Le théâtre est-il soluble dans l’écran d’un smartphone ?

Thibaud Croisy

paru dans lundimatin#166, le 21 novembre 2018

C’est la prochaine question culturelle qui nous attend. Et donc aussi le prochain business. Faut-il interdire l’utilisation du smartphone dans les lieux culturels ? Faut-il considérer qu’à partir du moment où les gens décident de se faire spectateurs, ils doivent l’être jusqu’au bout et que le téléphone est devenu une prothèse trop envahissante qui remet en cause l’exercice même du regard et le rapport « naturel » aux œuvres ? À partir du moment où l’on reçoit une notification toutes les cinq minutes, un texto tous les quarts d’heure et un mail toutes les demi-heures, on est effectivement en droit de se poser la question.

[Illustrations : « The Perfect Beach », Aram Bartholl, Thailand Biennale 2018]

Cette histoire de culture et de technologie a commencé il y a quelques années, avec l’apparition de ces nuées d’écrans lumineux qui sont venus perturber le noir des salles de cinéma, nous tirer de nos rêveries et nous ramener d’un seul coup à la réalité la plus basse. Est ensuite arrivé un autre phénomène qui a consisté à user de son téléphone pour photographier à peu près tout et n’importe quoi (et souvent n’importe comment). C’est le réflexe de celui qui ne peut s’empêcher de photographier le décor d’une pièce de théâtre ou le générique d’un film pour l’« instagramer » aussitôt, le couvrir de hashtags et crier « j’y suis ! ». C’est aussi ce que font ces visiteurs qui découvrent des expositions à travers l’écran de leur téléphone et qui mitraillent le premier tableau venu, quand ils ne posent pas directement devant lui pour s’immortaliser dans un inoubliable selfie. Faut-il y voir la fin de l’expérience contemplative ? Peut-être. Se fondre dans une vision, s’abandonner à un médium, s’abstraire du quotidien semble désormais empêché par une nouvelle pulsion technologique que presque tout le monde a intégrée. Regarder une œuvre devient alors un enjeu complètement accessoire puisque l’œil du « spectateur » n’oscille plus qu’entre la quadrature d’un écran et le retour image qu’il peut avoir de lui. Sublime va-et-vient [1].

J’avais découvert les prémisses de cet étrange ballet à Lisbonne, il y a une bonne quinzaine d’années, au centre océanographique du Parc des nations. Pour la première fois de ma vie, j’avais vu des touristes visiter un aquarium sans jamais décoller l’œil de leur caméra, parce qu’ils filmaient tout. Ils avaient fait le choix de ne plus voir que des images du réel, ce que j’interprétais aussi comme une stratégie radicale pour s’en prémunir. Peut-être que les requins-marteau, les poulpes géants et les poissons-lune formaient pour eux une réalité si choquante qu’ils ne pouvaient pas faire autrement que de les tenir à distance derrière les filtres rassurants de leurs moniteurs vidéo. Cela m’avait littéralement fasciné. Sauf qu’à l’époque, cette pratique restait minoritaire parce qu’une caméra coûtait chère, elle était encore encombrante et elle posait quelques problèmes de batterie et de rechargement. Depuis, le smartphone a changé la donne et ce que j’avais vu entre les murs de l’oceanarium s’est généralisé à l’échelle du monde. Il est désormais très courant d’admirer un tableau en face duquel il n’y a plus un seul regardeur mais uniquement des gens qui le shootent. Cette pratique marque la résurgence inattendue de médiums qu’on croyait dépassés (le téléphone et la photographie), ce qui n’est pas si étonnant car à partir du moment où on organise la dégradation d’un médium, on lui permet aussi de devenir viral (c’est peut-être pour cette raison que le théâtre ne l’est jamais vraiment devenu car il est moins facilement dégradable que la photographie, ou en tout cas pas dans les mêmes proportions).

Lorsque ce phénomène de capture a lieu devant une peinture, une sculpture ou un film, cela ne regarde jamais que les spectateurs eux-mêmes. Après tout, libres à eux de se pourrir leur propre réception. C’est leur droit le plus fondamental. Les tableaux, eux, n’en ont pas grand-chose à cirer. Ils se tiennent là, stoïques, et peut-être même qu’ils se marrent au fond, devant la vanité de cet immense délire. Pourtant, dans le cas de l’art vivant, l’art polémique par excellence, la question se pose en de tout autres termes. Là, le smartphone est un acteur qui s’immisce entre la scène et la salle, offre la possibilité inédite de capter une matière qui était jusqu’ici vouée à la disparition et dont on pouvait être sûr qu’elle ne laisserait aucune trace. À présent, l’enregistrement intégral de spectacles ou de concerts par des spectateurs, suivi de leur mise en ligne, reconfigure le rapport et soulève des questions aussi bien esthétiques que de propriété intellectuelle. Surtout, le téléphone n’indispose plus seulement le public mais l’artiste qui est sur scène, l’interprète qui est en train de travailler et qui essaye de faire advenir un rêve par son jeu, sa danse, sa concentration et sa mise à nu, réelle ou symbolique. C’est vrai qu’il a souvent appris à jouer coûte que coûte, en dépit de tout ce qui pouvait le parasiter, mais à partir du moment où c’est le public lui-même qui le photographie, le filme, le diffuse et contrevient à l’éphémérité de l’art vivant, on peut comprendre son trouble. Paradoxe de notre temps : en plus d’être contrôlé par des tutelles, des producteurs et des journalistes, l’artiste est désormais surveillé par le public lui-même.

