Le plat et la profondeur

paru dans lundimatin#382, le 9 mai 2023

Nous publions cette semaine ce texte qui vaut le détour, et ouvre un nombre considérable de trajectoires. Une introduction, sous forme de notice, est disponible ici. Au fil des pages du Plat et la profondeur se déploient de multiples hétérographies : des dires et des énigmes, des lettres et des poèmes, des images et des fictions, des comment et des pourquoi. Il s’agit d’une approche-coeur dédiée aux malvenus, intrus et stratèges de l’échec - pour abolir les indifférents, expressifs de grands boulevards et décideurs de sérieux.
Tout commence par un réveil difficile, et une cafetière qui déborde.

Fragment hétérographique n° 12 - série : Passages, titre : Passages du nord . ©Tahar Kessi. Timimoun, Algérie, 2021. Photographie en noir et blanc sur les dunes de Massine

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Réveil lourd. Eric, ex Djilali, ayant tout récemment obtenu la nationalité française, se lève tant que faire se peut. Il vient de pimper son prénom afin de devenir citoyen passe-partout, soluble dans le monde moderne des conventions médiatiques. Il est collé au lit comme une mite à un chatterton, paupières ligaturées par la chassie, bouche pâteuse, mousse aux lèvres. Sa langue, en rappant son palais, libère un goût de ferraille rouillée. Courbatures de partout, douleur sourde entre les deux omoplates. Djilali est dans un cercueil où chaque mouvement est un nouveau clou. Grosse murge. L’alcool lui a poché le cerveau et, dans sa tête, traîne encore l’écho de ses discussions de la veille, parlant de tout et n’importe quoi avec n’importe qui tenant sur deux jambes. La terre tourne, les objets tombent, les chiottes sont loin, où est ce putain de Doliprane !? Sur le chemin des toilettes, une bière qui traîne. Ça fera l’affaire. Cul-sec. Dégommage avant café.
Salle de bain, porte, surtout pas de lumière, lève lunette. « Pisse droit ! », se dit Djilali. Il se demande à ce moment précis qui de lui ou d’Eric est en train de pisser. Il sent qu’il y a une main étrangère s’ingérant dans ses affaires alors que le sang monte de plus en plus vers ses tempes. Il pisse et se souvient qu’une fois, un gars de sa région présidant une association lui avait dit : « Tu voudrais qu’on te fasse une carte du membre ?! ». Ça le fait sourire mais toujours mal à la tête. La sinusite aggrave ses migraines. Voulant attraper la boîte de Doliprane dans l’armoire à pharmacie, il la fait tomber dans les chiottes et, sursautant, pisse sur ses pantoufles chourées quelques jours auparavant à l’hôtel Mercure, où il avait bossé au black comme veilleur de nuit. Râler accentue ses maux de tête, il se contente alors d’enfouir sa frustration en produisant des sons poitrinaires de chien contrarié. Il essuie ses pantoufles avec du papier cul.
Café ! Il va dans la cuisine, dans son appartement de 16 mètres carrés, Impasse du Pétrole, 15e arrondissement, seule béance de Boulevard Salengro avant de devenir, plus loin, l’interminable ligne droite de la rue de Lyon, Marseille. Djilali habite un ancien compartiment d’un bâtiment de trois étages où l’on disposait une cuve à fioul. Trou de souris réaménagé pour la location.

Il allume le réchaud et y pose une cafetière italienne.

Sa tête est de plus en plus lourde. Trop de clopes la veille, trop de palabres, trop d’inconnus. Djilali appartient à cette partie de l’humanité qui, alcool faisant, veut déclarer sa flamme à tout le monde : « Wallah, tu sais, je t’aime beaucoup. Je te respecte, je te jure, tu fais partie de la famille … », etc. Le dégueulis étant l’étape suivante après un épisode de hoquet et de tête baissée sur le comptoir. Terrible.

Arrivé à la cuisine, un violent pic de migraine lui rappelle le Doliprane qu’il venait de faire tomber dans les chiottes. Il repart alors dans la salle de bain, repêche la boîte baignant dans sa pisse, la passe sous l’eau, l’ouvre mais se rend compte qu’il ne s’est pas désinfecté les mains. Djilali essaye de s’intégrer et c’est pour lui tout un entraînement mental d’essayer d’être Eric, citoyen français, laïque, démocrate et bio, probablement futur cadre dynamique appliquant donc les directives de l’OMS et du gouvernement quant aux mœurs, à l’idéologie sanitaire et sécuritaire. Sous peine d’excommunication du champ républicain, il doit se désinfecter les mains quinze fois par jour avec une certaine marque de gel hydroalcoolique conseillée dans les émissions et les journaux télévisés. Il s’exécute. L’odeur de l’alcool lui rappelle de vagues souvenirs, et la houle lui soulève les entrailles. « Ça va passer ! Ça va passer ! Ça va passer ! Putain mais qu’est-ce qui m’a pris de picoler à ce point zebbi ! ». Il prend un bout de savon étalé comme un glaire sur l’évier et se frotte les mains très symboliquement. Djilali n’aime pas le savon car ça lui rappelle Louisa, une tante hygiéniste qui se lavait jusqu’au sang comme pour se punir. Il sort la plaquette de cachets et essaye de gober le Doliprane quand, paf !, il entend le cri de la cafetière et sent l’odeur du café cramé. Il se précipite vers la cuisine sans fermer l’eau du robinet. La cafetière crache des mollards noirs et hurle comme lors du freinage d’un semi-remorque. Eric prend la cafetière mais elle lui glisse des mains et se déverse sur le réchaud que, deux jours auparavant et pour dix euros, il avait acheté au marché aux puces, Cap Pinède, avec une boite de bouillon Jumbo et une motte de persil. Café imbuvable, joint de la cafetière fondu, la journée commence bien. Laisse tomber ! Sa mère la pute !

À bout, au bord de lui-même, il jette tasse et cafetière dans l’évier en accompagnant le geste d’un « Va niquer tes morts ! » et reste immobile un bon moment, le regard perdu, jusqu’à ce qu’un bruit de ruissellement ne le ramène au présent. La boîte de Doliprane qu’il avait laissée au bord de l’évier est tombée dans le siphon, a bouché la tuyauterie et provoqué une inondation dans la salle de bain. Il court, ferme le robinet frénétiquement et jette des chiffons par terre afin d’absorber les eaux perdues. Il essuie et essaie d’éponger une mini piscine avec des serviettes de chez Zeeman qui ne font que surfer sur le déluge. Djilali se trouve ridicule et s’avoue assez vite vaincu. Il jette ses chiffons en serrant sa mâchoire et, en se relevant, se cogne l’arrière du crâne à la porte de la boîte à pharmacie encore ouverte.

Il recommence à produire ces sons poitrinaires d’animal blessé. Il reste un moment mains sur les paupières, tête basse, défait, sentant l’alcool et la pisse, pantouflard, trempé des genoux aux chaussettes et, à son âge, encore en pyjama Petit Bateau.

Il inspire un bon coup et, pour échapper à la crise d’angoisse, pense très fort à l’un des ses cousins qui est actuellement en école de commerce et se dit qu’il y a pire dans la vie. Ça va !

Le calme revenu, il marche abattu vers la cuisine, s’assied à la table et soutient sa tête à l’aide de son poing, le regard vide, encore immergé dans une solution à base de bières et d’Alprazolam. Il regarde les coins et les arêtes de ce tout petit appartement dans lequel on tolère qu’il incube sa détresse. Et puis il fait froid chez lui. Le chauffage ne marche pas.

« C’est difficultif ! », disait un ami à lui. Djilali ne va pas bien du tout !

Il essaye alors de comprendre ce qui cloche dans sa vie, ce qu’il a fait ou pas pour n’attirer, depuis quelque temps, que galère et mouise dans la moindre de ses entreprises. D’où vient la couille ? Effectivement, ces dernières années, il n’a plus goût à rien, il se sent saturé, tout lui paraît plat, égal et calme alors qu’il n’y a vraiment pas de quoi. Dès qu’une envie se manifeste en lui, une contre-envie vient la monter en l’air et tout bousiller. Djilali, cette fois-ci, veut trouver la source de son nuage noir.
Il se dit alors qu’il devrait peut-être écrire une lettre. Une lettre dans laquelle il s’adresserait à toute personne ayant un jour croisé sa route, que ça l’aiderait car il se sent rempli, rempli des autres, d’autres que lui, et puis débordant de lui-même. Peut-être lui a-t-on fait du mal, peut-être a-t-il fait du mal … ? Il se dit que parfois, il vaut mieux ramener les choses à leurs aspects les plus manichéens car, autrement, il ne trouve pas de solutions à part l’alcool, la marge et la purple haze.

C’est décidé !

Il se refait un café comme il le peut, prend un stylo, une feuille de papier et entame l’écriture d’une lettre. Mais sur cette envie est venue immédiatement se plaquer la contre-envie de rester là, assis, calcaire, tête entre les mains, mains tenant la tête pour l’empêcher de tomber par terre, voire même se rouler un joint car après tout qu’est-ce qu’il en a à foutre d’écrire aux gens ! Est-ce que les gens lui écrivent d’abord ?! Non ! Bon... ! Il se sent même remonté contre toutes ces amitiés de passage servant à se diluer dans le groupe. De l’énervement à la déception il n’y a qu’un pas, et de là à la tristesse ça va vite.

Saloperie ! Le désir vient toujours par deux, et pile quand tu y croies, il t’en met une du côté face.

Djilali sent que la gravité augmente continument de plusieurs mètres par seconde. Comme lors d’une chute. C’est, à ce moment-là, extrêmement dur de maintenir en lui le moindre affect positif. Mais cette fois-ci, il veut vraiment en découdre.

Ça fait des années qu’en perdant le goût des choses, il est devenu peu à peu tolérant à l’amertume. Même ses papilles ont démissionné du fait d’une sorte de syndrome de la bouche brûlante. D’où son envie de dire des choses, de parler, non pour signifier quoi que ce soit mais pour exercer sa capacité d’être parlant. Mais tout est carbonisé dans sa bouche. Il n’y reste plus que cet indémerdable goût de rouille où le mot à peine prononcé est subtilisé par une véritable machine à silence.

