Situation de la question
Si nous abordons cette question, hormis l’actualité de la loi sur la sécurité globale, ce n’est pas par goût du sujet mais parce qu’il nous est apparu nécessaire de préciser les rapports et articulations entre les transformations actuelles de l’État et les projets de réorganisation des forces de l’ordre qui se mettent en place parallèlement au nouveau projet de loi. En effet, les forces de l’ordre sont non seulement un pilier de l’État, mais une de ses manifestations les plus visibles quand l’ordre social semble menacé. Le paradoxe est que la focalisation se fait aujourd’hui non contre l’État qui pourtant traditionnellement, au moins jusqu’à la fin des années 70, était l’objet des attaques des forces ouvrières ou révolutionnaires comme symbole de la domination politique assurant la reproduction des rapports sociaux capitalistes, mais contre les forces de l’ordre comme si celles-ci s’autonomisaient du pouvoir central en tant que force de l’ordre pour l’ordre ; et en retour comme si une supposée victoire contre ses forces de l’ordre pouvait amener une victoire plus générale parce que tout à coup le roi s’en retrouverait nu, l’État comme désarmé et le capital prêt à tomber comme un fruit trop mûr. Or, si les forces de l’ordre s’autonomisent, ce n’est pas parce que l’État se durcit (« Darmanin fasciste » entend-on), mais au contraire parce que l’État est trop faible et tout particulièrement sa direction « politique ». De fait, les forces de l’ordre ont l’impression d’avoir tous les problèmes à régler (comme les enseignants face aux inégalités, les hospitaliers face à l’absence de politique de la Santé en ont d’ailleurs le sentiment) qu’un gouvernement a normalement en charge.
C’est pour le moins mal comprendre la nature actuelle de l’État et donc le fait qu’il ne soit pas une entité extérieure à la société capitalisée, non seulement pour les individus qui semblent superficiellement faire preuve de soumission volontaire parce que de fait ils adhèrent plus ou moins à ce qu’ils considèrent comme un système avec plus d’avantages que d’inconvénients, mais aussi pour ceux qui pensent s’y opposer à partir de leur « propre camp » (sous-entendu « radical » ou « révolutionnaire ») comme s’ils avaient la possibilité de se trouver en sécession des rapports sociaux capitalistes par simple décision de leur part.
Si ces dernières années les luttes contre le projet de loi-travail, le mouvement des Gilets jaunes puis celui contre les retraites ont montré qu’il était possible de reprendre l’initiative, le temps de la crise sanitaire semblait pourtant avoir renforcé cette soumission volontaire avec une adhésion massive à la nécessité du premier confinement qui toucha d’ailleurs largement tout le spectre politique jusqu’à ses extrêmes. Dit plus trivialement, pour nous qui luttions depuis trois ans de façon presque ininterrompue, on se retrouvait la tête dans le seau suite au confinement (fermeture des lieux de réunion et de débat, rencontres limitées, librairies fermées). Or, les violences policières liées aux manifestations contre le projet de loi « sécurité globale », et particulièrement contre l’article 24, ont redonné un peu de crédit à la dynamique d’antagonisme, dès l’instant où celle-ci a déconnecté la question des forces de l’ordre de celle de l’État en faisant porter sa fronde (médiatique) et sa colère contre les pandores et leurs chefs plutôt que contre l’État lui-même. Mais un glissement s’est opéré qui fait que ce n’est plus la sécession insurrectionniste qui représente l’opposition active au projet de loi [1]. Ce sont aujourd’hui les fractions gauche de la gauche, de LFI au NPA jusqu’à certains Gilets jaunes gauchisés, qui tentent de reprendre l’offensive sur la base d’un bilan dressé après la défaite du mouvement des Gilets jaunes et visant à organiser la lutte autour d’un projet et d’un programme, celui du Conseil National de la Nouvelle Résistance. Les médias reconnus et confirmés semblent d’ailleurs leur emboîter le pas, non parce qu’ils soutiendraient les manifestants (on a vu leur position pendant le mouvement des Gilets jaunes et ensuite leurs critiques vis-à-vis des « privilégiés » de la SNCF et de la RATP), mais parce que l’article 24 s’attaque à leur propre corporation en les empêchant de faire correctement leur travail, au cas où cela leur viendrait à l’esprit (ils défendent un principe qu’ils ne respectent pas forcément, mais ils le défendent de façon déontologique). Des médias pourtant rarement critiques par rapport aux positions des gouvernements en place comme on peut le voir dans le front uni qui s’établit contre les théories dites complotistes et les fake news des réseaux sociaux. Mais des médias qui, s’ils entérinent globalement la nécessité de faire régner l’ordre dans la rue (le pouvoir de la rue n’est pour eux légitime qu’au Soudan, en Égypte, Tunisie et Hong-Kong), n’en estiment pas moins que la manifestation fait encore partie des droits élémentaires et que leur métier est d’en rendre compte y compris par des photos, ce que l’article 24 du projet de loi sur la sécurité globale vient remettre en question au nom de la défense et de la sécurité des forces de l’ordre.
