Les Gilets Jaunes ont 400 ans

Shakespeare, C.L.R. James et les ronds points

paru dans lundimatin#216, le 14 novembre 2019

On sait qu’offrir un livre, pour un anniversaire, c’est plutôt nul. Ça manque d’originalité, et d’ailleurs Papy a pensé exactement au même livre que moi, puis finalement il finira remballé et offert à quelqu’un d’autre ce bouquin, c’est tout. Mais parfois, il y a quelques lectures qui résonnent avec le présent – des livres qui, lorsqu’on les parcourt, nous émerveillent par leur capacité à parler de nous. Le Roi Lear, l’une des pièces du canon shakespearien, est aujourd’hui l’un de ces livres. Du moins, c’est ce qu’on peut défendre d’après la lecture qu’en fait C.L.R. James, marxiste noir passionné de sport, de théâtre, de littérature – et qui excelle à marier ses passions.

Shakespeare écrit à l’époque de la mise en place du capitalisme – celle des enclosures et de la dissolution des monastères.C’est une époque de fragmentation sociale et de conflit, qui culmine en Angleterre avec la première grande révolution victorieuse de l’Europe moderne – victorieuse au sens où la monarchie est abolie, même si c’est aussi au prix de la répressions de mouvements populaires comme les Niveleurs ou les Bêcheux. C’est une époque, donc, à travers laquelle nous pouvons nous penser. Mieux encore, si le capitalisme n’est pas seulement un certain type de système économique dont la mise en place est datable, mais aussi un processus continu d’accumulation, de marchandisation et de fracture de ce qui rend la société humaine, alors les évènements qui font la trame du Roi Lear sont, au sens fort, notre présent. Le mouvement des gilets jaunes, porteur de nos espoirs de justice réelle, en est le témoignage présent. Pensons en particulier aux Pauvres Tom, dont parle James à la fin de sa conférence. Je laisse le texte l’exposer ; il le fait en toute clarté, en suivant le fil de la pièce, qu’on peut comprendre ici même si on ne l’a jamais lue.Je voudrais simplement ajouter brièvement deux choses. La première, c’est que chercher des précédents aux mouvements populaires pour la justice et l’égalité tout au long de l’époque moderne n’est pas très difficile. Les paysans allemands d’Engels, les jacqueries et autres révoltes y sont légions. On pourrait même commencer par Spartacus, ou d’autres révoltes d’esclaves anciennes. Mais Shakespeare me semble important à réclamer pour nos luttes, parce qu’au contraire d’Engels ou de Spartacus, il n’est pas immédiatement associé à des mouvements révolutionnaires – c’est tout l’intérêt de l’analyse de James, et de sa publication aujourd’hui en français, que de créer cette association. La seconde chose que je voudrais préciser, c’est que la conclusion de James, si elle se concentre apparemment sur le pouvoir d’un seul, Edgar, n’est pas pour autant monarchique. James dit ailleurs que le grand art utilise des individus pour symboliser des mouvements historiques – Edgar, donc, est ici bien plus qu’un simple individu : il est ce mouvement qui refuse l’opposition entre les conservateurs (ici le monde féodal, la chevalerie) et les supposés progressistes (ici les filles de Lear, les sophistes, économistes, intendants…), pour faire émerger un front politique réellement émancipateur – ce qu’on appelle, au sens strict, démocratie, même si le mot est pour nous galvaudé. Et n’est-ce pas aussi ce qui a lieu, depuis un an, sur les ronds points piquetés de jaune dont nous fêtons le premier anniversaire ? (Précisons enfin qu’il s’agit d’une conférence, donnée par James à Montréal dans les années soixante. Je la traduis, à partir de l’édition anglaise : C.L.R. James, You don’t play with Revolution, AK Press, Oakland/Edinburg, 2009.)
Maximilien Raphaël

Je vous remercie, monsieur, pour cette brève introduction. Il est maintenant une heure moins le quart. Je dois m’occuper de l’ensemble de cette pièce et j’ai pensé que trois quarts d’heures seront le maximum que je peux faire, après quoi, il y aura du temps pour que vous posiez vos questions ou que vous puissiez dire ce que vous avez à dire et ce que vous pensez.

Selon moi, la pièce est le lieu dans lequel on peut saisir la conscience, non du Roi, mais de la pièce, et particulièrement celle du dramaturge. Je passerai donc les premières minutes – c’est-à-dire autant de temps que je peux – à considérer la pièce en tant que telle. Shakespeare écrivait des pièces de théâtre pour gagner de l’argent. S’il vivait aujourd’hui, il se retrouverait à Hollywood, j’en suis certain.

Deuxièmement : on se divise aujourd’hui sur la question de savoir en quoi consiste le style élisabéthain, l’idée élisabéthaine, et ainsi de suite. Je pense que c’est une impasse. Je pense que s’il était de retour, Shakespeare aimerait savoir ce que les gens qui vont voir ces pièces pensent, et il adapterait la pièce pour y correspondre, parce que c’est au public qu’il faut perpétuellement penser. La pièce n’a pas été écrite (je le dis sans volonté d’offenser) pour que des professeurs fassent un cours à son sujet. Bien des critiques sont très érudites, très perspicaces, mais restent essentiellement des critiques de gens qui écrivent sur des pièces, assis dans des bureaux. Ce n’est pas ainsi qu’écrivait Shakespeare. Il n’est pas illégitime de le faire, mais il ne faut pas que ce type d’analyse outrepasse sa mesure. M. Maxwell dit que Le Roi Lear est une pièce chrétienne sur un monde païen ; et que Shakespeare peut présupposer que son public aura un point de vue religieux différent de celui de chacun des personnages. Je n’en crois rien. Si quelqu’un choisit de le croire, cela ne me pose aucun problème. Mais je pense que ce type d’analyse ne conduit qu’à mécomprendre la pièce.

Ce qu’il faut se rappeler à propos de Shakespeare, de cette pièce (je mentionnerai une chose ou deux dans le cours de mon propos), c’est que, sur la scène élisabéthaine, lorsqu’un homme ou une femme apparaissait en représentant quelqu’un d’autre, le public l’acceptait comme cet autre. (Je présume que certains d’entre vous connaissent la pièce). Lorsque Edgar apparaît en Pauvre Tom, le public l’accepte complètement comme un vagabond. Puisqu’il en est ainsi, je pense que je vais me lancer et parcourir ce que je peux de la pièce, parce que je ne peux en parler que si nous la connaissons parfaitement en tant que pièce de théâtre. Je voulais d’abord que vous sachiez ce que nous n’allions pas faire.