Djilali pense à ce moment précis au fait qu’il existe une industrie de la parole mais pas encore d’industrie du silence. Il faudrait peut-être y réfléchir.

D’un coup net et sans aucune raison apparente, un souvenir lui est revenu. Il s’est rappelé un détail, à première vue, inintéressant mais qui lui est remonté le long du dos comme un frisson : le souvenir de son vieil oncle Mouhouche ! Mouhouche qui cassait les couilles à tout le monde ! Il s’est souvenu que quand il était petit, Mouhouche n’arrêtait pas de lui dire : « Toi, petit trou du cul, tu finiras chaînes aux poignets ! », « Petit con, rentre chez ta mère ! Tu finiras dans un trou ! Bracelets aux poignets ! Tu verras ! ». Djilali se rend compte que le poids de ce souvenir lui est resté coincé entre les dents, qu’il l’avait complètement enfoui mais que sa présence demeurait, malgré le temps et l’érosion des choses, une gêne qu’on tolère, celle timide d’une pierre entre les omoplates quand on s’allonge à même le sol.

Il est plus difficile de marcher sur ses propres croûtes que de marcher sur la lune. Dans son esprit et en écho lointain, l’image d’un enfant solitaire se dressait comme un fantôme, et il commença, là, à en pister la trace, investiguant en lui-même en suivant les lignes d’une vieille cicatrice.

Ceci est donc l’autre côté de son histoire.

IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n°15 - Série : Fantomatisme et Passages, titre : Inventer le désert. #1. Mirage d’une passante.
Fable documentaire : Sachet en plastique noir accroché à une branche plantée dans le sable.
Photogramme traité au naphta, crayon, encre, fixateur, lame de rasoir sur cliché, collage et réimpression.

Djilali reste un long moment à penser à son enfance, aux chemins qu’il a empruntés pour en arriver là, à ses bifurcations, ses ruptures, ses changements de rythme. Ca le fait entrer dans une autre dimension : lieu où il quitte le rivage, dont la présence est à peine flamme, au bord de s’éteindre et il suffirait d’un souffle, mais présence dilatée qui veut pousser sa lueur jusqu’au petit matin.

Il se reprend et revient à lui comme après un évanouissement. Dans ce genre de moment où il part en lui-même, il a l’impression qu’un autre que lui vient prendre possession de sa personne, habitant les confins les plus reculés de son âme. Mais ne voulant pas perdre de vue son objectif, il se met doit devant la feuille de papier, encore dilaté par sa propre absence. Djilali songe à comment écrire, à qui s’adresser, d’où commencer. Il cherche en lui.

Il trouve qu’il lui est quand même arrivé beaucoup de bricoles depuis son enfance, qu’il en a parfois développé des complexes, sinon en a constitué des centaines d’araignées au plafond qui traînent dans sa conscience et tissent des toiles et des toiles, qu’en lui plongent des termitières émotionnelles, une condition sociale qui lui a probablement brisé les reins, niqué les rêves, jusqu’à lui faire oublier ses enchantements et ses images de bonheur : celle de cette petite fille dont il était amoureux quand il avait 5 ans, celle de sa grand-mère moissonnant durant le mois d’août, l’odeur du feu, le vol des aludes aux premières chaleurs du printemps après les giboulées … Il pense qu’il devrait un jour en parler.

Il pense aussi qu’à force de n’être écouté que par des murs, il devrait plutôt suivre une psychanalyse ; parler à quelqu’un de ses dizaines d’années de traumas et d’humiliation, de ses soucis, de ses accès de violence. Mais il n’existe pas de psychanalyse à but non lucratif.

Et puis d’un coup vient à son esprit ceci : quoi qu’il arrive, en France ou ailleurs, quelque soit son interlocuteur et peu importe son effort ou sa qualité, on qualifiera ce qui proviendra de lui de beau ou de touchant (au mieux) afin de l’infantiliser et de ne pas le prendre au sérieux.
C’est encore du côté immergé de la psyché que l’inconscient colonial lui veut du bien et lui enlève toute présence politique ou participation active à la société. C’est pour ainsi dire par ce mécanisme pervers contenant les trois rouages que sont la substitution, la mystique de la subordination et la hiérarchisation des sensibles (principe de légitimité) que l’occident a historicisé sa présence dans ce monde : pour soutenir le monde comme ouverture, il se transcende en se tenant déjà au-delà des choses et de l’autre. C’est la négation même du processus et la répudiation du mouvement.
Car c’est dans l’acte-même par lequel il produit son histoire que l’espace occidental plante un tropisme morbide. C’est en alternant progrès et conservatisme qu’il s’auto-suggère “l’Histoire” ainsi substantifiée, absolutisée. Il faudrait se figurer ce mécanisme, par exemple, comme l’action par laquelle les roues dentées et les pignons d’une montre se suggéreraient et croiraient dur comme fer produire Le Temps. Au lieu même où ils ne font que schématiser et machiner un temps, le leur, un temps-objet, non partagé et donc strictement invivable. Cette substantification est une prédation dangereuse dont seul un processus radical de révolution peut y assumer une fonction thérapeutique.

Djilali sursaute comme remonté d’une apnée. Penser à une seule chose, de manière linéaire, paraît lui être difficile. Comme tous les absents, il ne pense pas en ligne mais en étoile. Quelques secondes après, il a encore le regard perdu, les yeux délavés car, bien souvent, des choses ténues et lointaines défilent dans sa tête.

Il se souvient qu’un jour, en Algérie, on lui demanda, à lui cueilleur d’ail des ours, bouffeur de poirées, s’il connaissait les films de Jean-Luc Godard. Ca l’avait fait marré au début, puis énervé :

– Tu as vu Vladimir et Rosa ?

– Mais va niquer ton père ! J’ai une vie de famille oh !

C’est-à-dire qu’il avait son oncle Slimane avec une cirrhose au sanatorium, père diabétique et insuline chère, une charpente à finir, l’assainissement du village à creuser chaque vendredi, des actes de naissance à faire faire à la marie pile cette semaine là, … Ça lui semblait ahurissant qu’on l’interroge sur des trucs d’artistes, qui plus est sur sa culture de réserve. Mais il se dit que comme le marxisme l’est aux marxistes, Jean-Luc tout objet qu’est son image n’a rien à voir avec les godardiens, avec « tous ces porteurs de chèches hallucinés ressassant ses phrases lors de séances de sègues culturelles, sans n’être de près ou de loin préoccupé.es par la matière filmique ». Plus tard, à l’université, Djilali se servait des citations de Jean-Luc pour intéresser les filles. Il avait même essayé de regarder quelques films, voire tenté de réfléchir à la question. Mais il avait lu, un matin de février, une de ces citations tellement éléphantesque qu’elle ne peut être colportée que par un.e critique, par un pro : « Je ne veux parler que de cinéma, pourquoi parler d’autre chose ? Avec le cinéma on parle de tout, on arrive à tout ». Et ben merde ! Djilali ne se sentait pas du tout concerné par le cinéma, ni d’ailleurs par la parole, alors il avait été effrayé par cette affirmation du tout-cinéma. Il pensa, d’après ses leçons de philo au lycée, que rodait dans cette citation une sorte de Frankenstein techniciste alors que Jean-Luc en est un peu le contraire. Mais les images sont têtues. Il y voyait un hégélianisme résiduel oublieux de toute l’autre partie de l’humanité qui soit n’en a rien à carrer du cinoche, soit a comme lui une vie de famille, ou encore n’a pas le loisir des salles MK2 dans la banlieue d’Abidjan par exemple. Et comme on ne parle de cinéma que lorsqu’on en a les moyens … Mais enfin, pensa-t-il, Jean-Luc a souvent raison là où son image se trompe, il en a même fabriqué un métier : ne s’intéresser qu’aux zones de l’existence désertées par les préoccupations contemporaines, par la massification émotionnelle effrénée produit du capitalisme de la sensation, enflant chaque émotion jusqu’à la dénaturer. Lui et d’autres, comme Straub et Huillet (pile et face), étaient les tout derniers artisans d’un temps qui se coltinait l’image de manière tout-à-fait inutile. Ils tenaient tête à un monde qui produit exponentiellement des images handicapantes, des images qui n’en sont pas, des objets iconiques qui exterminent sensation et réalités (multiplicité du réel). Ils comparaient d’ailleurs le cinéma, le différenciant du cinématographe bressonien, aux camps de concentration. C’est qu’il y a dans les images de la majorité des films une propension à vouloir éliminer ce qui reste d’humain dans l’activité cinématographique : l’inutile, le rien-qui-se-passe où nul événement n’est attendu, comme dans La maman et la putain, ce temps pur non pas de lenteur ou de longueur mais de durée et de coexistence qu’on retrouve dans les écrits de Bergson par exemple. Ceci relève plutôt de la cohérence que du hasard si la boîte de production qu’il avait créée, rue des Petites Buttes, avait été nommée : Périphéria. Une « boîte à périphérie » dans un monde de centres …
Tout ce qui aura été réalisé par cette représentation qui lui a été adjointe, par l’union sacrée du critique et du médiatique, et se nommant JLG, Jean-Luc Godard, Godard ou sous les autres hétéronymes sous lesquels il aura écrit et réalisé, n’ont pour nous été que tentatives incalculées de formuler une échappée, une latence, un fantomatisme.

Toutefois, même si on invoque ici une image nommée Godard afin de servir un propos, nous n’en voulons aucunement l’héritage. Ni légitimer notre fantomatisme par des étiers de transmissions qui sont intégralement malsains. Nous nous en départissons. Nous ne sommes héritier.es de rien. Car ce qui est de plus en plus insupportable sont les objets qui en sont produits ; l’art qui s’en revendique via des courroies d’héritage auteurisantes, comme les mouvements récupérateurs se sont toujours réclamés d’une quelconque révolte afin de maintenir les rapports de pouvoir et le statu quo… , en un mot l’activité filiale des ayant-droit. Comme ce fut le cas de l’après Duchamp, de l’après Dulac, Stein, Roussel ou de l’après Antonioni. Cette fâcheuse activité qui nous dit quelque peu : ne vous inquiétez pas, tant qu’il y a du désir, le surgissement ira de soi, et en dernière instance toute cette passivité qui personnifie l’élan et l’empâte là où elle devrait le prolonger, le remuer, l’araser, l’infiltrer par ses béances, lui donner du relief, se l’inoculer, en avoir l’ivresse, en explorer les arcanes, le pulvériser en impressions au lieu d’en (re)produire les aplats.