Florence Foresti, elle, a tranché dans le vif puisqu’elle a décidé d’interdire purement et simplement les smartphones de son prochain spectacle. Elle est la première artiste française à le faire. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette initiative émane d’une actrice de one-woman-show, une forme à la fois ténue et médiatique qui repose sur la relation particulière qu’un interprète crée avec le public. Elle justifie sa décision par le désir d’« éviter les enregistrements pirates et [d’] assurer le lien avec les spectateurs » [2].

Pour concrétiser ce projet, Foresti a fait appel à Yondr, une entreprise qui propose un dispositif permettant de « vivre une expérience unique sans mobile » [3]. Le principe de la procédure est expliqué au moment de l’achat des places, sur le site internet de l’artiste. « À l’entrée de la salle, une pochette vous sera remise pour y glisser vos téléphones. Celle-ci se bloquera automatiquement. Vous resterez en possession de votre appareil lors du spectacle et, au besoin, vous pourrez accéder aux postes de déverrouillage installés dans la salle. À la fin du spectacle, toutes les pochettes seront déverrouillées et vous pourrez de nouveau utiliser votre téléphone » [4]. En réalité, cette mise sous scellés n’est pas aussi radicale qu’on pourrait le croire car l’appareil ne disparaît pas totalement de la salle. Chacun le conserve avec lui, près de son corps, et la housse qui l’enveloppe reste suffisamment fine pour sentir les vibrations en cas d’appel. Si le spectateur ressent le besoin d’y répondre, libre à lui de sortir la salle pour déverrouiller l’étui et téléphoner en toute tranquillité. En fait, on en vient presque à se demander si toute cette mise en scène ne crée pas encore plus de dépendance vis-à-vis de l’objet…

Au-delà de ce nouveau marché, que penser de cette étrange procédure et finalement, quelle politique choisir ? Ne pas jouer la carte de l’interdiction, en arguant que l’inattention est une des libertés fondamentales du spectateur, que les désagréments font partie du jeu et que si certaines salles n’arrivent plus à exercer tranquillement leur regard, après tout, tant pis pour elles ? Ou bien faut-il tout faire pour préserver la qualité de la relation qu’offre le spectacle vivant et tenter de (ré-)éduquer des spectateurs dont l’addiction peut être gênante et l’attention parfois proche de zéro ?

Gagné ! Nous voici une fois de plus devant une problématique de notre époque, c’est-à-dire fondamentale et anecdotique à la fois, qui vient nous rappeler l’extraordinaire capacité de notre société à se retourner contre elle-même et à transformer tous ses lieux de culture en enfers, les uns après les autres. Se gâcher toute forme de plaisir, c’est généralement ce qu’elle sait faire de mieux. Aussi, dans un avenir proche, j’aime à penser que le spectateur dépouillé de son smartphone se sentira profondément humilié par cette nudité technologique à laquelle on l’aura réduit. Il tentera tant bien que mal d’aller au théâtre sans téléphone mais il se découvrira beaucoup plus rapidement gagné par l’ennui parce que ses « applis » lui manqueront, parce qu’il ne pourra plus photographier, filmer, archiver, mettre en ligne ni « partager » tout ce qu’il voit. Ce réel implacable, brut et précisément sans partage, lui sera fade, scandaleux, car il aura grandi dans un monde où le réel et le numérique auront toujours été combinés, confondus et branchés l’un sur l’autre, jusqu’à l’indistinction. Dès lors, les taux de fréquentation des « lieux culturels sans portables » seront en chute libre, jusqu’à ce que les pouvoirs publics s’emparent de cette épineuse question pour en faire « un enjeu de société ». Ils décideront de subventionner l’achat de nouveaux appareils « éco-responsables » qui permettront uniquement de téléphoner et, sur le modèle du paquet de cigarettes, ils taxeront chaque année les prix des smartphones classiques pour lutter contre nos pratiques culturelles barbares et nos nouvelles tendances addictives.

Cela n’est peut-être qu’un mauvais cauchemar mais il nous donne au moins une bonne idée de là où nous en sommes. Et de l’avenir sous scellés qui nous attend. Plus drôles encore que les politiques culturelles du vingt-et-unième siècle, il y aura sans doute les politiques de santé publique du suivant.

Thibaud Croisy est auteur et metteur en scène.

[1Cette question était posée exactement en ces termes par Aude Lorriaux dans un article intitulé « Comment Instagram tue notre expérience contemplative », Slate, 4 novembre 2018

[3Ibidem. Site internet de Yondr, https://www.overyondr.com/

[4Site internet de Florence Foresti, https://www.florenceforesti.com/fr/dispositif-yondr

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