Prenons la pièce. Le vieux Gloucester arrive et affirme que son fils Edmond, que voilà, est un garçon illégitime et qu’il « [a] pris beaucoup de plaisir à le fabriquer » [1]. En réalité, Gloucester est un vieillard repoussant et Shakespeare l’a indiqué dès la première scène. (C’est ce qu’il fait souvent assez tôt dans ses pièces). J’ignore ce qu’un public pris au hasard penserait de Gloucester et de ses plaisanteries sur le « plaisir » de « fabriquer » un fils, mais un public élisabéthain penserait que, même s’il s’est comporté ainsi, il n’y a vraiment aucune raison de s’en vanter. Ensuite Gloucester dit qu’Edmond est parti pendant neuf ans, et qu’il va le renvoyer à nouveau.

Gloucester n’est donc pas seulement licencieux, c’est aussi un vieil homme très cruel, dénué de sentiment. Et c’est une annonce de Lear. Lear arrive et demande à ses filles combien elles l’aiment. L’une répond qu’elle l’aime plus que ne le peuvent dire les mots ; une autre qu’elle ne saurait assez le dire. ’Je t’aime excessivement.’ Lear leur donne des propriétés, puis il se tourne vers Cordelia. Cordelia est un personnage très frappant. Elle dit qu’elle doit dire la vérité. (C’est une déclaration très britannique. Shakespeare est par-dessus tout un Anglais. Les Anglais sont très préoccupés de ce qui est bien et de ce qui est mal – toujours préoccupés par tout ça. C’est ce qui les conduit dans des pagailles politiques, parce que lorsqu’ils mènent des politiques frauduleuses, mais qu’ils doivent les présenter comme le bien, ils se trouvent dans un pétrin terrible [rires]).

Cette Cordelia est un personnage très anglais. Elle soutient qu’elle doit dire ce qui est bien, et non qu’elle l’aime plus que les autres. Alors Lear se conduit mal. Je lis ce qu’il dit :

LEAR
Mais ton coeur est-il dans ces paroles ?

CORDELIA
Oui, mon bon seigneur.

LEAR
Si jeune, et si peu tendre ?

CORDELIA
Si jeune, monseigneur, et si vraie.

LEAR.
But goes thy heart with this ?

CORDELIA.
Ay, my good lord.

LEAR.
So young, and so untender ?

CORDELIA.
So young, my lord, and true. [2]

Puis le vieillard montre quel vieux personnage misérable mauvais, malicieux et irascible, il est en réalité :

Soit, que ta vérité soit donc ta dot.
Car, par les rayons sacrés du soleil,
Les mystères d’Hécate, et la nuit,
Par toute l’influence de ces astres,
Qui nous font exister et cesser d’être,
J’abjure ici toute ma tendresse paternelle,
Toute parenté, tout lien de sang,
Et te tiens pour étrangère à mon coeur et à moi,
Dès à présent et à jamais.

Let it be so, thy truth then be thy dower.
For, by the sacred radiance of the sun,
The mysteries of Hecate, and the night,
By all the operation of the orbs
From whom we do exist and cease to be,
Here I disclaim all my paternal care,
Propinquity and property of blood,
And as a stranger to my heart and me
Hold thee from this for ever. [3]

Viennent ensuite des mots terribles :

Le Scythe barbare,
Ou celui qui fait de sa progéniture des mets
Pour assouvir son appétit, trouvera dans mon coeur
Autant d’affection, de pitié, et de réconfort,
Que toi naguère ma fille.

The barbarous Scythian,
Or he that makes his generation messes
To gorge his appetite, shall to my bosom
Be as well neighboured, pitied, and relieved,
As thou my sometime daughter.

Alors, j’accepte l’idée que quoi qu’il arrive à Lear par la suite, il l’aura mérité. Comme avec Gloucester au début, Shakespeare a voulu faire de ce bonhomme un personnage très répréhensible. C’est ainsi qu’il doit être joué. (J’ai remarqué récemment, en Angleterre, quelqu’un qui le joue un peu comme ça). Au lieu de cela ils s’emparent de Lear, ils le badigeonnent de tempête, et le voilà qui maudit les cieux. En fait, c’est un vieillard dégoûtant, irascible et cruel. Telle est la pièce que nous connaissons.

Puis vient Edmond, le fils de Gloucester. J’ai remarqué que M. Wilson Knight dit d’Edmond qu’il représente le passé. Je ne le crois pas du tout. Edmond représente le futur. Le régime qui s’effondrait était le vieux régime féodal, avec certaines normes, certaines idées, certaines manières d’être. Écoutez Edmond et voyez s’il appartient à l’époque suivante, qui est essentiellement celle de l’entreprise individuelle, ce que les Américains appellent « free entreprise » – prend ce que tu peux de la meilleure manière que tu peux, puis, lorsque tu l’as, te voilà installé :

EDMOND

Toi, Nature, tu es ma déesse : à ta loi
Sont voués mes services. Pour quelle raison devrais-je
Souffrir la peste de la coutume et permettre
Au droit vétilleux des nations de me dépouiller ?
Parce que j’ai quelque douze ou quatorze lunes
De moins qu’un frère ? Pourquoi bâtard ? Pourquoi vil ?
Quand mes proportions sont aussi bien agencées,
Mon esprit aussi noble, ma tournure aussi légitime,
Que la progéniture de l’honnête madame ? Pourquoi nous flétrissent-ils
De ce mot vil ? de vilenie ? de bâtardise ? Vil, vil ?

EDMUND

Thou, Nature, art my goddess ; to thy law
My services are bound. Wherefore should I
Stand in the plague of custom, and permit
The curiosity of nations to deprive me,
For that I am some twelve or fourteen moonshines
Lag of a brother ? Why bastard ?
Wherefore base ?
When my dimensions are as well compact,
My mind as generous, and my shape as true,
As honest madam’s issue ? Why brand they us
With base ? With baseness ? Bastardy ? Base, base ? [4]

Il faut imaginer que le public de Shakespeare s’amuse beaucoup. « Pourquoi nous flétrissent-ils de ce mot vil ? de vilenie ? De bâtardise ? Vil, vil ? » C’est dit par pur souci d’entraîner le public, et aussi parce qu’Edmond le pensait.

EDMOND

Celui qui dans le voluptueux larcin de la nature puise
Plus de vigueur et de sauvagerie
Qu’il n’en va, dans un lit morne, rance, fatigué,
A la procréation de toute une tribu de crétins […] ?

EDMUND

Who, in the lusty stealth of nature, take
More composition and fierce quality
Than doth, within a dull, stale, tired bed,
Go to th’creating a whole tribe of fops […] ?