Ceux qui manquent d’imagination s’abritent derrière la réalité.

– À bien y regarder [⠙⠑ ⠨⠧⠊⠉⠞⠕⠊⠗⠑ ⠎⠥⠗ ⠇⠑ ⠎⠕⠇⠑⠊⠇ ⠙⠑ ⠨⠅⠗⠕⠥⠉⠓⠑⠝⠽⠅⠓⠂ ⠙⠥ ⠨⠞⠗⠁⠝⠎⠤⠨⠗⠁⠞⠊⠕⠝⠁⠇ ⠨⠃⠕⠕⠛ ⠁⠧⠑⠉ ⠨⠚⠁⠅⠕⠃⠎⠕⠝⠂ ⠨⠏⠓⠊⠇⠕⠎⠕⠏⠓⠊⠑ ⠙⠄⠥⠝ ⠨⠋⠥⠞⠥⠗⠊⠎⠞⠑ ⠙⠑ ⠨⠵⠙⠁⠝⠑⠧⠊⠞⠉⠓⠂ ⠙⠑⠎ ⠏⠕⠮⠍⠑⠎ ⠎⠕⠝⠕⠗⠑⠎ ⠙⠑ ⠨⠅⠓⠇⠑⠃⠝⠊⠅⠕⠧ ⠕⠥ ⠙⠑⠎ ⠏⠑⠊⠝⠞⠥⠗⠑⠎ ⠙⠑ ⠨⠗⠕⠵⠁⠝⠕⠧⠁ ⠚⠥⠎⠟⠥⠄⠷ ⠨⠅⠊⠝⠛ ⠨⠇⠑⠁⠗ ⠕⠥ ⠨⠝⠕⠞⠗⠑ ⠨⠍⠥⠎⠊⠟⠥⠑ ⠙⠑ ⠨⠛⠕⠙⠁⠗⠙⠂ ⠨⠉⠕⠝⠉⠑⠗⠞⠕ ⠏⠕⠥⠗ ⠨⠃⠽⠉⠊⠉⠇⠑⠞⠞⠑ ⠑⠞ ⠕⠗⠉⠓⠑⠎⠞⠗⠑ ⠙⠑ ⠨⠵⠁⠏⠏⠁⠂ ⠨⠑⠏⠊⠋⠁⠝⠊⠑ ⠙⠑ ⠨⠃⠿⠗⠊⠕⠂ ⠇⠑ ⠞⠗⠁⠧⠁⠊⠇ ⠏⠁⠗⠋⠕⠊⠎ ⠉⠕⠝⠚⠕⠊⠝⠞ ⠙⠑ ⠨⠗⠽⠥⠊⠉⠓⠊ ⠨⠎⠁⠅⠁⠍⠕⠞⠕⠂ ⠙⠄⠨⠁⠇⠧⠁ ⠨⠝⠕⠞⠕ ⠑⠞ ⠨⠉⠓⠗⠊⠎⠞⠊⠁⠝ ⠨⠋⠑⠝⠝⠑⠎⠵⠂ ⠙⠑ ⠨⠇⠥⠊⠛⠊ ⠨⠝⠕⠝⠕ ⠷ ⠨⠃⠗⠽⠝ ⠨⠚⠕⠝⠑⠎⠂ ⠙⠑ ⠨⠎⠕⠋⠞ ⠨⠍⠁⠉⠓⠊⠝⠑ ⠷ ⠨⠍⠑⠗⠑⠙⠊⠞⠓ ⠨⠍⠕⠝⠅ ⠑⠞ ⠁⠥⠭ ⠁⠗⠞⠊⠎⠞⠑⠎ ⠙⠥ ⠨⠅⠊⠞⠉⠓⠑⠝ ⠉⠕⠍⠍⠑ ⠨⠛⠗⠑⠑⠝⠁⠺⠁⠽⠂ ⠨⠗⠑⠊⠉⠓ ⠕⠥ ⠨⠛⠇⠁⠎⠎ ⠑⠞ ⠁⠥⠞⠗⠑⠎ ⠁⠗⠞⠊⠎⠞⠑⠎ ⠝⠁⠍⠑ ⠙⠗⠕⠏⠁⠃⠇⠑⠎⠲⠲⠲] même le mouvement trans-mental de Zaoum, ayant aujourd’hui échappé à la citation, a secrètement fait des héritiers par des dynamiques de reproduction d’aplats. Les films, les musiques, les objets d’art et les textes sont définitivement semblables car l’industrie capitaliste de la sensation a subsumé toute sensation à sa forme « objet », mais encore a formé des artistes et des penseurs professionnels au regard strabique qui sont éduqués à faire “à la manière de…” –

La création contemporaine n’a en réalité qu’une seule préoccupation inconsciente : faire le point. Rassembler, confondre, préciser, abonder en certitudes, détailler. Ce qui nous sauverait, au lieu d’arts qui arrivent toujours à l’heure, serait l’avènement d’une sorte de « fantomatisme » capable de latence, de retard, d’intempestivité, de multiplicité. Moins de tracés, plus de pointillés, moins de forme et plus d’atmosphère, moins de dispositifs, de white cube, de contexte et de tous ces langages cumulatifs de l’art atomique et professionnel. Bien au contraire, intensément plus de friche, d’espaces communs et de scribouille : les écrits et les messages sur les murs des toilettes de bars sont un art beaucoup plus distingué que celui exposé dans les salles des musées, de l’Ermitage à la Documenta, au Palais de Tokyo, au Jeu de Paume ou au MoMA. Car en plus de créer du lien entre des gens qui se passent des messages ou lancent des appels à l’aide, l’art mural des toilettes de bars contient un élan vital immédiat et irrécupérable, insoluble, non normalisable, inutile et désintéressé qui, en lui conférant atmosphère et profondeur, transforme tout mot en sensation pure.
Ce qui nous sauverait ressemblerait à un gigantesque gribouillis, un art de ratures et de stries comme celui des tables d’écoliers où même ce que l’on a barré se montre, vieillit avec nous et la matière. Il nous faut multiplier ce que l’on a à soustraire et non multiplier les additions : tenter de rejoindre et de laisser en liberté cette part silencieuse de notre vécu dont le processus volatile et incontrôlé est très similaire à une part des anges.

Jean-Luc G. à travers les flocons de neige, harcelé par une caméra de l’AFP, latent, l’air de n’être plus là au moment de l’image. Rolle, Suisse, vers les années 2010.

Djilali se dit, après ces dizaines de microvoyages en lui-même, qu’il se sent avant tout épuisé. Il décide donc de commencer par là. Déjà, parce que le premier sentiment qui lui vient est l’urgence de la fatigue.

Il veut raconter tout ça. Il veut se faire le témoin de sa propre dislocation : un corps dans lequel traînent et improvisent des souvenirs. Il se dit qu’il va essayer de les restituer dans leur chaleur, s’il le faut en les chuchotant, s’il le faut en les criant, mais tels qu’ils surviennent et d’où qu’ils viennent. Il sait qu’en lui subsistent des images, des images désintéressées, vestiges du monde sous forme de portes crochetées. Nique sa vie, il sait très bien qu’en occident comme ailleurs et dans ce chez lui qu’il n’a jamais su arraisonner, il sera toujours en cours de disparition, qu’on ne le verra que partant, que le chez soi a de tout temps été le lieu du départ et qu’il ne sera toujours pas assez. On le considérera à peine et envers ces ennemis ou ses amis, il n’aura fait que des tentatives éperdues de rencontre.

Il sait que personne ne l’écoutera, ni ne verra en lui une luciole à maintenir.

Un sentiment terrifiant le traverse de part en part à la manière d’un coup de schlass. Putain de merde. Il y a des moments de la vie où, du moment, vous êtes vraiment la part des anges, c’est-à-dire une quantité volatile de rien du tout pulvérisée dans le monde ambiant, comme les empreintes de mains sur les parois des grottes.

Mais c’est exactement ça qu’il faut faire se dit Djilali ! Il veut souffler avec cette part pulvérale de lui-même, par sa présence dans laquelle sont égrainées ses sensations du monde. Il veut produire son maintenant comme ont été employés l’hématite et le pochoir afin de dessiner les mains négatives au paléolithique. Djilali comprend une profondeur en lui : que toute sa vie, il a ressenti de biais et que la seule empreinte avec laquelle il voudrait marquer l’histoire est celle d’un battement d’aile.

Djilali voudrait être absent, de façon permanente. Constant dans son absence.

IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n°16 - Série : Fantomatisme et Passages, titre : Inventer le désert. #2.
Fable documentaire : Sachet accroché à une branche plantée dans le sable.
Photogramme traité au naphta, crayon, encre, fixateur. Collage. Réimpression sur papier photo.

Il écrit alors en dilettante une lettre, ou plutôt un long sentiment éprouvé lors de sa transcription-même, comme lorsqu’on énonce le son d’une lettre alphabétique ou que l’on dessine un signe pour la première fois : en désertant chaque mot transcrit, en en circonscrivant la partie visible et passive qui, elle, invoque d’autres parties anonymes et agissantes. Latentement et présent par à-coups, il improvise comme s’il se souvenait de choses à venir, de choses qui ne se sont pas encore produites et dont il éprouve le surgissement dans le réel. Il sait maintenant qu’au lieu de personnes, il s’adresserait à tout ce qui est parti et qui, depuis, ne cesse de partir, à tout ce qui fracture sa peau. Il s’adresserait au passage et à toute mémoire vive :

Madame, Monsieur,

J’ai l’honneur de vous adresser une lettre.

Je vais essayer de venir à vous par la présente.

Encore une fois.

Encore une fois vous dire ma putain de fatigue. Que j’ai cette agréable sensation d’être une barque attachée au ponton d’un petit port.