Toutefois, dans la société capitalisée la manifestation n’a plus la même fonctionnalité qu’à l’époque où elle jouait un rôle de médiation entre les classes et répondait à une légitimité reconnue de ce type d’action tant qu’elle était encadrée par des opposants institutionnels (syndicats et partis) en appui de la grève, avec déclaration préalable, acceptation de trajet par la Préfecture et service d’ordre syndical en prime (pensons aux staliniens de la CGT). Autant de dispositifs qui ont fait régner un contre-ordre oppositionnel réduisant les antagonismes à des démonstrations de forces le plus souvent sans effets autres que démonstratifs. Jusqu’à mai-juin 68, les forces de l’ordre officiel n’intervenaient donc qu’en dernier recours, ou alors dans des circonstances exceptionnelles qui sortaient du cadre conflictuel établi (révolte des mineurs dans les années 50, manifestations des Algériens au début des années 60).
Après 1968 et ses surgeons immédiats du début des années 70, les années Marcelin du côté du pouvoir, ou le modèle restait encore celui d’une conflictualité de classes dans laquelle chacun avait ses repères, le poids du secteur public se fit beaucoup plus sentir. Dès le mouvement de 1995, il y eut un changement de tonalité [2]. À partir de 2000, puis en 2003, ce poids du public et en particulier des enseignants dans les luttes — même si on admet que les cheminots peuvent être considérés comme un lien entre l’ancienne classe ouvrière et les nouvelles couches de salariés non manuels — devient si important que le caractère des manifestations s’en trouve changé et elles sont comme sorties de l’ancien modèle du conflit de classes.
L’antagonisme capital/travail qui continuait à se manifester tant bien que mal dans la manifestation classique se rendant au siège du patronat tout en affirmant une hostilité à « l’État du patronat » comme si on en était encore dans les années 1930 et à l’époque des « deux cents familles » laisse place à une manifestation qui s’adresse directement à un État de l’intérêt général [3]. Le changement de rapport de force capital/travail avec les restructurations industrielles, la fin des « forteresses ouvrières » et les nouvelles réglementations sur la flexibilité du travail, affaiblit encore plus l’impact de luttes ouvrières réduites à des luttes d’enclaves perdant leur caractère général de lutte de classes et laisse finalement les agents de l’État seuls face à l’État. Les salariés du privé, même s’ils répondent encore partiellement aux appels de la CGT, deviennent une sorte de force d’appoint aux luttes du secteur public (cf. l’échec de la lutte contre l’accord national interprofessionnel ou ANI en 2013). Le danger d’une lutte sociale dure contre cet autre axe de la « révolution du capital », et l’exemple de la situation dans des pays proches comme l’Allemagne et l’Italie où des mesures du même type passent comme une lettre à la poste, pousse l’État à reconsidérer sa politique répressive et Sarkozy va être à l’origine de cette réorientation vers le sécuritaire (terrorisme et « classes dangereuses » des banlieues) plus que vers une gestion de l’antagonisme de classes devenue obsolète, au moins pour lui.
Restrictions budgétaires à l’appui, le nombre de policiers et de gendarmes dans les unités dites de force mobile (CRS et gendarmes mobiles) va être singulièrement réduit, si bien que lorsque le mouvement social refait surface, contre la loi El Khomri en 2016, puis en 2018, avec les Gilets jaunes, les pouvoirs publics ne disposent en maints endroits que de petites escouades de police urbaine. Or, au cours de ces mêmes décennies, ces polices se sont formées et équipées pour répondre non à une éventuelle guerre de classes devenue bien improbable mais aux violences urbaines de 2005 (« la révolte des banlieues ») qui ont frappé les esprits et les pouvoirs en place. D’où l’usage de ce nouveau matériel d’intervention dans ces mêmes banlieues bien avant qu’il ne soit utilisé plus massivement en plein cœur des manifestations en 2018, 2019 et 2020. BAC, BRI, tasers et lanceurs de balles de défense (LBD) [4] au banc d’essais en quelque sorte. Néanmoins pour Filleule et Jobard l’affirmation souvent utilisée d’un terrain d’expérimentation en banlieue mis ensuite en pratique pour tous les troubles à l’ordre public n’est pas recevable. En effet, pour eux il s’agissait bien d’un traitement particulier de la violence urbaine dans les banlieues qui rompait avec le guide répressif général plus négocié et tempéré. Dit autrement, il n’y avait pas de « plan » préétabli de la part de l’État pour « expérimenter » dans les banlieues ce qui serait utilisé ensuite au cœur des villes. Nous sommes toujours dans l’absence de dimension stratégique, bref, dans le coup par coup, la navigation à vue qui est le contraire d’une politique au sens où une politique de pouvoir suppose prévoir et non pas simplement de s’adapter. Ce qui est dit ici sur la répression peut être étendu à la Santé publique et à la gestion du Covid.
C’est sans doute parce que les manifestants, depuis la loi anti-travail et surtout le mouvement des Gilets jaunes, ont développé des pratiques qui s’éloignaient du déroulement traditionnel des manifestations politiques ou syndicales et en conséquence se rapprochaient des formes de guérilla urbaine prises par les révoltes de banlieues. Il y a là une transformation du mode d’action des manifestations que la majorité des protagonistes (manifestants, le pouvoir et sa police, les médias) perçoivent, mais ne reconnaissent pas comme telle, à savoir une forme émeutière. Cette transformation n’est d’ailleurs pas propre à la France mais se vérifie partout dans le monde.
