encore toute l’industrie de l’informatique et de la communication, le nucléaire, les plastiques en tout genre, à commencer par les bouteilles d’eau, etc. Pour conclure cette petite leçon de rhétorique, on dira que qualifier ces quinze mille scientifiques de « un peu timides » est une litote.

Franz Himmelbauer

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