Sinon qu’il fait très froid ces jours-ci. On m’a coupé le chauffage.

Je ne sais pas pourquoi, la CAF m’a coupé les vivres. Ils ne veulent rien savoir.

Je bois énormément. Je fais des crises d’angoisse. Je me réveille en sursaut, la nuit. Le plombage de ma molaire a sauté, du coup je dois nettoyer ma dent avec des tiges, des cures-dent et des bouts d’allumettes que je casse en deux.

Demain, on a annoncé de la neige. C’est fou ! Je n’ai pas vu de neige tomber depuis mon départ.

Je voulais vous parler de choses comme ça ; pas très importantes dans la vie.

Djilali s’arrête un moment et se dit qu’il aurait pu parler d’autres choses, peut-être plus sérieuses, esthétiser et briller par la trouvaille, ramener tout à des sujets sur lesquels les gens tombent d’accord ou pas ; vous savez, ces choses là des gens occupés qui donnent leur avis. Mais pour l’instant, il se considère prisonnier de son état. Il n’a donc pas beaucoup d’avis. Et il n’existe rien de pire qu’un homme brillant ! Cet abominable homme des lettres et de raison qui, là où il pourrait être saisi par son ennui, tisse au fil des jours le mensonge sous lequel il cache sa vanité.
Il songe, et vous en faites ce que vous voulez, au fait que les gens qui s’ennuient soient les êtres les plus créatifs qu’il ait pu croiser. Car s’ennuyer est une pauvreté du langage humain. Les gestes de l’ennui sont réduits, attentifs et traversés de silences. Ce sont les traces silencieuses du passage humain dans des territoires et des paysages. S’ennuyer c’est restituer le silence du passage.
Robert Adams, dont on peut dire qu’il est le photographe du silence de l’ouest américain, disait : « Les images de paysages ont, je pense, trois vérités à nous offrir : géographique, autobiographique et métaphorique. La géographie seule est parfois ennuyeuse, l’autobiographie, souvent anecdotique, et la métaphore, douteuse. Mais ensemble, ces vérités se consolident l’une l’autre et renforcent ce sentiment que nous essayons tous de garder intact : une tendresse pour la vie ».

L’origine même de la création est le désœuvrement et ce monde n’est chaud que de son irréductibilité au fonctionnel.

Le cours actuel des choses nous veut œuvrant, œuvrés, incarcérés mimétiques et contagieux d’idées. Ce que je veux vous dire, en quelques mots, tient dans l’exemple suivant : bien que la prison puisse se penser, ce qui nous concerne en elle n’est pas l’idée de prison mais les prisonniers.

Il n’y a rien de vivant dans une idée. D’objets d’esprit, l’humanité a été boursouflée. Le capitalisme et le totalitarisme, sensiblement la même chose, sont repus de « grandes idées », tellement grandes d’ailleurs qu’elles ne sont ni à taille humaine, ni à échelle du vivant.

La sociologie, l’anthropologie et leurs errements fonctionnalistes sont venues au sein du corps social nous pulvériser tout élan vital, rigidifier, mécaniser en supposant « approcher scientifiquement » et « tenter de comprendre ». Au lieu d’approches, elles n’ont produit que de l’éloignement et ont tout zoologisé. C’est pour cela qu’à l’image de l’Histoire et comme tout corpus disciplinaire, elles sont doctrinaires. Ce sont des entraînements répétitifs à produire des fonctions, des fonctionnaires et des spécialistes qui auront comme mission de dire au mieux « comment » sinon, plus dangereux, « pourquoi ». Ces approches ne sont pas les meilleures amies de l’homme car elles nous désignent comme ennemi.es en zoographiant notre image, en ayant en elles ce désir expansif et dominateur de se substituer, elles et leurs machineries, à l’élan vital et désintéressé pour ne pas dire désoeuvré vers l’autre.

À la banlieue de tout ceci, il y a la conjonction de l’élan poétique et de la pensée philosophique qui ne sont, eux, vivants qu’à leurs lisières, là où originellement ils ont toujours eu rendez-vous afin de co-incider, se prolongeant ou se contrecarrant : c’est la forêt qui permet la clairière, le désert qui permet l’oasis, une mer abstraite qui permet de concrétiser l’archipel ; c’est l’horizontalité et l’étendue, la dilatation et le tarissement qui font à ce qu’adviennent intensités, mouvement et verticalité. Ce sont eux qui accueillent et propulsent ces micro-temporalités où sont suspendus nos liants fondamentaux, ces choses profondément concrètes et physiques dont on peut dire qu’elles sont vécues, c’est-à-dire traversées par notre passage.
Ces co-incidences accueillant notre passage, ces zones ponctuées par des interruptions de relief dans une orographie continue et stable sont les « trouées » par lesquelles un fantomatisme se fraie un chemin. Ce sont dans ces béances et ces trous que se nichent les angles morts et les nids de poule au sein desquels surviennent point de vue, regard, intensités et agir.
Ce sont ces espaces tensés par des rencontres et des co-incidences qui constituent pour ainsi dire “l’architecture” même du sidus auquel renvoie étymologiquement le mot désir, à savoir : étoile et constellation.

Des scolasticiens comme Fransisco Suarez (Existencia) à la liquidation du thomisme par Heidegger (Dasein) et le monde technico-existentiel, du point de vue Leibnizien si important dans la pensée d’un Deleuze jusqu’au textes de Robert Wyatt (“Get the picture when you’re outside the frame, Retrospective my eye…dans Gharbzadegi), de ceux millénaires du Livre des Morts egyptien jusqu’à Thomas Pynchon (Slothrop, dans Gravity’s Rainbow, “sourcier de l’espace” comme disait de lui Pierre-Yves Pétillon, scrutateur des signes du ciel, s’est déprogrammé dans la Zone ) … , nous voyons une continuité évidente : des tentatives par des trouées, des fantomatismes et des percées de consigner des variations de reliefs, des entrecoupements et des relances, des retentissements et des scansions, des augmentations et des diminutions de la puissance d’agir.

IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 23 - Série : Fantomatisme et Passages, titre : Pressentiment diffus.
Fable documentaire : Peinture sur l’une des 4 faces d’une boîte en carton. Réimpression.

Djilali se ressaisit, détourne les yeux de l’arête formée par le mur et le plafond qu’il regardait depuis dix minutes, tire sa chaise près de la table, se frotte les yeux, fait craquer ses doigts et reprend :

J’ai l’honneur de vous dire, avant tout, qu’il y a dans la banalité quelque chose de beaucoup plus précieux que dans la préoccupation angoissée des choses sérieuses : un fragment de liberté à être concernés par le commun, ses tissages, qu’on ne retrouve pas dans l’inclination aux idées du temps. Car le temps qui passe ne signifie rien. Le temps qui passe n’est ni temps ni passage, il n’est même pas du tout.

Je veux dire par là qu’il y a une topologie de l’ennui chez, par exemple, un.e joueur.euse de tiercé ou chez un pêcheur à laquelle le chercheur en sciences sociales n’a pas accès. Pourtant le chercheur en sciences sociales s’autorise à se penser pêcheur alors que le pêcheur ... . Il y a une immédiateté, un prolongement et une intensité quand je paresse autour de mon café que mes lectures ne restituent pas. Je trouve qu’il est même plus subtil d’avoir la capacité d’aplanir son niveau d’analyse à la discussion de comptoir que de l’élever au rang de méta-discours.

Ce n’est pas évident de dire des généralités. Banaliser, tout le monde le fait mais pas avec la même application, en en étant vraiment conscient. Avoir parfaitement conscience du banal veut dire en avoir circonscrit l’autre côté : ce champ où une anomalie fait irruption dans la continuité normale des choses et y apporte une négation. Un peu comme dans ce film de Jean-Luc (Dans le noir du temps) où, voulant sans aucun doute témoigner de la disparition du montage à la restitution d’un film, de l’invisibilité de ses raccords et comparant cela à l’expansion du cosmos, il reprend alors un poème de Queneau dont on ne ressort pas tout-à-fait indemne :

Godard, Dans le noir du temps Queneau, L’explication des métaphores
Peut-être qu’autrefois l’univers avait encore votre âge et que le ciel resplendissait de lumière. Et puis que le monde a vieilli, il s’éloigne. Et quand je regarde le ciel entre les étoiles je ne peux donc voir que ce qui a disparu.

Si je te parle du temps, c’est qu’il n’est pas encore,
Si je te parle d’un lieu, c’est qu’il a disparu.
Si je te parle du temps, c’est qu’il n’est déjà plus.
Si je parle du temps, c’est qu’il n’est pas encore,
Si je parle d’un lieu, c’est qu’il a disparu,
Si je parle d’un homme, il sera bientôt mort,
Si je parle du temps, c’est qu’il n’est déjà plus,

À chaque nuit son jour, à chaque mont son val,
À chaque jour sa nuit, à chaque arbre son ombre,
À chaque être son Non, à chaque bien son mal,

Oui, ce sont des reflets, images négatives,
S’agitant à l’instar de l’immobilité,
Jetant dans le néant leur multitude active
Et composant un double à toute vérité.

(le montage est fantôme, aveugle, sourd et muet).

Les positivités, les visibilités, les matérialités, les Oui ne sont liés et n’ont un corps, même à l’échelle cosmique, que par des Non invisibles et inutiles venant les affirmer et consolider leur présence. À la manière dont une maison tient debout dans le visible par l’effet de fondations, de liants béton-métal coulés dans les poteaux de coffrage et autres rencontres de matériaux en une zone qui se soustrait au regard.
Wittgenstein disait dans le Tractatus que tout ce qui peut être dit peut être dit clairement. Oui, mais seulement intempestivement et par à-coups. N’est dicible et énonçable que ce qui, contraint par le langage, émerge sous forme de communicable. Ce qui reste, c’est-à-dire l’essentiel de nos perceptions, doit donc forcément traîner dans ces zones de silence, ce noir du temps, ces interstices béants où nul mot n’a encore été prononcé et épinglé sur ces choses qui nous traversent, dont on ressent la dimension se différencier de celle, analytique, du dicible.
Voyez toutes les curiosités sonores qui naissent à la prononciation d’un mot : dawamesk, glailleul, chacarera, babachki (бабочки), Mahmoud ( محمود ), gharbzadegi ( غربزدگی ), aseftutes ( ⴰⵙⴻⴼⵜⵓⵜⴻⵙ ), ich warte, rincón del alma, scarafaggio …, etc. Voyez à quel point il faut habiter ces mots en les propulsant selon plusieurs intonations, en en actionnant les phonèmes qui commencent déjà à mélanger leurs couleurs afin de les transformer en choses vivantes, y enfanter une parole. Cette parole ne naît pas de la part visible et de l’inertie apparente de leurs graphèmes, elle ne naît pas d’une utilité mais de comment nous, êtres sonores, plions en leur sein des imaginaires, des images, ou plus précisément ce qui compose même les images : des ambiances.