La continuité qui, dans la société de classe, existait entre grèves et manifestations est rompue. Tout d’abord parce que le travail et le temps de travail ont été rendus inessentiels dans la valorisation du capital et aussi parce que la dimension technologique de la production et finalement de toute l’activité économique est internisée dans l’individu, qu’il soit « en activité », pendant son supposé temps de travail ou bien hors de cette activité ; il n’y a pas de dehors puisqu’il transporte son produit avec lui, sur lui. Par exemple, récemment, à Bangalore, dans un atelier qui fabrique des iPhone pour Apple, les ouvriers, mécontents des faibles salaires qu’ils touchent et n’étant pas entendus sur leurs revendications, ont saccagé une partie de l’atelier dans une émeute s’attaquant d’ailleurs plus aux locaux et aux objets ou moyens de transport du hall d’entrée, qu’aux machines et au procès de production lui-même. Nulle révolte luddiste là-dedans d’ailleurs, de l’intérêt de classe bien compris.
Là comme ailleurs, désormais, la seule issue possible au conflit (encore fictivement nommé « du travail »), c’est l’émeute. Si ce n’est l’émeute effective, c’est du moins une tendance émeutière qui s’affirme. Mais il ne s’agit pas de l’émeute au sens de L’émeute prime de Joshua Clover [5] pour qui l’émeute prend la relève de ce qu’était l’insurrection dans la société de classe ; une insurrection qui devait bien sûr s’élargir vers… la révolution.
Grèves, manifestations, occupations tendent à opérer selon un mode unique : le mode émeutier. D’où la généralisation de la tendance émeutière partout dans le monde avec rien d’autre à l’horizon que... la fin de l’émeute puisqu’une émeute est close sur elle-même, réduite à un espace-temps bref et intense qui n’a ni passé ni futur, un immédiatisme pur et simple.
Ce qui se joue par rapport à la police…
La crise de la forme nation et républicaine de l’État a conduit à une résorption des institutions sur lesquelles elle s’appuyait, ce qui les affaiblit dans leur rôle de médiations. Cette résorption concerne aussi l’institution policière qui, progressivement, n’impose plus qu’avec de grandes difficultés sa tutelle étatique sur les différentes fractions de policiers. Elle débouche sur une autonomisation et une fragmentation du corps de l’institution. Côté médias cela est critiqué à travers l’idée d’une police maintenant au-dessus de la loi et non pas au service de la sécurité des citoyens ; côté gauchistes, le slogan « Police partout, justice nulle part » en rend aussi compte sous une autre forme d’illusionnisme vis-à-vis d’une institution, la justice, qui n’aurait donc jamais vraiment été bourgeoise ou que très partiellement et ne serait pas elle-même en voie de résorption alors pourtant que des réformes constantes en modifient le rôle et le fonctionnement.
Cette autonomisation du corps de l’institution nous la retrouvons dans l’émiettement actuel des syndicats de policiers. L’explosion de la FASP d’abord et qu’il n’y ait plus l’aura d’un Gérard Monatte à la tête du syndicat majoritaire de la police pendant de longues années ensuite, ont conduit à un émiettement/fractionnement syndical correspondant aussi à des changements de fonction de la police : passage du maintien de l’ordre à la gestion/sanction du désordre ; fin de la police de proximité et par contre extension des pouvoirs et interventions de la police municipale. Ce double phénomène a conduit aussi un changement des stratégies communicationnelles où des représentants syndicaux ne s’adressent plus tant à l’État et au gouvernement comme le faisait Monatte, mais directement aux médias et même aux réseaux sociaux dans une logique de lobbying et de tissage de réseaux d’influence. On les voit aussi intervenir dans des films comme dans celui qui relate les violences policières pendant les manifs de Gilets jaunes. Ces nouveaux chefs syndicalistes que personne ne connaît agissent comme des Raoult au petit pied, en dehors d’une stricte démarche syndicale et finalement en bordure de l’institution policière, comme Raoult et les médecins de son unité se tiennent en bordure de l’institution sanitaire. On est toujours dans le double mouvement de résorption/réaction-affirmation de l’institution ; mais une réaffirmation souvent parodique car elle a perdu son garant étatique qui seul pouvait la légitimer.
Pour Linda Kebbab, figure d’Unité SGP Police-FO, il s’agit avant tout de remplir un grand vide laissé par l’administration : « Si on va sur les plateaux télévisés, c’est synonyme de la défaillance de la communication du ministère. Si les syndicats ont la main sur la parole, c’est parce que la Direction générale de la police nationale ne l’a pas, elle est rigide, technocratique. » (Le Monde, le 4 décembre 2020).
Entre syndicats la concurrence est forte, et les rivalités s’affichent au grand jour. Le syndicat Alliance n’hésite ainsi pas, sur Facebook, à publier une vidéo dénonçant les propos du secrétaire général d’Unité SGP Police-FO, leur concurrent pour le corps des gardiens de la paix, qui expliquait, sur BFMTV, à propos de l’agression de Michel Zecler : « On ne peut pas accepter cela dans nos rangs, ce n’est pas possible. » « Pourriture, vendu, à vomir » rétorque Alliance dans ses commentaires. Malgré ces divisions le chiffre de syndiqués se maintient au niveau de 49 % polices nationale et municipale confondues ; soit environ le double du chiffre des syndiqués du reste de la Fonction publique, ce qui montre à quel point les forces de l’ordre doivent faire « corps » pour remplir le « vide » dénoncé par Linda Kebbab.