Edmond est comparable à Gloucester, son père. Il est illégitime au regard de la loi, mais il est bien le fils du vieux Gloucester parce qu’il éructe à propos du fait que lorsque les gens vont au lit et passent un bon moment, les enfants sont meilleurs que lorsqu’ils se marient. Gloucester vient juste de leur dire que le garçon est illégitime mais qu’il « [a] pris beaucoup de plaisir à le fabriquer ». Je n’imagine pas que Shakespeare n’ait pas réfléchi à ces choses. S’il ne l’a pas fait, alors ou bien son esprit était très obscène, ou bien c’était un mauvais dramaturge. Il a placé ces éléments ici pour une raison, et il faut nous en souvenir. Gloucester, Lear, et même Edmond – il se passe quelque chose avec eux, même si Edmond est d’un genre nouveau. Gloucester n’est pas seulement licencieux, il n’est pas seulement cruel ; il est aussi très sensible, d’une curieuse manière, à ce qui se passe dans le monde autour de lui. Mettez vous à la place du public de Shakespeare et écoutez le vieux Gloucester raconter de quel genre de monde il s’agit. Rappelez-vous qu’ils étaient très superstitieux à cette époque :

Ces dernières éclipses de la lune et du soleil ne nous présagent rien de bon […]. L’amour refroidit, l’amitié tombe, les frères se divisent. Dans les cités, l’émeute ; dans les campagnes, la discorde ; dans les palais, la trahison ; et le lien est rompu entre le fils et le père […]. Nous avons vu le meilleur de notre vie. Machinations, duplicité, traîtrise, et tous les désordres destructeurs nous poursuivent et nous désarçonnent jusqu’à nos tombes.

These late eclipses in the sun and moon portend no good to us […]. Love cools, friendship falls off, brothers divide. In cities, mutinies ; in countries, discord ; in palaces, treason ; and the bond cracked ’twixt son and father […]. We have seen the best of our time. Machinations, hollowness, treachery, and all ruinous disorders follow us disquietly to our graves. [5]

Je m’occupe pas de ce qu’a voulu dire Shakespeare. Je m’occupe de ce qu’il dit, et il est clair que Shakespeare parle d’une époque de la société où les gens sentent que les idées et les principes fondamentaux de cette société se fissurent. Gloucester n’est pas le seul à l’affirmer ; Edmond le répète plus loin. Nous sommes donc immédiatement conduits à penser que quelque chose se passe et que le dramaturge parle d’une situation qui n’est pas bonne.

Je dois m’arrêter de temps en temps pour dire quelque chose. Supposons, comme nous le verrons plus tard, qu’un dramaturge américain des années 1930 ait écrit une pièce dans laquelle le président des États-Unis est devenu fou, qu’il est sorti de la Maison Blanche, et qu’il s’est mis à discuter avec l’un des vingt ou trente millions de chômeurs du pays. J’ignore si une telle pièce serait autorisée aux États-Unis, mais il serait évident que le dramaturge s’occuperait alors d’un problème sérieux. C’est ce qui se passe dans la pièce.

Je le dis tout de suite : Shakespeare est un homme très différent du genre d’homme que nous connaissons. On lui a demandé d’écrire une pièce pour une représentation privée devant le roi James, et non pour le Globe Theatre. C’est ce que je comprends. Il a écrit celle-ci, à propos d’un roi fou. En d’autres termes, il possédait des qualités dont on discute rarement, et c’est celles-ci que j’ai à l’esprit lorsque je dis qu’il nous faut examiner la pièce et voir ce qui s’y passe.

C’est maintenant Edmond qui s’exprime un peu et je voudrais que vous y pensiez comme le ferait un public du vingtième siècle :

Voilà bien la suprême imbécillité du monde : lorsque notre fortune est malade, souvent du fait des excès de notre propre conduite, nous accusons de nos déboires le soleil, la lune et les étoiles ; comme si nous étions scélérats par fatalité, sots par compulsion céleste, crapules, voleurs, et traîtres par ascendant astral ; ivrognes, menteurs et adultères par soumission forcée à l’influence des planètes ; et tout ce que nous faisons de mal, c’est par instigation divine.

This is the excellent foppery of the world, that, when we are sick in fortune, often the surfeits of our ownbehaviour, we make guilty of our disasters the sun, the moon, and the stars ; as if we were villains on necessity ; fools by heavenly compulsion ; knaves, thieves, and treachers by spherical predominance ; drunkards, liars, and adulterers by an enforced obedience of planetary influence ; and all that we are evil in, by a divine thrusting on. [6]

Je me demande si vous y voyez une quelconque signification ? Ce que Shakespeare dit, c’est que ’vous tous qui croyez à votre psychologie aujourd’hui, qu’un homme est ce qu’il est à cause de certaines humeurs et d’autres choses qu’il a…’.

Nous n’avons pas de quoi nous moquer d’eux. Aujourd’hui, particulièrement aux États-Unis, mais aussi partout ailleurs, un homme est ce qu’il est à cause de sa relation avec son père et sa mère. On en fourni de nombreuses analyses scientifiques. Nous appelons cela psychanalyse, l’analyse du comportement des gens. Shakespeare parle d’un certain type d’analyse prétendument scientifique du comportement humain et il exprime clairement qu’en ce qui le concerne, il n’y voit qu’un tas d’absurdités. Je ne peux pas dire ce qu’il penserait aujourd’hui de la psychanalyse. Mais il ne pourrait pas, d’aucune manière, rendre les gens irresponsables des éléments fondamentaux du comportement humain, il n’a jamais rien fait de tel.

Nous avons un autre personnage, Kent, qui discute avec Oswald. Kent, c’est l’homme qu’a renvoyé Lear parce qu’il a soutenu que ce dernier s’était mal comporté en chassant sa fille. Lear, le vieillard irascible et vicieux, lui crie : ’Va-t-en, et si je te revois ici dans les dix jours, tu seras exécuté’, ce qui, à nouveau, nous montre très clairement quel genre de personne est Lear et quel genre de personne Shakespeare met ici en scène. Je m’intéresse maintenant à Kent qui rencontre Oswald, un intendant [steward]. Un intendant est quelqu’un d’assez important dans la structure sociale élisabéthaine. Il administrait la grande maison des seigneurs et des dames et il était très agressif. C’est l’un de ceux qui ont aidé à construire la nouvelle société capitaliste, opposée à l’ancienne société féodale.