Les façons qu’on développe à intensifier, tendre, détendre, brusquer, ralentir, charger ou basculer ces « atmosphères », ces « ambiances », sont des concrétisations heureuses de ce que l’on a de plus profond et de plus « dansant » en nous : notre musique.

Enfin ! Nous pouvons à présent repérer, depuis notre chaos et nos zones d’inutilités où tout se dérobe, l’accouchement à terme de nos étoiles qui dansent.
Et nommer quelque chose, avoir un nom ou en émettre un, c’est tout ça à la fois.

Il est difficile de se rendre compte de l’importance des choses inutiles car elles sont finales. Aboutissements qui passent ; concomitamment aboutissements et passages dans lesquels on embarque en cours de route et qu’il serait simplement ahurissant de recomposer : un acte aussi trivial que visser une lampe ferait par exemple appel à la compréhension des règles fondamentales de l’électricité, de la physique et l’histoire de l’industrie électrique, voire de l’architecture. Observer une feuille qui tombe d’un arbre convoquerait un cortège de disciplines scientifiques dont la botanique, la physiologie végétale, la climatologie, la physique, l’optique. Ceci dit, ce qui compte dans le phénomène n’est pas le phénomène lui-même mais notre manière de le percevoir et donc de le tordre, de le nier ou de l’accueillir. Ce n’est ni la vérité du phénomène qui ne renvoie qu’à elle-même, ni la multitude (causes, processus, facteurs) qui tend à l’expliquer et le sous-tendre.

Deux lignes convergentes (non parallèles) formant une sorte de X se croisent en un point, un milieu, puis sont vouées à diverger tout en changeant de nature. Car les lignes divergentes ne sont plus les mêmes que celles ayant convergé, en ceci que leur point de rencontre, ce milieu, est aussi un point pivot de basculement où est généré un autre plan.

C’est dans Mille plateaux qu’est développée l’idée selon laquelle le milieu n’est pas un espace ou un temps, mais un devenir produit par la circulation d’affects, de vitesses et de seuils franchis. Ce milieu, en constant mouvement et en perpétuel changement, est un vecteur de création et de vie, où les formes se transforment et se transgressent en permanence. Selon Guattari et Deleuze, le milieu est un milieu d’expérimentation et d’invention, où les virtualités et les possibles sont engendrés, créant une production continue de différences en rapport avec les potentialités de la vie. En d’autres termes, ’les choses poussent par leur milieu’ signifie que la genèse des formes et des êtres est conditionnée par la rencontre entre des éléments différents qui s’entrelacent dans un ’milieu’ commun, où chaque élément s’inscrit dans un devenir créatif et mouvant. Cela implique que le milieu n’est pas simplement un espace vide, mais un milieu plein de virtualités et de possibilités, qui est en lui-même une force productive capable de générer de nouvelles formes de vie.

Par “milieu” il faut comprendre “périphérie” ou “membrane” et surtout pas “centre”. C’est-à-dire fracturer le lieu où la terminologie prend en otage les mots et les consigne dans la description d’états fixes et génériques, alors que tout mot se propulse de l’intérieur, contient des intériorités passagères. Il y en a parmi nous qui en disant des choses, en parlant, ont le désir profond de produire du silence. Et être silencieux n’est pas forcément se taire. Le silence peut être ce qui se forme par l’enchevêtrement de mots et de musicalités.

Je ne sais plus qui disait, dans un vieux morceau radiophonique, que se contredire ou se taire était exactement pareils en terme de qualité d’information ; qu’en somme, une contradiction équivalait à un silence, et que c’était ainsi que beaucoup de gens se taisaient sans s’en rendre compte.

Être musicien, produire de la musicalité, ce n’est pas produire des notes mais ramifier des harmonies autour de peu. Observez Samba uma nota so d’Antonio Carlos Jobim, Orange lady de Miles Davis, le travail architectural et musical de Xenakis ou les chants de Beggar Hadda, faites une traversée harmonique du rakrouki de Tebessa, des poèmes chantés de Aissa Djermouni au bédoui de la steppe oranaise, de Cheikh Hamada, vers Mostaghanem, ou bien ceux de la musique Hassanite dans le Sahara Occidental, en Mauritanie, ou celle interprétée à l’ardin par Mounina Mint Eida et sa fille Dimi Mint Abba, ou bien encore au tidinit dans l’art des iggawin par des gens comme Khalifa Ould Eide ; observez la musique à boucles répétitives des ahellils et des tiguerrabin zénètes, ou allez plus au nord, dans les massifs montagneux et écoutez le tambour à crin de l’ajdab marabout ( transe mentale et physique ) et ses rythmes d’exaltation rituelle … , et j’en passe. Dans tout ceci, il n’y a que très peu de notes, pas plus de profusion mélodique, mais un effet fantomatique de dédoublement et de spectre créé par des possibilités harmoniques infinies. L’art harmonique est un art de réduction suggestive, transformant la profusion en soustraction et en relief, et la multitude en spectre et fantomatisme.

IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 25 - série : Fantomatisme et Passages, titre : Partance.
Fable documentaire : Peinture sur l’une des 4 faces d’une boîte en carton. Réimpression.

« Vivre » est pour le voyageur l’art de se délester, de couper, de rompre, de vider le silo car cela le pousse, comme un vent favorable, à quérir d’autres possibilités.

La découverte de plantes comestibles, en ce cas de la denrée de secours en situation d’urgence, n’a pas été la tâche des gens de beaucoup mais celle des gens de peu. Regardez, par exemple, l’histoire qui a fait à ce que la vinette, le chardon-marie ou les chrysanthèmes des champs vinrent à devenir comestibles : on les appelait, par exemple, chez les anciennes tribus sanhadjas ( tribus d’agriculteurs sédentaires ) « les cardes de l’esclave ». Car privé.es de toute nourriture “officielle” réservée aux maîtres.ses, il aura fallu aux esclaves fouiller, s’intoxiquer et connaître la terre à travers une durée afin d’adopter et de ritualiser des plantes dont on ne nourrissait même pas les bêtes. Ils en ont déterritorialisé l’usage et le mode d’existence non par utilité mais par nécessité, au fil de leurs passages et de leur cohabitation avec ces plantes. Et c’est généralement lors de trajets inutiles, en flânant et s’aménageant une vie de temps libre que l’on peut se mettre à observer, mettre en relation, distinguer, être inventif.

Il aura fallu un détournement et la création d’un autre rapport aux choses dont les gens de savoir, de travail ou de moyens n’ont pas eu la préoccupation, ou plus précisément : ils n’en ont pas eu l’urgence.

À l’intérieur même de cette urgence existe une paix du geste d’espèce humaine ; ce silence du geste sur lequel l’intellectualité seule, boudeuse de poésie, n’a pas de prise directe. C’est pour cela qu’il faudra tôt ou tard découpler l’image de la « réflexion » de celle de l’ « utilité » puis celle-ci de celle de « nécessité » ou d’urgence, car l’espèce n’avance que nécessairement, urgemment, intempestivement et par complète inutilité.

Il y faut une humilité de la rencontre des choses entre elles, des gens, des objets et des alentours ; il y a tout un cosmos de la sensation et de la soustraction que les idées les plus abouties flétrissent mais que l’urgence d’un fantomatisme sauvegarde et fait persister.

IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 24 - série : Fantomatisme et Passages, titre : Empâtement.
Fable documentaire : Peinture et collage, tissu, crayon, papier coloré, sur l’une des 4 faces d’une boîte en carton. Réimpression.

C’est pourquoi nous transformer incessamment, présentement, transiter et changer d’échelle sans attendre sont des requis constants. À la mesure du serran tortue, ce poisson des caraïbes caractérisé par un hermaphrodisme simultané, capable de changer de sexe plusieurs fois par jour.

La banalité, être quelconque, et ce qu’elle enveloppe comme aboutissements passagers, comme détournements pliés dans le passage du temps, fait partie des terrains qu’on s’est fait subtiliser par les conservatismes. Elle a été scellée dans des fonctionnalités. Il nous faut donc la reconquérir et réapprendre à la prononcer en la réintégrant dans nos ritournelles de vie. Nous avons dans notre histoire, en tant qu’opprimé.es, un art qu’aucun fascisme, qu’aucun technicisme ne peut nous voler : celui de bégayer. Et vivre c’est souvent juste retrouver son bégaiement.

— Jusqu’à leur massacre, la profanation des temples du feu et les djizias dont ils furent victimes, il existait chez les anciens zoroastriens et chez les mazdéistes cette impression que les choses se prononcent non par la voix mais par l’âme. Le mort ainsi porté à la tour du silence n’est alors que la prononciation négative du corps : l’âme qui prononce le corps en le niant —

IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 13 - Série : Fantomatisme et Passages, titre : Plat et profondeur. #2.
Fable documentaire : Gomme, crayon encre et poussière de charbon sur photogramme sous-exposé traité au naphta, spray fixateur, lame de rasoir. Réimpression.

Énième moment d’absence de Djilali. Parti errer entre la Mésopotamie et l’Indus alors qu’il ne s’est même pas attardé sur le banal l’arrêt de bus, en bas de chez lui. Alors, de la banalité, il voulut décrire le déroulement, simplement sa dernière semaine :

Avant hier, j’ai revu Sow. Ça faisait trois ans qu’on ne s’était pas retrouvés. Depuis sa retraite, il rentre de plus en plus en Casamance. Il m’a dit qu’il avait des problèmes d’argent et qu’il allait divorcer. Putain ! Ca ne s’arrête pas les séparations ! À soixante-dix ans le Sow, sa femme lui a dit merde !