Il est donc difficile de parler des syndicats de policiers en général. Avec la suppression des commissions administratives paritaires décidant des avancements et des mutations, dans lesquelles les organisations jouaient un rôle prépondérant, les responsables craignent un désengagement des troupes qui auront moins d’intérêt direct à adhérer. « On les prive de ce levier », estime le sociologue Sébastien Roché et « il leur reste les enjeux symboliques, l’image et la réputation de la profession. Et comme il y a une compétition entre eux, ils rentrent dans une logique de radicalisation ».
Quand nous parlons d’autonomisation du corps de l’institution policière, il ne s’agit donc pas d’une autonomisation des syndicats de policiers, d’ailleurs l’autonomisation d’un syndicat par définition cela n’existe pas sauf à remonter à l’époque de la première révolution industrielle quand les syndicats n’étaient pas encore reconnus. D’ailleurs aujourd’hui, officiellement en France, les policiers ne peuvent légalement parler que par l’intermédiaire de syndicats représentatifs, sinon ils peuvent être accusés de manquement au devoir de réserve comme le fut la présidente de l’association « policiers en colère » créée le 8 octobre 2016 en réponse à l’attaque au cocktail Molotov de 2 policiers à Viry-Châtillon. Mais ici, la situation est toute autre. Comme l’exprime Le Monde, le 28 novembre 2020 : « Il s’agit bien là d’une grave crise du commandement, de dérives hiérarchiques et d’une perte des repères républicains ». De ce fait, des fractions de policiers avec des fonctions spécifiques, qui ne leur étaient pas par destination confiées, peuvent très bien être tentées de s’autonomiser en profitant de la sorte de blanc-seing qui leur est donné, même s’ils n’ont aucune légitimité fonctionnelle à faire valoir pour accomplir cette tâche [6].
Malgré ces diverses manifestations de la faiblesse de la forme nation-républicaine de l’État, elles ne conduisent pas à une privatisation du maintien de l’ordre public et à ce qui serait sa mise en réseau complète. Pour l’instant, il y a seulement segmentation et immédiatisation de ce qui formait le corps de l’institution-police. Mais ces processus de relatif délitement donnent par contre coup du poids à la fois aux syndicats qui trouvent ici, dans cette faiblesse, un rôle de négociateur [7] que leur émiettement, leur déficit de représentation et le tassement de leurs fonction tendaient à leur faire perdre ; et aussi du poids à « une base » qui n’est plus uniquement syndicale et s’en détache à partir de ses propres intérêts (la présidente de « policiers en colère », Maggy Biskupsky, suicidée depuis, était membre de la BAC des Yvelines). De même, il y a quelque temps, les manifestations de policiers devant les commissariats ou les préfectures où ils posèrent à terre leurs menottes furent quasiment spontanées, expression de la base avec rendez-vous via les réseaux sociaux. Mais si la parole des policiers est de plus en plus audible, à l’inverse de l’époque de la guerre d’Algérie ou de mai-juin 1968, ce n’est pas pour cela qu’elle est une parole politique. D’ailleurs quand elle prend ce tour, comme avec la présidente de « policiers en colère » qui a pris une position anti-migrants, les autres syndicats (cf. la réaction d’Unité-police FO) répondent immédiatement qu’il s’agit là d’une sortie inacceptable du cadre syndical, la police n’ayant pas à juger la politique de l’État dans tel ou tel secteur [8].
… peut être pris comme un analyseur des rapports entre les deux formes de l’État.
La proposition de loi relative à la sécurité globale est effectivement susceptible de renforcer l’aspect sécuritaire du régime, mais par une nouvelle articulation entre les différentes forces de l’ordre qui semble aussi bien relever d’un surcroît de jacobinisme républicain et national que d’une mise en réseau de toutes les équipes d’intervention de façon à aboutir à une articulation coopérative plus que hiérarchique et concurrentielle (cf. par exemple l’éternelle « guerre des polices »). Il s’agirait, pour le pouvoir, d’assurer un « continuum de sécurité » (cf. le Livre blanc de la sécurité intérieure en provenance du ministère) dans une conception de cette dernière comme « sécurité globale ». Il est notable que ce rapport et ce nouveau concept ne proviennent pas de l’exécutif comme beaucoup de personnes le pensent, mais d’un rapport parlementaire et de propositions syndicales. Entrons dans le détail : les polices municipales placées sous l’autorité politique des maires se verraient reconnaître des pouvoirs et des missions de plus en plus proches de ceux de la police nationale. Plus avant dans la révolution de la culture policière, la police nationale et les polices municipales devront participer au « continuum de sécurité », en impliquant les sociétés privées de sécurité à des activités de sécurité publique. Ainsi, des sociétés privées pourraient se voir confier l’utilisation de drones contrôlant des manifestations de rue ou portant atteinte à la vie privée des personnes. En additionnant les 30 000 policiers municipaux aux 150 000 fonctionnaires de la police nationale et aux 170 000 employés des sociétés privées de sécurité, l’État pourrait disposer d’environ 350 000 membres des forces de maintien de l’ordre et de sécurité intérieure, sans compter les 99 000 militaires de la gendarmerie nationale. Mais ces forces ne peuvent pas toutes être ajoutées pêle-mêle, alors que le statut d’agent de sécurité présente un tel flou et par ailleurs une telle hiérarchisation interne depuis que c’est devenu une véritable « profession » suffisamment différenciée pour que par exemple pendant le mouvement des Gilets jaunes on ait retrouvé de nombreux agents de sécurité dont le propre travail n’est pas répressif au sens strict du terme.