Kent rencontre Oswald et voici ce qu’il en dit :

[U]ne crapule, une canaille, un bâfreur de rogatons, une crapule infâme, orgueilleuse et frivole, un minable, qui n’a que trois costumes, cent livres et qui pue dans ses bas de laine ; un foie-blanc procédurier, un fils de pute, narcissique, un mielleux qui fait le délicat ; un esclave dont tout le bien tient dans un coffre ; un lascar prêt pour tout loyal service à faire le maquereau, et qui n’est rien qu’un concentré de crapule, de gueux, de lâche, de souteneur, et le fils et l’héritier d’une chienne bâtarde […].

A knave ; a rascal ; an eater of broken meats ; a base, proud, shallow, beggarly, three-suited, hundred-pound, filthy, worsted-stocking knave ; a lily-livered, action-taking, whoreson, glass-gazing, super-serviceable, finical rogue ; one trunk-inheriting slave ; one that wouldst be a bawd in way of good service, and art nothing but the composition of a knave, beggar, coward, pander, and the son and heir of a mongrel bitch […]. [7]

Pour quelle raison Kent l’insulte-t-il de cette façon ? Il n’y a à cela aucune raison dramatique essentielle, mais je crois que le public shakespearien l’aurait compris. Kent est un représentant type de l’ancienne époque féodale. Il donne de l’importance à Lear, comme il le dit plus tard, grâce à son autorité. Il dit, ’il y a quelque chose sur ton visage, j’aime l’autorité.’ C’est un membre de l’ancienne époque féodale. Et ce qu’il voit en Oswald, c’est que celui-ci est un membre de cette nouvelle classes de personnes de libre entreprise, alors il ne le supporte pas. Sans cela, il n’a aucune raison – parce que Oswald l’aurait rencontré ou bousculé ou quelque chose de ce genre – d’être aussi injurieux. (Est-ce que vous connaissez ce discours fameux de Burke dans lequel il parle de Marie-Antoinette ? « Mais l’âge de la chevalerie est passé. Celui des sophistes, celui des économistes et des calculateurs lui a succédé ; et la gloire de l’Europe est éteinte à jamais. » [8] Marx fait référence à la même chose.)

Il y a une distinction nette entre l’ancienne époque féodale et la nouvelle société capitaliste émergente, et il faut comprendre les paroles de Kent par ceci qu’il voyait en Oswald, un intendant, l’une des personnes de ce nouveau genre, et il n’aimait pas cela. Shakespeare n’a écrit ainsi que parce que le public savait de quoi il parlait. Ils connaissaient très bien les deux genres de personnes différentes qui existaient dans la société de l’époque, et cette déclaration de Kent contre Oswald devait provoquer une réponse très forte et très approbative dans le public.

Ensuite, les deux filles qui ont reçu leur propriété, Goneril et Regan, se débarrassent de Lear. Elles lui disent, ’Vieillard, tu te comportes mal.’ Et je suis à peu près sûr que d’après ce que dit Shakespeare, et d’après ce que disent Goneril et Regan, que ce vieillard s’est très mal conduit dans la maison de Goneril. Lui et ses gens se sont mal conduits et Goneril leur dit, ’Vous tripotez les servantes et vous agissez d’une manière très inappropriée.’ Lear s’en défend, mais je ne crois pas qu’il dise vrai parce que, lorsqu’il entre dans la maison, il commence par dire ’Je veux mon dîner.’ Le serviteur répond, ’J’ai été dispensé’, et Lear, ’Va chercher mon dîner immédiatement.’ Kent, déguisé, regarde Oswald et le renvoie, et Lear lui dit, ’Fort bien, tu travailleras pour moi.’ (Il faut noter qu’il est dans la maison de quelqu’un d’autre). Il dit, ’Fort bien, tu travailleras pour moi.’ En d’autres termes, il n’est pas seulement irascible et cruel ; il ne sait pas se tenir. Et Goneril et Regan, bien qu’elles réfléchissent à prendre le pouvoir dans le royaume, et bien qu’elles ne soient pas des gens que nous devrions considérer avec satisfaction ni plaisir, sont dans leur droit en faisant ce qu’elles commencent à faire. Si Lear a des ennuis, c’est uniquement de son fait ; autrement, à mon avis, bien des éléments de la pièce se trouvent dans celle à propos de laquelle écrivent les critiques, mais pas dans celle qu’a écrit Shakespeare.

Ensuite, Lear se retrouve sur la vaste lande. Les critiques, à ce moment, s’affolent sur ce qu’il raconte. J’ai été au Cambridge Theatre avec mon épouse cinq soirées de suite pour voir John Gielgud, que j’admire considérablement, et Peggy Aschcroft, que je n’admire pas du tout. Je les ai vus dans Le Roi Lear. Je voulais voir quelque chose. Je savais qu’ils avaient raté la pièce, et je savais où, et pourquoi. Je veux y passer un peu de temps.

Écoutez donc Lear, devenu fou :

Tremble, malheureux,
Qui porte en toi des crimes indivulgués,
Inflagellés par la justice. Cache-toi, main sanglante ;
Et toi, parjure, et toi qui simules la vertu
Mais qui es incestueux. Tremble à te briser, misérable,
Qui sous couvert d’une feinte droiture
A comploté contre la vie d’un homme. Forfaits étroitement reclos,
Cassez les murs qui vous dissimulent, et demandez
La grâce de ces terribles justiciers.

Tremble, thou wretch,
That hast within thee undivulgèd crimes
Unwhipped of justice. Hide thee, thou bloody hand,
Thou perjured, and thou simular of virtue
That art incestuous. Caitiff, to pieces shake,
That under covert and convenient seeming
Hast practised on man’s life. Close pent-up guilts,
Rive your concealing continents and cry
These dreadful summoners grace. [9]

Lear a été roi. Il a régné pendant à peu près cinquante ou soixante ans et ce qu’il dit, c’est que le genre de gens qui gouvernent dans cette société et ceux qui y vivent sont un tas de criminels, et que la tempête devrait les détruire. C’est la première chose qu’affirme Lear. En d’autres termes, c’est une mise en cause impitoyable de la société qu’il a gouvernée pendant cinquante ou soixante ans. Si l’on veut jouer cela, et qu’on ne se soucie que de ce qu’il fait contre la tempête (il est très difficile pour une large audience d’entendre la moindre voix sous une telle tempête), alors on manque entièrement la pièce.