J’avais travaillé deux ans avec lui à Air Bel. On proposait des livres au passant. On faisait des lectures aux habitants d’une cité où les gens n’avaient même pas les moyens de s’asseoir tellement la CAF les convoquait. Je te raconte pas jusqu’où la France amène un sénégalais et un algérien qui cherchent du travail. La moulaga, tiens-là trop loin, t’as froid, trop proche ça te brûle l’existence.

Sow m’a demandé si je m’étais marié. C’est dire où j’en suis ...

J’ai l’impression qu’il passe de plus en plus de temps à la mosquée Sow. Mais ça va, il me casse plus les couilles avec les bondieuseries. Il sait que j’ai mangé, ça va ... !

Effectivement Djilali, petit, a subi une décorporalisation : il a été à l’école. Et il y a ingurgité beaucoup d’exégèses. En conclusion de son parcours d’arrachements successifs, il a eu droit pendant une quarantaine d’années à une parfaite fusion du capitalisme et du nationalisme les plus concentrés, sous l’égide des États-Unis, de la France et de la Russie : pacification et interventionnisme hypermassif, néocolonialisme et prédation corporatiste, dynamiques multipolaires (ultranationalismes) et orientalisation.

Il faudrait que je vois plus souvent Sow. Il m’a appris quelques notions de Peul, mais j’ai quasiment tout oublié.

Ça fait longtemps que je ne passe plus par Marseille. Je reste ici, dans les quartiers nord. Ca ne me manque pas. Cette ville a tourné le dos à tout. Ce qui restait d’encore vivant chez elle, les quartiers nord, a déjà été attaqué par les plans de réaménagements dans l’indifférence générale. Comme d’habitude. L’indignation des gens engagés se limitant aux centres-ville, lieux sans âme depuis bien longtemps, où seul le marché hebdo ( apportant au démocrate de gauche ou de droite des produits frais sous engrais chimique) a l’air de créer une émulation sociale. Ça sert encore de chimère militante quand tout ce beau monde sort, l’âme tranquille et la culpabilité atténuée, côte à côte de chez Naturalia ou d’une Biocoop.
Je ne vais plus à Marseille car elle est méprisante, décevante, et puis qu’elle se maquille pareil que toutes les villes. On croirait une influenceuse. Marseille a baissé les bras. Elle y a été contrainte.
J’ai toujours été fasciné par l’indifférence du centre-ville marseillais à sa banlieue, par la manière dont les engagés les plus intégrés anonnent et infantilisent les quartiers. Mais je crois en connaître la raison : les gens des centres, les producteurs de centre, n’ont pas d’histoire. Donc je n’y vais quasiment plus. À part les rares fois où je suis passé par Noailles et avec trois euros en poche, j’achetais encore des mandarines, des mange-tout, de la galette en surveillant les keufs qui, eux, surveillent le trabendo au croisement de la rue d’Aubagne, de la rue Vacon et de la rue Longue des Capucins. Mais désormais ce monde n’existe plus, et puis le monde d’hier n’est pas le monde. Je reste donc ici, dans les quartiers, habitant ce refus mutuel entre nous et ceux qui « nous veulent du bien ». Je suis bien ici ! Les gens des quartiers nord, le petit pastaga vers 16h à La Viste chez Khellaf, le tiercé chez Sandro à Boulevard Salengro, le joint sur les hauteurs de la Savine … , tout ça.

La toute dernière fois que je suis passé au centre-ville, j’ai bu un verre avec Milou au Nanif. Qui ? Milou ? Il va bien, écoute ... Enfin, comme il le peut quoi. Il attend toujours de gagner au tiercé. Il a encore joué le 13. Il n’avait pas une thune mais il a quand même payé un coup au gérant. J’ai l’impression qu’il a peur de se retrouver seul et qu’il fait des efforts afin de se faire aimer. Y a qu’à regarder comment, à chaque fois, il se met dans des schémas d’amitiés où il est pris en otage dans une domination symbolique par des personnalités perverses, par des gens qui lui montrent qu’ils ont une meilleure condition que la sienne, qu’ils ont un métier, un salaire, une copine, des convictions militantes ou bien des potes à profusion. Tous ces individus dont la perversion et le dégoût d’eux-mêmes les emmènent, un fois installés et confortables, à lui asséner que le système et la bourgeoisie et la domination et lalali, alors que, hiérarchiques, ils considèrent des gens comme Milou comme des assisté.es. Et bah Milou, comme les klebs, il aime se faire étrangler. Il a développé le syndrome du mec serviable et gentil, surtout envers des gens qui le méprisent. Mais je comprends ce qui a produit ça en lui. C’est qu’en exil, tu es déjà un peu mort. Alors la solitude vient souvent te rappeler ta futilité. Et pour se défaire de sa futilité et de sa vanité, faut avoir le charme de la démence.
Il fume vraiment trop de chichon Milou. Il faut qu’il lève le pied. Faut qu’il consulte. Macron peut peut-être lui conseiller kech cabinet pas cher. Moi, je lui ai conseillé de faire une formation en sécurité incendie. Qu’est-ce que tu veux que je lui dise d’autre ? Que le salariat est une horreur esclavagiste ?! Écoute ! Zebbi, je sais pas par où commencer, moi ! J’ai pas le talent de l’influence et j’ai moi aussi mes emmerdes ! Je peux pas tout le temps construire des propositions ! Et puis faut qu’il croûte Milou ! Il a un enfant à charge !

Quoi ? Sécurité incendie ? Je te promets que ça peut le faire si tu y regardes bien. Il va pas gérer un cabinet de conseil à l’Elysée mais ca fait son petit billet : formation d’un mois et puis taf ! Travaille ! Souffre comme tout le monde ! En plus c’est moins douloureux que de tenir à ces principes ! Tu surveilles si les bâtiments brûlent la nuit... Tu peux te rouler tes tire-boulettes et écouter Willie the pimp sans avoir énormément la culpabilité d’être mis sur le trottoir par le travail. Perso, le taf ça me remplit pas mon peigne mais je pense, moi aussi, faire sécurité incendie ou veilleur de nuit alors que j’ai deux, trois diplômes qui ne m’ont jamais servi. Je vais pas non plus continuer longtemps à mettre à jour mon CV ! Je vais pas accepter de prendre perpet en lettres de motivation ! Je vous le dis !
Je sais pas moi ! La vie simple est devenue complexe et je me sens encombré de toute part ! Nique ma vie si je tombe, ici, moi, j’ai personne ! Je dois me démerder ! Et c’est pas tous les jours que t’as un coup de schneck au tiercé ! La France, comme l’Algérie, est un pays très national. Faut pas déconner avec la garde prétorienne du marché du travail quand elle vient d’arriver, costume-cravate, de tel bled et repart en deux-deux vers un autre bled gérer les actifs de ses clients.

Djilali pense à cet homme nouveau, incessamment nouveau qu’il a parfois croisé en voyageant ; porteur de mallette, traîneur de valises roulantes, devant son ordinateur dans les free shops des zones d’embarquement en même temps qu’il parle dans un oreillette : l’homo aéroporus. Il se dit qu’on appelle ça « un voyageur à destination de », « en partance », ce qui ne veut absolument rien dire car le propre même du voyage est tout ce qui se présente à nous avant la destination. Si on réduit « voyager » à entrer dans un taxi, puis dans un aéroport, puis dans des sas de contrôle, des zones de décorporalisation nommées Duty Free (au lieu de Body Free), enfin dans un couloir menant à un avion et repartir de la même manière, alors pourquoi dire « voyageur » ? Homo aéroporus est bien plus à propos compte tenu du changement de paradigme anthropologique que cet homme représente, du système proto-corporatiste duquel il est tombé comme un fruit piqué. Il est ce produit de la gauche ultralibérale de start-upers qui, aujourd’hui, est ouvertement la digne représentante de l’esprit de droite le plus glauque : celui de l’organicisme hiérarchique, celui découlant de la phrénologie et de la craniométrie, ou bien celui des mysticismes royaux et des mythologies septentrionales des hyperborées. Tous ceux-ci sont bien évidemment des cooptations et des placements de produits. Alors que ce business de collusions se faisait encore en cachette, aujourd’hui c’est devenu tout un sport. Maintenant que l’ultranationalisme avoue qu’il a toujours été dissout dans le capital, il assume librement d’en être un prête-nom, d’être un objet comme un autre du marché néolibéral qu’on peut par exemple vendre lors d’émissions télévisuelles d’opinion.
C’est seulement aujourd’hui que quelques un.es crient au loup. Alors que le capitalisme cryptographique des qubits, des ordinateurs quantiques et des IA de prédiction qu’on nous a d’ores et déjà fourgué a juste terminé de mettre dans son quadrillage les uchronies de gauche et de droite qu’il s’amusa, durant tout un siècle, à nommer « politiques républicaines ». Ce n’est pas qu’aujourd’hui les loups sortent du bois ; mais plutôt l’illusion de la forêt qui a disparu. Le “Média” est le processus colonisateur selon lequel on nous intime des instincts capitalistes et on les exécute comme des injonctions compulsives, c’est-à-dire avec toute conscience. C’est dans ce bain-marie que barbotent les éternels mystifié.es, égaux à eux-mêmes, et autres épris du soldat-laboureur n’hésitant pas à emboîter le pas à leurs idoles : c’est sciemment qu’ils se médiatisent. Au temps de la royauté, ils mettaient ce drap sur leurs têtes qui les soustrayait au regard de Dieu afin de gober d’une bouchée des ortolans. Quand on sait que la mystique royale se pense ricochant de Dieu, qu’elle en est une forme revendiquée de dégradation, déchue sur terre, on comprend l’un des emblèmes du capitalisme technico-financier et pourquoi celui-ci nous considère comme une abjection, un affaiblissement de sa toute-puissance, des amishs et des gens qui ne peuvent aller chercher personne, mis à part du travail.
Le berceau des enfants de la terre est la terre elle-même, non celui du système dont les sous-tensions sont la crise permanente, la menace de la guerre, l’anti-terrorisme, la pauvreté salariale, la stratification. Système qui a éclaboussé le monde de HFT (High Frequency Trading) et de placements de produits afin de saturer les espaces de sa présence et devenir ainsi inéluctable. Que ces placements soient d’ailleurs de type économiques, politiciens ou communicationnels, la capitalisme comme évidence est une manoeuvre (avec tout le champ représentationnel de “manœuvre”), c’est une supercherie, une éducation à croire la supercherie, à ne penser que par son intercession, et parfois même à croire penser.