Ainsi, la sécurité intérieure devrait connaître une organisation territoriale unique réunissant l’ensemble des forces de l’ordre. La police nationale, les polices municipales et la gendarmerie devraient être placées sous une seule et même autorité hiérarchique, formée en binôme avec deux officiers (police et gendarmerie), avec l’adjonction en zone urbaine du responsable de la police municipale. L’objectif de « sécurité globale » ne saurait concerner les seules forces de maintien de l’ordre. Il doit entremêler les deux pouvoirs régaliens de l’État : la justice et la police, œuvrant en convergence et en étroite coopération, en particulier grâce au rattachement de la police judiciaire au ministère de la Justice, le tout sous la direction unique du ministère de l’Intérieur.
À un moment où l’action de l’État est la plus soumise à pression, d’un côté par les contraintes d’une globalisation à laquelle il participe [9] et de l’autre par les exigences d’une reproduction des rapports sociaux sur son propre territoire mise à mal par une contestation endémique du pouvoir depuis quelques années et une crise sanitaire dans laquelle il montre plus d’opportunisme que de sens stratégique et bien voilà que cet État se lance dans un projet d’unification des forces de l’ordre que même le gaullisme n’a jamais réussi ou voulu réaliser ! Tenter de neutraliser les particularismes policiers et leur surenchère syndicale ou squadriste, cela semble déjà ressembler à la quadrature du cercle. Mais vouloir de plus réaliser l’intégration de la fraction gendarmerie de l’armée à condition de lui garder sa spécificité théorique qui est de ne pas défendre d’intérêt particulier plus ou moins corporatiste et donc de ne pouvoir s’exprimer syndicalement ni d’aucune autre façon ce serait un tour de force [10] ; enfin y adjoindre des agents de sécurité privée transformés en des sortes de mercenaires, voilà effectivement ce qui serait digne d’un Roi-Soleil… de l’Ancien Monde. Celui qui semble se prendre comme tel doit pourtant faire face à une situation de tension aussi bien au niveau des forces politiques entre les macroniens et les LR, qu’au niveau des directions de la police, que des rapports police-État et il en est de même au sein des forces de police où la tension monte entre d’un côté les différentes tendances « syndicales » rattachées aux syndicats de salariés (FO, CGT et CFDT, UNSA) et qui restent des syndicats unitaires grosso modo dans leur registre syndical et de l’autre ceux qui se conduisent plutôt comme des groupes de pression particularistes [11] (Synergie pour les officiers, Alliance pour les policiers en uniforme) ou remettant en cause le cadre syndical (« policiers en colère »).
Pendant ce temps, sur le terrain
Au cours des manifestations de Gilets jaunes, on a pu constater une modification progressive de la répartition des tâches au sein des forces de l’ordre. On a largement parlé de la BAC et de son « dépassement de fonction » comme on dit dans le monde du sport ce qui peut se faire poser la question : la BAC peut-elle être considérée comme une sorte de milice privée, en rapport avec ce que nous disons plus haut, et ce malgré son statut public ? Mais l’évolution du rôle des Gardes mobiles attire aussi notre attention. En effet, dans les premiers temps du mouvement ils ont semblé garder leur fonction de « superviseur » des désordres prêts à intervenir si la situation s’envenimait au point que ça dégénère complètement aussi bien côté manifestants que policiers. C’est pour cela qu’ils restaient en retrait ou derrière des grilles ou à côté des canons à eau. C’est pour cela aussi que beaucoup de Gilets jaunes déçus du sort que leur réservait la police nationale en général et les CRS en particulier, qui non seulement ne rejoignaient pas leur rang, mais restaient sourds à leur argumentation sur une solidarité entre pauvres, discutaient par contre avec des membres de la Gendarmerie mobile placides et semble-t-il plus ouverts. Et pendant plusieurs semaines les Gilets jaunes se mirent plutôt consciemment à établir un classement dans le degré de répression exercé entre les membres de la BAC, tout en haut du déshonneur et de plus en plus haïs par tout le monde (c’est contre eux qu’est lancé le cri « Tout le monde déteste la police » — dont les Gilets jaunes ne sont certes pas à l’origine, mais qu’ils ont plus ou moins rallié au fil des actes) —, les CRS guère prisés après le 8 décembre et auxquels s’adresse peut-être le cri plus rare, et pourtant plus juste, « la police déteste tout le monde » et des Gendarmes mobiles « pas pareils quand même [12] ». Et puis ensuite, tout se brouilla. On ne vit bientôt plus la différence de méthode et d’intervention sauf que les deux premiers groupes nous chassaient vers le troisième qui dorénavant ne discutait plus, mais nous réceptionnait à sa façon, par exemple en arrosant systématiquement les manifestants qui arrivaient sur la place au moment de la dispersion des manifestations. Le fruit d’une division des tâches plus qu’une hiérarchisation des tâches finalement. En tout cas, depuis 2 ans, on a vu plusieurs fois courir quasiment côte à côte des CRS et des GM sans qu’on puisse bien percevoir quel était leur rôle respectif. Doit-on y voir une unification en acte avant qu’elle ne devienne officielle ?