Gielgud, je regrette de le dire, et Peggy Aschcroft, l’on complètement manquée. Gielgud hurlait contre la tempête là où, en réalité, Lear hurle contre la société. Un peu plus tard il dit ce qu’il pense de ce qui est arrivé aux pauvres de cette société. Il a déjà parlé de ceux qui sont riches et qui la contrôlent. Il commence maintenant à parler des pauvres :

Pauvres miséreux nus, où que vous soyez,
A souffrir d’être lapidés par cet orage impitoyable,
Comment vos têtes sans abri, vos flancs sans nourriture,
Vos haillons criblés de trous et de fenêtres, vous défendront-ils
Contre un temps pareil ?

Poor naked wretches, wheresoe’er you are,
That bide the pelting of this pitiless storm,
How shall your houseless heads and unfed sides,
Your looped and windowed raggedness, defend you
From seasons such as these ? [10]

Puis arrive une confession :

Oh ! Je me suis
Trop peu préoccupé de cela. Guéris-toi, faste,
Accepte d’éprouver ce qu’éprouvent les miséreux,
Afin de pouvoir accepter de répandre sur eux ton superflu,
Et de montrer les Cieux plus justes.

O, I have ta’en
Too little care of this ! Take physic, pomp ;
Expose thyself to feel what wretches feel,
That thou mayst shake the superflux to them
And show the heavens more just.

C’est une déclaration politique, s’il en est. Elle a peut-être d’autres aspects, psychologique par exemple, mais c’est une déclaration politique et quelqu’un qui joue ce rôle doit faire de ceci ce que c’est manifestement : une déclaration politique. Je n’interprète pas, c’est pourquoi je passe tant de temps à lire. Je dis ce qui est là et j’en tire des conclusions.

Dès qu’il en a fini avec tout cela, l’un des pauvres apparaît. Edgar, le fils de Gloucester qui a été banni, apparaît déguisé en Pauvre Tom. C’est la seule chose dont vous devez vous souvenir à propos du théâtre shakespearien, du théâtre élisabéthain : lorsque Edgar apparaît comme Pauvre Tom, le public l’accepte comme tel. Nous devons nous arrêter un peu là-dessus et je vous conseille de lire les Chroniques d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande de Hollingshed.

Les Pauvres Tom étaient une partie très importante de l’Angleterre. Après la dissolution des monastères, des dizaines de milliers d’entre eux se sont retrouvés dans les campagnes à vivre comme ils pouvaient, et ils y erraient, en vagabonds. C’étaient les chômeurs, et ils étaient une caractéristique importante de la société élisabéthaine. On en trouve des références partout. Shakespeare en met un sur la scène. Juste après que Lear a dit ce qu’il a dit à propos des pauvres, cinq ou six vers plus tard, l’un d’eux apparaît réellement. (Si vous jouez cette pièce et que ce n’est pas clair pour le public, ce qui n’était pas le cas… Je les ai vus cinq soirées de suite, et je ne crois pas qu’ils l’aient fait quand je n’y étais pas. Ce n’était pas clair du tout. Gielgud était occupé à utiliser sa voix magnifique contre une fausse tempête, et ainsi de suite, et ce véritable conflit social, qui est là parce que Shakespeare l’y a mis, n’a pas été mis en valeur). Tom déclare :

Qui donne quelque chose à Pauvre Tom ? Que le noir démon a mené à travers le feu et la flamme, à travers les gués et les tourbillons, par les marécages et les bourbiers, qui a glissé des couteaux sous son oreiller, une corde pour se pendre dans le vide, et mis de la mort-aux-rats dans sa soupe, et qui l’a rendu orgueilleux de coeur et l’a fait chevaucher un cheval bai par des ponts de quatre pouces, pour qu’il poursuive son ombre qu’il a prise pour un traître.

Who gives anything to poor Tom ? Whom the foul fiend hath led through fire and through flame, through ford and whirlpool, o’er bog and quagmire ; that hath laid knives under his pillow and halters in his pew, set ratsbane by his porridge, made him proud of heart, to ride on a bay trotting horse over four-inched bridges, to course his own shadow for a traitor. [11]

Pauvre Tom dit, ’Voici ce qui nous arrive, donne au Pauvre Tom, que torture un ignoble démon, donne-lui la charité.’ Lear, d’un côté, dénonce la société ; Pauvre Tom énonce aussi sa part. Puis on lui demande, ’comment es-tu devenu vagabond ?’ ; parce que n’importe quel homme incapable d’avoir une position dans cette société devenait un vagabond de campagne [agricultural vagrant]. Edgar mentionne quelque chose que, j’en suis sûr, le public élisabéthain a senti :

Un chevalier servant, fier de coeur et d’esprit, je frisais mes cheveux, portais des gants à mon chapeau ; servais la luxure de ma maîtresse, et faisais l’acte des ténèbres avec elle ; je jurais autant de serments que je proférais de mots, et les rompais à la douce face du Ciel. Je m’endormais en imaginant des paillardises et me réveillais pour les accomplir. J’aimais chèrement le vin et les dés ; et pour ce qui est des femmes, j’avais plus de maîtresses que le grand Turc. Coeur fourbe, oreille crédule, main sanguinaire ; pourceau pour la paresse, renard pour la ruse, loup pour la voracité, chien pour la rage, lion pour le carnage.

A servingman, proud in heart and mind ; that curled my hair, wore gloves in my cap ; served the lust of my mistress’ heart, and did the act of darkness with her ; swore as many oaths as I spake words, and broke them in the sweet face of heaven. One that slept in the contriving of lust, and waked to do it. Wine loved I deeply, dice dearly ; and in woman out-paramoured the Turk. False of heart, light of ear, bloody of hand ; hog in sloth, fox in stealth, wolf in greediness, dog in madness, lion in prey. [12]

Ceci, si vous me permettez, est une déclaration politique – la description d’un genre de personne que le public élisabéthain comprend très bien. Le vagabond de campagne, et l’intendant. C’est le genre de personnes que Kent haïssait tant. (Si vous lisez un peu avant la fin de L’Histoire de la rébellion, de Clarendon, vous trouverez quelques pages sur le rôle qu’ont joué les intendants dans l’éclatement de la société sous Charles I et Charles II et dans la création d’une société moderne). C’est là que vous verrez ce dont parle Shakespeare.

Ainsi, il me paraît très clair – au vu de la manière dont Kent a parlé d’Oswald, et maintenant de celle dont Edgar parle des intendants – que Shakespeare avait à l’esprit un certain type de personne que le public comprenait. Je pourrais vous parler de certains genres de personnes aux Caraïbes [West Indies] sur lesquels on pouvait écrire, et tout le monde comprenait ce que vous vouliez dire. Il n’y avait aucun problème. On retrouverait la même chose dans d’autres pièces pour d’autres pays. Peut-être que si un Canadien écrivait une pièce dans laquelle il serait question de certains types canadiens, il n’aurait pas à préciser qu’ils viennent de Vancouver ou de Toronto, et le public comprendrait ce dont il est question. Je pense que le public shakespearien comprenait que Shakespeare avait en tête un certain type.