J’y achetais parfois des livres, là-bas, au Nanif. Oui ça m’arrive de bouquiner ! Parait que c’est bien vu en société, les cafés, les transports, les commissariats. Ça permet quelques fois d’éviter les contrôles policiers. Parfois. Les autres fois … , tu connais ! Les flics et l’administration “croient que”, ils ne pensent pas que… Ca je l’ai bien compris. Mais comme toute la société a été policée, ma barbarie peut-être cachée derrière une simple représentation : je bouquine donc je m’intègre. Je faisais ça quand j’étais sans faf : toujours un livre, des lunettes de vue et une écharpe ou un chapeau dans le sac, au cas où. Ça prouve bien qu’une certaine catégorie sociale, celle qui a du goût, est pour de bonnes raisons considérée comme amie de l’ordre. Parce qu’elle l’est. Les gouvernements veulent des corps de métiers normalisés, comme par exemple le web développeur, car il est un putain d’ami de l’ordre. Il ne fait pas grève, il gagne assez pour dépenser et avoir des crédits et n’a aucune épaisseur existentielle.
Au Nanif, oui ! Je ne sais pas. Quelque chose m’y a toujours mis mal à l’aise ... Sûrement pas les gens, ils y sont charmants et assez décontractés du périnée. C’est que je vais toujours partout en anonyme, ignorant, et il y a chez l’autre, cet autre là pourtant si proche de moi, quelque chose qui me demande constamment ma légitimité. C’est insupportable. D’où la cuite d’hier d’ailleurs, et puis celle d’avant-hier et celle de demain, et aussi ma consommation très suspecte de café.

C’est aussi que les lieux remplis de livres tout neufs m’angoissent. Les livres propres sur eux-mêmes, pas encore pliés, ne sentant pas le vieux papier me dépriment. Ça me rappelle les neuroleptiques et l’image insoutenable des nouveaux riches qui « bouquinent » eux aussi, en l’occurrence ceux de Cinq Avenues, de Boulevard de la Libération, de Notre Dame du Mont, de la Belle de Mai jusqu’au fin fond du 9e. Ils sont là ! Et ils l’affirment NFT et cartes bleues en main ! Ils veulent dépenser de la maille et boivent du “vin nat” à trente deux euros la bouteille, en plus dans les anciens troquets d’ouvriers ! Décuvant au soleil les lendemains de tournantes et déjeunant à midi à côté d’émeutes et de poubelles amoncelées. Je les vois des fois, au loin, derrière leurs barrières en canisses quand je vais prendre un sandwich merguez chez Tahar Bouzellouf, près de la mosquée du 1er. Tu les voies balafrer l’environnement rien que par leurs aises, ratatiné.es sur leurs terrasses d’appartements chichement acquis lors du dernier confinement. Tous.tes développeurs.euses web, designeurs.euses, graphistes, chef.fes de projets, dans la com ou le marketing, artistes contemporains comme autrefois de régime ou bien cadres dynamiques … , mais pas un.e seul.e coutelier.e ! Pas un.e seul.e ébéniste ou souffleur de verre ! Merde ! C’est à croire qu’on ne peut pas être carreleur et aimer Joseph Beuys. Bah mon cousin, lui, il travaille au Marché des Arnavaux et il code des scripts en Rust pour passer le temps. Il a le clavier mécanique à trois cent balles, la capuche, les boots et le compte Reddit. C’est un geekos oui, mais avec des notions de fruits et légumes. Il est où le soucis !?

Enfin, pour dire qu’il y a des lieux comme ca, comme les librairies, qui me foutent le cafard. C’est terrible d’en arriver là, de fonctionner par associations. Mais c’est parce que ce réel, ce réel là, le leur, est malsain. Ca atomise. Ça crée des aigris de vingt-et-un ans tout ce bordel.

Question troquet, je préférais, il y a quelques années, aller aux Maraîchers, chez Serge, à la Plaine, chez Brahim dans le 15e ou chez les nombreux cousins qui y tiennent des lessiveuses. Les meilleurs bars de Marseille sont, ici, dans les quartiers nord, y a pas à chier !

Chez Serge avant, c’était aussi Chez Yop. Genre de trou où à 20h ça commence déjà à vomir sur le comptoir. Vers la fin, c’était beaucoup trop lugubre. Serge a repris la baraque. Chemise hawaïenne, bedaine, chevalière, il parle pas des masses, tu peux fumer à l’intérieur, il fait bien les mauresques et il paye au moins trois tournées du patron. Parfois, il parle de méditerranée. Je ne demande rien de plus. Mais la gentry débarquée, ça a été envahi par les régiments de la néo-hype : des personnes qui connaissent tout, qui ont déjà des acquis dans le foncier et qui ont 17 ans. De la sauce chirashi aux écrits de Bakhtine, ils ont un avis sur tout zebbi ! Et un avis tranché sur des choses dont, cinq minutes auparavant, ils ne se doutaient même pas.

C’est dans ce genre de situation, lorsqu’il est confronté à des gens “médiés” que Djilali sent qu’il vieillit, que non seulement le temps passe mais que, de surcroît, il n’est pas restitué. Le principal souci qu’on aura sera de revivifier notre capacité à restituer le temps dans sa durée. Vraiment. Et de plus en plus.

Serge pensait fermer boutique, il y a deux ans, parce que ça le déprimait ce nouveau paysage de client.es tous.tes interchangeables. Il avait triplé sa consommation de clopes. Il fume des 100s. J’ai arrêté d’y aller, sauf quand le hasard fait qu’au passage j’aperçoive Serge, seul, cloper derrière son comptoir. Je passe dire bonjour. Ça maintient en vie.

Il y a cinq jours de ca, j’ai discuté avec Nora, une ancienne camarade de collège. Elle vit maintenant à Abidjan. Elle vient parfois à Marseille boire des coups avec quelques-unes de ses connaissances : cols blancs et emperlousées ainsi qu’ancien.nes socialistes émotionnels, tous ces gens de type “Indignez-vous !”. Des gens rémunérés pour défendre la veuve contre l’orphelin. Même qu’ils s’enchantent très ouvertement des épices des marchés de Dakar ou de Fès - vendues par des enfants de 6 ans - C’est le côté droite profonde de la gauche pater.

Avec Nora, on parle boulitik. Du moins je l’écoute parler. En ce moment, du fait que la droite conservatrice algérienne, celle-là même qui est entrée en gare lors du dernier ré-aiguillage, s’exporte ici en France et dans tout l’occident sous forme d’une gauche francophone passe-partout. Nora disait, à juste titre, que cette caste était très majoritairement algéro-algéroise, c’est-à-dire centraliste et ultralibérale mais très bien encrée dans le marché culturel urbain. Elle la décrivait comme une forme d’aristocratie de la contesta, qui peut aller s’indigner du manque de laïcité en Iran, des lois Macron sans en connaître le substrat mais, en bons amis des logiques managériales, elle est complice de l’effacement de toute culture vernaculaire en Afrique. La cause importe peu, pourvu qu’il y ait une marchandise du souk militant à échanger le soir-même dans les différents bars de la Plaine et de Cours Julien. C’est ça la gauche algérienne : une extrême droite comme une autre, bipolaire, patriote ou anarchiste selon le contexte et l’endroit. J’étais d’accord avec Nora, car j’avoue sans rougir que je n’ai jamais été fier de venir de quelque part. Je n’ai même jamais été fier de quoi que ce soit. À part une seule fois où j’avais réussi à tenir quatre heures à jouer à Tétris sans perdre. Ou encore quand j’ai débouché pour la première fois une bière avec une ceinture de sécurité de voiture. Sinon aucune autre sorte de fierté. De quoi être fier !? Sincèrement, dites-le moi ! Comment ? Où ? La fierté à elle seule me chamboule mon transit. Alors là, coupée avec des produits chimiques comme le patriotisme ... Le seul patriotisme que j’ai est celui qui n’en est pas d’affectionner l’odeur de l’herbe coupée sur le lieu qui s’est hasardé à me voir naître. Et encore c’est déjà beaucoup.

Quelques instants après, Nora voulait parler de Kateb Yacine. Je ne sais pas pourquoi.