Médias, Gauche et manifestations
Depuis quelque temps on peut remarquer que médias et politiques à gauche, nous refont le coup du Grimaud préfet de police humaniste et résistant ayant empêché l’effusion de sang en mai-juin 68 avec insistance sur une sorte de discours de la méthode que ce préfet de police aurait résumé à l’époque dans sa lettre personnelle à tous les policiers du 16 mai 1968 par la phrase : « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même [13] ». Dans le même ordre d’idée, dans un de ses derniers entretiens, le célèbre avocat de défense des libertés Henri Leclerc parle par ailleurs d’un « préfet extraordinaire » (Grimaud) et déclare : « Le maintien de l’ordre, ce n’est pas un problème de force, c’est un problème de paix ». En contrepoint historique Papon auquel Grimaud succède à la préfecture de police de Paris est épinglé pour son « Vous serez couverts » à l’adresse des policiers parisiens quelques jours avant le massacre de manifestants algériens le 17 octobre 1961 et le rapprochement est fait avec l’actuel préfet de police, Lallement.
C’est, par exemple, le cas d’une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux à partir d’une émission de France-Culture et c’est aussi ce qu’on entend dans les prises de parole au cours des dernières « marches de la liberté » où les fractions de gauche de la CGT, les personnes à l’initiative du Conseil National de la Nouvelle Résistance, ainsi que LFI et autres NPA opposent le bon Grimaud au mauvais Lallement. Difficile de penser qu’ils y croient vraiment puisqu’il y a quand même eu des morts en 68 et de très nombreux blessés graves et que le parcours antérieur de Grimaud est plus ténébreux que clair sous Vichy pour que la Gauche en fasse un Jean Moulin. Il est clair qu’il y a une instrumentalisation de la question par la gauche pour que la mobilisation actuelle trouve un objectif plus large que le retrait de l’article 24, à savoir la démission de Lallement au minimum et pourquoi pas celle de Darmanin, ces deux personnages étant maintenant traités de « fascistes » par certains groupes « antifas » dans les manifestations. Mais on sait que pour les antifas, ignorant ou voulant ignorer les fascismes historiques, on est vite qualifié de « fasciste ».
Dans cette vidéo la dernière phrase est intéressante qui fait dire à Grimaud, dix ans plus tard (pour le premier « anniversaire » des dix ans en 1978), que la différence entre l’époque et aujourd’hui est qu’en 1968 policiers et manifestants gardaient un certain respect mutuel alors qu’aujourd’hui il n’y aurait plus que de la haine. Cette phrase n’est ni juste (oublie-t-il le « CRS SS » de 68 ?) ni fausse, elle n’est simplement plus exprimée aujourd’hui dans des termes politiques qui, à l’époque, s’exprimaient souvent en termes de classes, directement quand la CGT-PCF accusait les gauchistes d’être des petits-bourgeois, indirectement quand il s’agissait d’invectives entre manifestants étudiants et policiers [14]. En 1968, au-delà des injures réciproques le rapport à la police (comme d’ailleurs à l’armée) était un rapport politique d’un pur classicisme révolutionnaire si l’on peut dire. Pour les plus léninistes il fallait infiltrer ces grands corps institutionnels et militaires de l’État, pour d’autres, et par exemple pour le Mouvement du 22 mars, il s’agissait d’intégrer l’hypothèse de la confrontation violente avec les forces de l’ordre (violente des deux côtés et même s’il s’agissait d’une violence asymétrique, elle était plutôt assumée) dans une perspective nouvelle de non-prise du pouvoir [15] et où toutes les institutions de la société étaient ou entraient en crise, que ce soit la Fédération protestante, la Fédération française de football, l’ORTF et donc, pourquoi pas, la police et les jeunes du contingent bouclés à double tour dans les casernes.
Si cette expression de l’antagonisme a pu avoir un certain contenu de vérité en 68, ce n’est plus le cas aujourd’hui comme on a pu le voir avec le mouvement des Gilets jaunes où existe d’emblée une proximité sociale des protagonistes, ce qui va motiver les tentatives des Gilets jaunes de rallier les forces de l’ordre à leur mouvement. Il a fallu des semaines de confrontation pour que cette tendance unilatérale à la fraternisation vienne buter sur le principe de réalité de forces de l’ordre restées insensibles à cet appel. Aujourd’hui, et nous en avons parlé dans un article du no 19 de Temps critiques (2018) à propos du cortège de tête (« Un 1er mai orphelin de sa cause »), le rapport à la police, n’est évidemment plus une dérivée du rapport de classes, mais pas non plus un rapport « révolutionnaire » à l’ancienne. Il est en quelque sorte un rapport émeutier qui tend à faire du moyen (l’affrontement) une fin en soi (un élargissement du bande contre bande des banlieues d’où la BAC a tiré une partie de son expérience d’intervention qui trouve son relais politique, comme après coup dans les théories et interprétations insurrectionnistes.