Vient ensuite ce qui est pour moi la deuxième expression la plus importante de la pièce. On demande à Tom, ’Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu fais ? Comment fais-tu pour continuer ?’ Et Tom met en cause la société élisabéthaine du point de vue du vagabond de campagne. Je ne comprends pas qu’on puisse lire cela et écrire ce qu’on écrit sur cette pièce. Lorsqu’il lui demande, ’qui es-tu ?’, il répond :

Pauvre Tom, qui mange la grenouille nageuse, le crapaud, le têtard, le lézard de muraille et le lézard d’eau ; qui dans sa fureur, quand le noir démon fait rage, mange la bouse de vache en guise de salade, avale le vieux rat et le chien crevé, boit le blanc manteau des marais stagnants ; qui se voit fouetté dans chaque paroisse, et mis aux ceps, châtié et emprisonné […].

Poor Tom, that eats the swimming frog, the toad, the todpole, the wall-newt and the water ; that in the fury of his heart, when the foul fiend rages, eats cow-dung for sallets, swallows the old rat and the ditch-dog, drinks the green mantle of the standing pool ; who is whipped from tithing to tithing, and stock-punished, and imprisoned […]. [13]

Vous entendez cela ? Je connais des gens qui l’ont lu et qui ont écrit dessus et qui ne l’ont pas entendu. C’est une mise en cause de la société qui a suivi la dissolution des monarchies ; elle dit, ’Voilà comment nous vivons. Voilà comment nous continuons. C’est de ce genre de choses que nous souffrons. Et, il n’y a pas que vous là-haut, il y a les intendants, et parfois il y a aussi les vagabonds des campagnes.’ Je vois tout cela très clairement dans la pièce et je dois y insister parce que je rencontre très peu de gens qui me paraissent l’avoir vu. Mes yeux ne sont pas très bons, mais je crois pas qu’ils voient ce qui n’est pas dans la pièce. Je ne le pense pas.

Vient ensuite une scène stupéfiante. Je vais seulement vous la décrire. Lear est sur la lande. Goneril et Regan sont les monarques régnantes du pays, dans l’Angleterre du dix-septième siècle. Il ne faut pas l’oublier. Pauvre Tom est là, et le garçon à demi-fou, le Fou, sur lequel les critiques se sont merveilleusement répandus. Ils sont tous deux présents et Lear aussi est fou. Il leur dit, ’Goneril et Regan, mes deux filles, se sont mal comportées. Je vais vous nommer à une commission et vous, vous allez les juger toutes les deux.’ Il les place en hauteur quelque part, sur une boîte ou autre chose, et dit, ’Jugez-les.’ Évidemment on ne met pas, surtout au dix-septième siècle, un fou et un travailleur agricole à l’essai pour être roi ou reine du pays. On ne le fait pas, et surtout pas en Angleterre. On ne le fait pas même aujourd’hui. Ces deux personnes, le travailleur agricole et le Fou (il est à demi fou), sont mis par Lear dans la situation de juger Goneril et Regan à propos d’un comportement immoral, c’est-à-dire dans une situation qui ne convient pas aux positions qu’ils occupent dans le pays.

Je veux dire deux choses de cette scène : d’abord, nous avons aujourd’hui deux éditions de la pièce (peut-être plus, mais j’en connais deux), et dans la seconde, cette scène est supprimée. J’imagine assez bien le Lord Chambellan de la cour dire, ’M. Shakespeare, c’est une très bonne scène, mais je ne pense pas que nous la jouerons devant sa majesté’, parce que c’est quelque chose de très sérieux de leur part de juger un monarque. C’est la première chose. Voici la seconde : c’est une scène dans une pièce de 1606. Regardez l’histoire du monde de 1606 à 1967 et, de façon répétée, année après année, on voit des gens représentant les Pauvres Tom d’un pays qui se trouvent régulièrement en position de juger des monarques pour leur comportement insatisfaisant. Shakespeare semble avoir emmené son imagination au-delà. J’ignore ce qu’il a vu, mais je sais ce qu’il a écrit et je sais qu’il y a des gens qui ont vu la pièce et qui vivaient lorsque des Pauvres Tom et d’autres gens ont jugé Charles I et l’ont tué. Les deux personnages de la pièce n’ont pas été en mesure de le faire, mais Lear leur a dit, ’Asseyez-vous là-haut et jugez ces deux-là.’ Puis il a perdu la tête. C’est une scène remarquable, qui nous importe beaucoup à nous qui vivons aujourd’hui.

Je continue plus rapidement. (J’espère que certains d’entre vous connaissent la pièce, et que ceux qui ne la connaissent pas peuvent s’en contenter de cette manière, car je n’en aurai pas pour plus d’un quart d’heure). Je voudrais attirer votre attention sur le rôle du paysan dans cette pièce. Cornwall met la main sur Gloucester, qui aide Lear à s’échapper, et on lui crèvent les yeux. Ils sont très cruels. Ils cherchent à prendre le pouvoir et les deux femmes, Goneril et Regan, cherchent à mettre la main sur l’homme qu’elles recherchent. Elles le veulent, et elles l’auront, peu importe les circonstances. Mais ils vont crever les yeux de Gloucester et le premier serviteur, qui, comme on le verra plus tard, est serviteur dans une maison féodale, utilise des mots particuliers.

Je dois ici vous demander de vous souvenir des pièces de Shakespeare dans le passé. Shakespeare était un grand dramaturge, mais il utilisait la poésie et la langue anglaise pour produire ses meilleurs effets. Vous vous rappelez, lorsque Macbeth est au milieu de son chaos, de ces superbes vers :

Demain, et puis demain, et puis demain,
Se glisse à petits pas de jour en jour,
Jusqu’à l’ultime syllabe du registre du temps

Tomorrow, and tomorrow, and tomorrow,
Creeps in this petty pace from day today
To the last syllable of recorded time [14]

Lorsque Lady Macbeth va mal, Macbeth dit :

Duncan est dans sa tombe.
Après les convulsions fiévreuses de la vie, il dort bien,
La trahison a épuisé son œuvre : ni l’acier, ni le poison,
Ni la malignité des siens, ni les armées étrangères, plus rien
Ne peut l’atteindre.

Duncan is in his grave ;
After life’s fitful fever he sleeps well.
Treason has done his worst ; nor steel, nor poison,
Malice domestic, foreign levy, nothing,
Can touch him further. [15]

Ce qu’il est en train de dire, c’est ’Je l’ai tué, je suis devenu le roi, et je suis au milieu d’un terrible chaos. Lui au moins est en sécurité.’ Encore et encore, on l’entend dans le son même des mots. Cela signifie que Shakespeare y fait attention.

Ils s’apprêtent à crever les yeux de Gloucester et son serviteur dit (vous devez entendre les mots et savoir comment ils seront prononcés) :

Retenez votre main, mon seigneur !
Je vous sers depuis mon enfance,
Mais ne vous ai jamais rendu meilleur service
Que maintenant en vous ordonnant d’arrêter.

Hold your hand, my lord !
I have served you ever since I was a child ;
But better service have I never done you
Than now to bid you hold. [16]

Si l’on connaît bien la langue shakespearienne, on saura que quelque chose se passe ici. Ce n’est pas le seul endroit. Il y a deux ou trois endroits dans lesquels le rôle du paysan dans la crise de la société est rendu très fort et très clair par la langue que Shakespeare leur donne. Ils ne sont pas des personnages dans la pièce, mais il a insisté pour qu’ils jouent un rôle important. Sans quoi il ne leur aurait pas donné ces répliques. Il les réserve pour des occasions spéciales et il va de soi que l’intervention du paysan dans cette pièce est pour lui, de façon répétée, une occasion très spéciale. (Si, au moment des questions, vous en voulez plus de preuves, je vous les donnerai, mais maintenant je dois accélérer).

J’en viens maintenant à Lear. Il devient fou et il commence à parler comme un fou (Shakespeare est très malin ; il dit, ’Oh, je ne pense pas positivement tout cela ; c’est un fou, et c’est la raison pour laquelle il les dit.’) Il dit que punir un homme pour adultère – c’est absurde, puisque les oiseaux font de multiples adultères, la petite mouche dorée le fait sous mes yeux… il est pour l’homme naturel d’être adultère. Et il dit des femmes :

Jusqu’à la ceinture, c’est le règne des dieux ;
Le bas est tout entier au diable.
Là, c’est enfer, et ténèbres et gouffre sulfureux ;
brûlure, feu, puanteur, consomption.

But to the girdle do the gods inherit,
Beneath is all the fiend’s
There’s hell, there’s darkness, there is the sulphurous pit ;
burning, scalding, stench, consumption. [17]

Shakespeare affirme que l’instinct sexuel est la force motrice des hommes et des femmes. Il aurait pu discuter fructueusement avec Freud.

Voyons sa discussion avec Marx. Je veux vous donner un autre exemple qui montrera à quel point il était avancé. Lear dit, ’Tu ne vois rien, Gloucester, tu es aveugle ?’ :

[R]egarde avec tes oreilles. Vois comme ce juge là-bas réprimande ce pauvre bougre de voleur. Écoute, que je te dise à l’oreille : change-les de place et, passez muscade, qui est le voleur, qui est le juge ?

Look with thine ears. See how yond justice rails upon yond simple thief. Hark in thine ear : change places and, handy-dandy, which is the justice, which is the thief ? [18]

Il dit qu’il y a un magistrat qui maltraite un pauvre prisonnier. Il dit, ’Change les places, met le prisonnier là-haut et abaisse le magistrat au banc des accusés, « et, passez muscade », on sait plus « qui est le voleur, qui est le juge »’. C’est une affirmation tout à fait révolutionnaire, et manifestement Shakespeare a certaines idées. Il va même plus loin :

Robes et manteaux fourrés cachent tout.
Cuirasse d’or le péché,
Et le glaive puissant de la justice s’y brise sans blesser ;
Harnache-le de haillons, le brin depaille d’un Pygmée le perce.

Robes and furred gowns hide all.
Plate sin with gold,
And the strong lance of justice hurtless breaks ;
Arm it in rags, a pygmy’s straw doespierce it.

Ensuite, arrive ce que je crois être la plus grande réplique de Shakespeare que je connaisse :

Personne n’est coupable, dis-je, personne !

None does offend, none – I saynone !

Shakespeare affirme qu’un homme se trouve dans la situation qui est la sienne et fait ce qu’il fait à cause de sa position sociale. Le juge parle de cet homme, le prisonnier, parce que c’est un juge. Que celui-là monte là-haut et il parlera comme un juge, et le juge devra se comporter comme lui. Shakespeare va plus loin. Il dit, ’Vous voyez ici ce policier, qui tabasse cette fille parce qu’elle se prostitue. Ce qu’il veut vraiment,’ dit Shakespeare, ’c’est coucher avec elle, mais c’est un homme d’autorité, il doit la tabasser, il va continuer à le faire.’ Et il ajoute :

LEAR
Tu as vu un chien de ferme aboyer aux trousses d’un mendiant ?

GLOUCESTER
Oui, Sire.

LEAR
[…] Eh bien tu as vu là la grande image de l’autorité.

LEAR
Thou hast seen a farmer’s dog bark at a beggar ?

GLOUCESTER.
Ay, sir.

LEAR.
[…] There thou mightst behold the great image of authority. [19]

Il dit que c’est l’image de l’autorité. Mettez le chien à la place de l’homme, et l’homme à celle du chien, et vous remarquerez un changement absolu. C’est un passage formidable, et je pense qu’il pourrait avoir eu là-dessus beaucoup de grandes conversations avec Marx à propos de la situation, de la situation sociale et économique, et du rôle qu’elle joue dans la formation du caractère. Et avec Freud, il aurait pu discuter de la puissance de l’instinct sexuel chez les gens. C’est ce qu’il fait dire à Lear le vieux fou.

Lear a été aidé par Edgar, qui a fait le serviteur, puis Shakespeare nous montre ce en quoi sa pièce va consister. Edgar était quelqu’un d’éduqué, mais il a dû fuir et c’est devenu un vagabond de campagne. Il a parlé comme il l’a fait au nom des vagabonds de campagne sur la lande. J’insiste sur le fait que si l’on manque cet aspect, et si les acteurs ne montrent pas que ce sont deux systèmes sociaux que Shakespeare a violemment mis en conflit l’un contre l’autre, alors cette scène est manquée comme je l’ai vue manquée cinq fois de suite au Cambridge Circus, avec un excellent acteur.

Gloucester est désormais aveugle et il demande à Edgar, son fils qui prétend être un vagabond de campagne, « Qui êtes-vous ? » Edgar répond :

Un bien pauvre homme, rompu aux coups de la Fortune,
Qui, à l’épreuve des poignantschagrins qu’il a connus,
S’est ouvert à la douce pitié.