Toutefois, ce qui nous semblait clair il y a deux ans, quant à la pratique émeutière du cortège de tête et ses limites, a été quelque peu démenti par son élargissement et son changement de contenu dans le mouvement des Gilets jaunes. La question n’était donc pas de prendre la tête du cortège puisque les Gilets jaunes ne se concevaient pas comme une avant-garde, même de fait, mais comme l’ensemble du cortège en tant qu’ensemble du mouvement. C’est ensuite progressivement que des individus et groupes de l’ancien cortège de tête (les « antifas » par exemple), avec plus ou moins de bonne volonté, sont venus se fondre dans le cortège des Gilets jaunes [16] et non prendre sa tête.
Les Gilets jaunes ont eu du mal à comprendre que leur propre violence ne consistait pas tant dans le fait d’attaquer ou de résister physiquement à la police (ils n’étaient pas « équipés » et se voulaient « pacifiques »), mais à défier par leur seule présence, là où ils le voulaient, les codes de la manifestation de protestation ou de revendication classique. En conséquence de quoi, le mouvement n’a pas su assumer son propre niveau de violence et il a parfois et contradictoirement été tenté de recourir à une « utilisation » pragmatique des Black blocs comme pratique violente de substitution à laquelle une de ses franges venait se mêler comme au moment du pillage de certaines enseignes de luxe. Ce n’est que depuis que le mouvement des Gilets jaunes a été battu que certains Gilets jaunes « résilients » trouvent une place ou la gagnent au sein de ce qui ressemble à de nouveaux cortèges de tête au cours du mouvement des retraites ou encore plus récemment des « Marches pour la liberté » et contre l’article 24 du projet de loi sur la sécurité globale. Un cortège de tête dénoncé aussi bien par Jadot que par Mélenchon.
Pour cette Gauche, la répression de l’État par l’intermédiaire de ses forces de l’ordre, n’est jamais vue comme une riposte à l’action des mouvements et surtout à leur caractère subversif, mais comme un dysfonctionnement de la démocratie. Elle ne peut donc être perçue, évaluée, voire relativisée à l’aune d’un rapport de force qui n’est pas celui entre ordre et désordre, puisque les manifestations violentes des paysans de la FNSEA, ou celles des commerçants à l’époque du CID-Unati, sont la plupart du temps tolérées par l’État. En effet, le niveau de répression, comme le niveau de violence toléré est rapporté et réduit au rapport légalité/légitimité déterminé par l’ordre du pouvoir en fonction du danger réel que représente la contestation plus ou moins forte du pouvoir conçu comme « système ». Il est bien évident que les gros céréaliers et producteurs de lait qui vivent des subventions quantitativistes de la politique agricole commune, même quand ils exercent des violences sur le terrain, ne sont jamais confondus avec des ennemis du capital, puisqu’ils sont, volontairement ou malgré eux, des piliers du développement capitaliste.
La question, par exemple, de la proportionnalité, qui fait qu’on quitte l’analyse politique en termes de rapport de forces toujours latent et le plus souvent inégal, pour supposer un équilibre à trouver ou retrouver (déclaration de la manifestation ou non, respect du trajet initial ou non, marquage à la culotte des manifestants ou distancié, réelles sommations ou non, etc.), est une manifestation de cet équilibre démocratique et consensuel qui normalement, dans les pays pacifiés du cœur du capital, laisse les forces de l’ordre en lisière de la gestion « démocratique » de la question sociale quand celle-ci n’est justement plus une question. Les médias français, par exemple, vantent souvent la police de certains pays voisins comme si celle-ci était plus préventive et prévenante, mieux formée au dialogue, exerçant moins de manquements à la déontologie du corps, alors qu’elle est seulement à son point d’équilibre dans un rapport de force de plus basse intensité [17].
En fait l’encadrement strict des manifestations n’a pas grand-chose à voir avec la nature plus ou moins autoritaire d’un gouvernement — et ce n’est d’ailleurs pas un hasard que les étiquettes politiques passent et que cela ne change pas grand-chose —, puisqu’il s’agit de faire face à la même nouvelle situation qui, au moins dans des pays comme la France et l’Italie, ont vu leurs anciennes médiations, et particulièrement les médiations syndicales [18], perdre de leur importance sous les coups des restructurations industrielles et des nouvelles politiques étatiques et patronales rompant avec l’ancien mode de régulation des antagonismes sociaux. Une situation qui, pour la France, s’est radicalisée au moment de la lutte contre le projet de loi travail avec la quasi-disparition des services d’ordre syndicaux ; une disparition frappante quand on regarde ce qu’est devenu un SO de la CGT non seulement incapable de prendre ou plutôt de garder la tête des cortèges, mais aussi incapable de défendre « le camion » face aux provocations policières (le 5 janvier 2019 à Lyon, le 1er mai 2019 à Paris, pour ne citer que ces deux exemples). Cela dit, cela ne doit pas nous faire regretter la situation de l’époque stalinienne de 1947 jusqu’à la fin des années 70 pendant lequel tout écart à la norme syndicale faisait l’objet d’une sorte de lutte dans la lutte.
Passé-présent
Il est difficile de comparer les types de violence des forces de l’ordre dans le temps : avant 68 elles faisaient la différence entre manifestants et ennemis, ce qui fait que la plupart du temps (sauf février 34, collaboration, guerre d’Algérie et Charonne) on pouvait parler effectivement de gardiens de la paix [19] (les « hirondelles à vélo » avec leur pèlerine qui empêchait toute mobilité du haut du corps) à peine armés ou même pas et qui poussaient gentiment les manifestants dans leurs fourgons ; c’était aussi l’époque où le syndicat majoritaire autonome avait lien avec la gauche, etc. On en oublierait presque le fait que les CRS ont tiré sur et tué des mineurs en grève dans les années 50. Les forces de l’ordre tiraient donc à balles réelles quand il le fallait avant 68 et il est vrai que ce moyen n’a pas été utilisé en 68 et il ne l’a pas plus été contre les Gilets jaunes avec le développement des armes non létales. C’est la stratégie de dissuasion qui a changé privilégiant les tirs à distance d’aujourd’hui et l’intervention immédiate ou même préventive plutôt que le corps à corps différé des barricades d’hier dans un rapport de force qui paraissait moins déséquilibré. En effet, les CRS n’étaient pas encore des robocops, même si les coups de mousquetons des Gendarmes mobiles faisaient du dégât et les manifestants étaient quand même nettement plus équipés pour l’affrontement qu’aujourd’hui.
Les dysfonctionnements et provocations policières étaient donc moins nombreux parce que les ordres étaient plus clairs : les forces de l’ordre devaient rester groupées et éviter toute chasse à l’homme, ce qui ne les empêchait pas de taper sur tout ce qui était devant eux quand ils chargeaient. On n’aurait pas imaginé à l’époque ce à quoi on assiste aujourd’hui, à savoir une cohorte de douze CRS fendant une foule de manifestants, certes à moitié suffocants par la puissance des tirs des forces de l’ordre, pour en arrêter un qu’ils ont ciblé ou bien la BAC chargeant à quinze 200 ou 300 personnes pour la plupart démunies d’armes de défense et se sachant plus ou moins sous l’œil des caméras. Il n’empêche qu’à plusieurs reprises nous avons pu voir ces cohortes isolées prises de panique ou du moins insécurisées par le risque réel encouru quand elles se trouvaient imprudemment avancées et la nuit tombée dans des petites rues qu’elles ne connaissaient pas et sans dispositif mobile de soutien, sans fourgons pour embarquer les manifestants tabassés ou arrêtés (la guerre de position a ses limites). On ne peut conclure de cela ce qui relève de l’improvisation ou de l’incompétence des chefs ou des politiques ou d’une analyse fine du caractère globalement non violent de la plupart des manifestants. Pierre Joxe qui fut ministre de l’Intérieur puis de la Défense sous les deux présidences de Mitterrand le disait déjà dans un entretien pour Europe 1 en février 2017 : « dans leur ensemble, les bavures ne sont pas policières, ce sont des bavures de l’État, des bavures de commandement, d’organisation, de prévision et d’information » En fait, il attaquait l’abandon de la police commencé avec Sarkozy et poursuivi par Valls (baisse des effectifs, fin de la police de proximité, fin de la politique de formation, etc.).
Néanmoins, depuis les années 70 et l’époque Marcelin, les manifestants sont dans l’ensemble considérés comme des ennemis de l’État, à partir du moment où ils ne sont pas intégrés à une manifestation déclarée et organisée par des groupes ou syndicats de la gauche institutionnalisée ou par la FNSEA ou d’autres organisations syndicales. Les déclarations de Castaner pendant le mouvement des Gilets jaunes à partir de février ont été claires à ce propos. Et Lallement n’a pas été nommé par hasard ; il est exemplaire à sa façon, qui déclare à une sympathisante des Gilets jaunes : « Madame, nous ne sommes pas dans le même camp ». C’est-à-dire que l’ancien langage de classe est recyclé dans le langage schmittien ami/ennemi, l’ennemi devenant l’ennemi intérieur ce qui permet d’unifier la politique sécuritaire puisque, toute proportion gardée, Gilets jaunes, manifestants « ensauvagés », jeunes révoltés des « quartiers » et terroristes sont mis au même niveau, celui de « l’autre camp », même si ces différentes catégories n’appartiennent pas au même camp ou a fortiori à aucun camp. D’où la criminalisation/pénalisation des mouvements qui était auparavant réservée aux « extrémistes » politiques et possiblement l’extension de cette pénalisation à ceux qui entravent la répression (cf. l’article 24 du projet de loi de sécurité globale).
Malgré tout cela, la tolérance à la violence, d’où qu’elle provienne, semble en baisse générale, même si les Gilets jaunes ont eu une attitude ambivalente sur la question. Du côté du pouvoir, à part Darmanin qui s’est manqué sur son jeu de mots « Quand j’entends le mot violences policières, personnellement, je m’étouffe », on avait rarement vu un gouvernement et le même Darmanin se précipiter au chevet d’une victime de la violence policière en jugeant « choquantes » les images de la place de la République et « inqualifiables » celles du passage à tabac de Michel Zecler, alors qu’on aurait pu penser que le pouvoir politique exploiterait ses lointains antécédents judiciaires comme il a l’habitude de le faire dans ces cas là. Mais par ailleurs, les quelques violences offensives contre les policiers ne semblent guère plus appréciées, ce qui est cohérent avec des manifestations actuelles qui se situent globalement dans le cadre de la défense de la liberté de manifester et d’expression et non dans celui de l’insurrection ou d’une prise du pouvoir.
Temps critiques, le 20 décembre 2020