A most poor man, made tame to fortune’s blows,
Who, by the art of known and feeling sorrows,
Am pregnant to good pity. [20]

Il ne dirait pas « douce pitié » aujourd’hui. On utilise plus volontiers aujourd’hui le mot de compassion. Shakespeare fait d’Edgar un vagabond de campagne, qui se bat au nom du vagabondage, défie Lear et les autres, et affirme que c’est le genre de vie que nous menons. Puis, lorsqu’ils lui demandent, ’Qui es-tu vraiment ?’, il répond, ’Je suis un homme, j’ai souffert dans le monde et, ayant été victime de douleurs et de misères, je me suis rempli de compassion.’ C’est l’homme qui est destiné à gouverner l’État.

J’en conclus que Goneril ne convenait pas, que Regan ne convenait pas, ni Edmond, que le vieux Lear s’est rendu fou, mais que la personne qui devait prendre le pouvoir d’État dans le chaos au sein duquel celui-ci se trouvait, et qui vous donne l’idée qu’il saura gérer la question, c’est Edgar. Shakespeare a fait dire à Edgar lui-même ce qu’il est à ce stade, après tout ce qu’il a traversé.

A la fin de la pièce, Lear meurt et Edgar prend les choses en main. Les critiques s’affolent au sujet de Lear. Il dit que Cordelia meurt et ajoute à son propos des choses merveilleuses. Mais Edgar répond :

Au chagrin de ce triste jour nousdevons obéir,
Dire ce que nous sentons, non ce quenous devrions dire.

The weight of this sad time we mustobey,
Speak what we feel, not what weought to say. [21]

Si vous disiez aujourd’hui à un meneur politique qu’il doit dire ce qu’il pense de la situation, et non ce qu’il devrait en dire, il vous mettrait en prison ou tenterait de vous expulser.

Au chagrin de ce triste jour nousdevons obéir,
Dire ce que nous sentons, non ce que nous devrions dire.
Le plus vieux a souffert le plus ;nous, les cadets,
Nous n’en verrons jamais tant, ni nevivrons autant d’années.

The weight of this sad time we must obey,
Speak what we feel, not what we ought to say.
The oldest hath borne most ; we that are young
Shall never see so much, nor live solong.

Voilà la pièce que j’ai vue. Je suis sûr que je n’ai pas parlé de bien des choses que j’aurais dû vous dire, mais si je vous les avais dites, je ne vous aurais pas dit ce que je vous ai dit. C’est difficile à faire en si peu de temps. Mais il est une heure et demi et j’ai parcouru l’entièreté de la pièce en trois quarts d’heure. J’ai dit clairement ce que j’en pensais, comment il faut l’aborder, et je ne vois pas de critiques ni personne d’autre qui l’abordent ainsi. Certains disent que Shakespeare se souciait excessivement de sa société. Il a réuni Cordelia et Lear et c’est très beau. Ils ont versé des larmes de beauté sur la réunion de Cordelia et Lear pour ne pas faire de la pièce une critique de la société moderne.

La pièce est une critique de la société élisabéthaine, de la société qui était et de celle qui allait être. Mais Shakespeare n’a pas seulement critiqué. Il a mis en avant quelqu’un. Il a mis en avant Edgar, qui est aujourd’hui l’un des personnages shakespeariens les plus importants, il lui a donné l’entraînement et la discipline, et c’est Edgar lui-même qui nous dit à quel point il est capable de s’occuper d’un pays en ruine, qui sera encore en difficulté dans les années à venir. Voici la pièce, telle que je l’ai vue, telle que je voudrais que vous y pensiez. Le reste relève maintenant de vous.

Je vous remercie beaucoup.

[1[N.d.T.] Shakespeare, Le Roi Lear, acte I, scène 1 (op. cit. (note 1), p7). L’anglais dit : « there was some good sport at his making […]. »

[2[N.d.T.] Ibid., acte I, scène 1, vers 103-5 (op. cit. (note 1), p13).

[3[N.d.T.] Ibid., acte I, scène 1, vers 109-17 (op. cit. (note 1), p15). La citation suivante est la suite immédiate de la réplique de Lear, vers 117-21.

[4[N.d.T.] Ibid., acte I, scène 2, vers 1-10 (op. cit. (note 1), p31). La citation suivante est la suite immédiate de la réplique d’Edmond, vers 11-4.

[5[N.d.T.] Ibid., acte I, scène 2 (op. cit. (note 1), p39).

[6[N.d.T.] Ibid., acte I, scène 2 (op. cit. (note 1), p39).

[7[N.d.T.] Ibid., acte II, scène 2 (op. cit. (note 1), p95).

[8[N.d.T.] Edmund Burke, Réflexions sur la révolution en France, 1790 (trad. fr. P. Andler, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p79).

[9[N.d.T.] Shakespeare, Le Roi Lear, acte III, scène 2, vers 51-9 (op. cit. (note 1), p145-7).

[10[N.d.T.] Ibid., acte III, scène 4, vers 28-32 (op. cit. (note 1), p153). La citation suivante est la suite immédiate de la réplique de Lear, vers 32-7.

[11[NdT.] Ibid., acte III, scène 4 (op. cit. (note 1), p155).

[12[NdT.] Ibid., acte III, scène 4 (op. cit. (note 1), p157-9).

[13[NdT.] Ibid., acte III, scène 4 (op. cit. (note 1), p161).

[14[NdT.] Shakespeare, Macbeth, acte V, scène 5, vers 19-21 (trad. fr. J.M. Déprats, Oeuvres complètes, II, Paris, Gallimard, 2002, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p483).

[15[NdT.] Shakespeare, Macbeth, acte III, scène 2, vers 22-6 (trad. fr. J.M. Déprats, Oeuvres complètes, II, Paris, Gallimard, 2002, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p391).

[16[NdT.] Shakespeare, Le Roi Lear, acte III, scène 7, vers 71-5 (op. cit. (note 1), p187).

[17[NdT.] Ibid., acte IV, scène 6, vers 125-8 (op. cit. (note 1), p231).

[18[NdT.] Ibid., acte IV, scène 6 (op. cit. (note 1), p233). Les deux citations suivantes proviennent de la prochaine réplique de Lear, vers 163-6.

[19[NdT.] Ibid., acte IV, scène 6 (op. cit. (note 1), p233).

[20[NdT.] Ibid., acte IV, scène 6, vers 218-20 (op. cit. (note 1), p239).

[21[NdT.] Ibid., acte V, scène 3, vers 298-9 (op. cit. (note 1), p297). La citation suivante est la réplique entière d’Edgar, qui conclut la pièce (vers 298-301).

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