Djilali note alors qu’il a vu beaucoup de personnes qui, de ces milieux culturels algérois et sous égide d’une propagande ou d’une autre, en viennent à parler de Kateb Yacine. Il trouve ça très suspect. C’est certainement parce qu’ils ont toujours voulu en récupérer l’aura vu son rayonnement culturel tellement compatible avec le cahier des charges des MAE : il ne faut jamais sous-estimer le fait que la bourgeoisie n’ait aucune poésie. Kateb, lui, avait une réelle sensibilité. Il avait une tendresse envers ses semblables. Même si, étudiant, il était de ceux qui pensaient qu’un paysan n’était qu’un “estomac”, “une catapulte”. Il avait ce talent à hanter les mots d’une langue par une âme empruntée à une autre langue. Sinon comment aurait-il écrit ses Soliloques. C’est parmi les choses qui sont attendues d’une poésie ; à ce qu’elle soulève d’une langue ce qui se cache sous les pierres (scolopendres, lichen, araignées …). Mais ça, ça n’intéresse pas grand monde, pensa Djilali, car on n’aime lire que ce qu’on purge de sa substance. C’est le complexe de la culture. La culture a un intérêt d’usage et d’utilité envers la littérature, la poésie ou la philosophie. Elle les transforme encore une fois en objets fonctionnels. Kateb Yacine, et il n’en est malheureusement pas responsable, a été iconisé, et sur toute icône se fixent les cultes fétichistes de la bourgeoisie triomphante, de la bourgeoisie en formation, là-même où elle nous dépossède de nos moyens de sauvegarde et nous exproprie de notre propre histoire. Sinon, on aurait su des choses profondes sur l’écriture de Yacine le Keblouti, ayant toute sa vie été hanté par les mystères d’un peuple, que c’est entre autres en picolant avec Mohya, à l’époque où Ménilmontant était interdit au fascisme, que celui-ci lui avait confié que le paysan n’était pas qu’un estomac, n’était pas qu’une catapulte : « [...] Fallait pas partir. Si j’étais resté au collège, ils ne m’auraient pas arrêté. Je serais encore étudiant, pas manœuvre, et je ne serais pas enfermé une seconde fois, pour un coup de tête. Fallait rester au collège, comme disait le chef de district. Fallait rester au collège, au poste. Fallait écouter le chef de district. Mais les Européens s’étaient groupés. Ils avaient déplacé les lits. Ils se montraient les armes de leurs papas. Y avait plus ni principal ni pions. L’odeur des cuisines n’arrivait plus. Le cuisinier et l’économe s’étaient enfuis. Ils avaient peur de nous, de nous, de nous ! Les manifestants s’étaient volatilisés. Je suis passé à l’étude. J’ai pris les tracts. J’ai caché la Vie d’Abdelkader. J’ai ressenti la force des idées. J’ai trouvé l’Algérie irascible. Sa respiration... La respiration de l’Algérie suffisait. Suffisait à chasser les mouches. Puis l’Algérie elle même est devenue... Devenue traîtreusement une mouche. Mais les fourmis, les fourmis rouges, Les fourmis rouges venaient à la rescousse. Je suis parti avec les tracts. Je les enterrés dans la rivière. J’ai tracé sur le sable un plan... Un plan de manifestation future. Qu’on me donne cette rivière, et je me battrai. Je me battrai avec du sable et de l’eau. De l’eau fraîche, du sable chaud. Je me battrai. J’étais décidé. Je voyais donc loin. Très loin. Je voyais un paysan arc-bouté comme une catapulte. Je l’appelai, mais il ne vint pas. Il me fit signe. Il me fit signe qu’il était en guerre. En guerre avec son estomac, Tout le monde sait... Tout le monde sait qu’un paysan n’a pas d’esprit. Un paysan n’est qu’un estomac. Une catapulte. Moi j’étais étudiant. J’étais une puce. Une puce sentimentale... Les fleurs des peupliers... Les fleurs des peupliers éclataient en bourre soyeuse. Moi j’étais en guerre. Je divertissais le paysan. Je voulais qu’il oublie sa faim. Je faisais le fou. Je faisais le fou devant mon père le paysan. Je bombardais la lune dans la rivière  » ( extrait de Nedjma de Kateb Yacine ). Prose urgente, implosive, pirate, n’empruntant pas du tout les chemins de la précision. Lui qu’on voulait stalinien éradicateur, durant ses quatre cent coups en RDA, avec Issiakhem, qu’on poussait vers un conservatisme néo-bourgeois, une bohème confortable, et qui s’en est départi au nom d’une conscience de classe quasi pasolinienne. Mais, malgré tout, Djilali n’y a que très peu été attiré. La prose, la poésie écrite ne l’ont jamais touché. Petit, il était fasciné par une autre poésie beaucoup plus minérale, celle des poèmes des ramasseurs.euses d’olives, la poésie des moissonneurs, les chants des fontaines dont il a appris quelques passages, dont il lui reste quelques présences. Puis une fois déménagé vers l’ouest, il fut subjugué par les complaintes et les chants des plaines, des cavaliers, des fantasias, la texture sonore du guessab (flûte en bambou brûlé typique des aurès). La littérature, pour lui, est fatigante de procédés.

On a digressé sur des choses comme ça avec Nora. Elle veut souvent parler de choses et d’autres. Je la respecte beaucoup, c’est pourquoi je ne lui dit pas – moi, sale hypocrite – que je n’en ai vraiment rien à foutre de toutes ces choses, des choses lourdes de l’esprit contemporain, des mignardises où faire du cinéma est passible de légion d’honneur ou de palme d’or alors que les gens et comment ils s’ennuient tout le monde s’en tape les qlaouis. Le souci est qu’il y a toute une classe se pensant tout-à-fait engagée à l’endroit où elle ne se pense même plus elle-même. Mais enfin, tout ça est vain et prise de tête. Ce qui est le plus important est que Nora a maintenant deux filles avec Siandou, son compagnon. Y a pas si longtemps que ca, elle a arrêté les études et le whiskey. Elle essaye de faire la mère, Siandou, le père, et tous tentent de faire des trucs d’adultes quoi…

Enfin voilà… . Dernièrement, Ciro, mon voisin apulien, a déserté l’enseignement et s’est mis à réparer des Motobécane. Ça l’a pris d’un coup. Il était à cinq ans de la retraite. On se voit peu ces derniers temps. Une fois par mois. On fume une clope, on se dit qu’il fait beau. On parle de joint spi, de rayonnage, de rechromer ses motos. On pense à faire un jardin partagé si un jour on a un jardin, quand le printemps reviendra. Peut-être …
Il vient de Bari, et
c’est un grand bousillé de fanfares et de musiques des balkans mon voisin. Une fois, il avait insisté pour me faire une pizza. J’avais rien demandé. Mais je le dépanne en tabac depuis deux ans mon vié ! À chaque fois qu’on boit un coup, il me péta toute la soirée et c’est toujours la même musique : “ Djilaaali, tou sais que j’ai arrêté de fumer !”. Zebbi, c’est fou combien fument les gens qui ont arrêté ! Au bout de deux ans, il s’est dit : “Wech, je vais le remercier en lui faisant ma spécialité”. Fallait voir la spécialité ! La pâte était tellement dure qu’elle relevait de l’arme blanche. Tu pouvais attaquer une banque ou une supérette avec sa pizza. En plus il m’avait forcé à en manger les trois quarts le hallouf ! Depuis ce jour là, je dis à tout le monde qu’il s’appelle Benito rien que pour lui casser les couilles. Le jour où il l’a appris, il a couru taper à ma porte. Il était trempé, les yeux révulsés et, quand je lui ai ouvert, il m’a gueulé dessus avec une musique spéciale barese : “Mare de Ddèu, Djilali ! Ma ieu non su Mussulin ! Sì nu tremone ! Ma je ne soui pas Mouuussolini !’. C’était tellement bien chanté et gesticulé que je lui avais payé un coup. Même si je sentais l’insulte traîner dans quelques mots. Et puis il s’était mis, quelques minutes plus tard, à me parler des fanfares de Bakija Bakić et on s’était réécouté Avaj Mo Cavo de Šaban Bajramović. J’avais eu une sorte de révélation. Ca ne servira probablement jamais à rien mais je la dis quand même puisque vous insistez : je m’étais rendu compte que les anciennes touchias dont je suspecte l’origine byzantine ; ces rythmes chancelants accompagnant les chants inauguraux des maqams turques ou de la musique chaâbi et arabo-andalouse, et bah ils sont présents en filigrane dans les plus grands thèmes de la musique balkanique. Il n’y a, par exemple, qu’à écouter Turski Mekam pour le ressentir. Je ne sais pas si c’est important comme découverte ...

Associer des choses plonge Djilali dans une sorte d’archéologie de la sensation où il fait de l’histoire par d’autres étiers que celui empirique de la méthodologie scientifique. Il se sent, le temps de ses absences où il échafaude des mondes que personne ne connaît, libéré de son propre poids. Et à chaque absence advenue l’envoyant dans une forme d’insondable, il crée une contrainte afin de la faire végéter. Il commence réellement à créer sa propre condition atmosphérique. Je ne sais plus qui disait qu’il faudrait mettre du plat dans la profondeur.

IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 14 - Série : Fantomatisme et Passages, titre : Plat et profondeur. #1.
Fable documentaire : Développement et dessin sur photogramme trempé dans différents liquides dont naphta, huile. Spray fixateur, poussière, lame de rasoir sur cliché.

Djilali se dit qu’il a beau vouloir s’adresser, comme il se l’est dit, “à toute mémoire vive” mais tout ça risquait de ne pas intéresser grand monde. Pourtant, il parle de choses concrètes et physiques, il essaye de consolider ce qui de sa vie lui apparaît direct. Pourtant, ce qu’il décrit, les méthodes qu’ont les gens à s’emmerder, trouver des combines, se perdre avec une extrême application et tourner le dos à l’histoire …, tout ça foisonne de vie et de micromondes. Il a alors peur de ne pas être à la hauteur de son geste, car s’adresser au passage nécessite un dosage méticuleux de sa personne afin de se laisser aller à la dérive en apprenant à passer.
Il essaye de se raccrocher à des choses concrètes afin de limiter sa dérive, de la contenir dans une mer pas trop agitée et, se dit en lui-même, qu’il doit donc imaginer un destinataire à ses pensées. Il songe alors aux amis, à tous ces visages qui sont venus se mettre en face de lui et marquer sa mémoire de leurs mesures, de leurs grains, de façons de sourire, d’enrager et d’être timide. Tous ces gens dont il a appris la folie, que lui reste-t-il d’eux ?

Encore une fois, je voulais vous écrire et vous raconter un naufrage. Vous le raconter dans une langue que je ne connais pas.
Langue que j’ai dévalisée, contrainte,
malaxée, rapiécée
trouée de partout,
en permanence.

Je voulais vous écrire une lettre insignifiante car je sais très bien que les lettres restent mortes et qu’écrire ne veut strictement rien dire.

Que l’on ne se considère pas mutuellement nous va carrément sur mesure ! Je sais bien que ma présence ici, en France, est dans l’inconscient des plus engagés d’entre vous, une infraction. Une dissonance dans votre monophonie : ride inattendue venant étonner votre teint et flétrir votre existence. Je m’excuserais presque de troubler vos routines si je n’avais malgré tout un peu mal au cul.

D’autre part, vu l’état dans lequel vos politiques ont foutu le monde, je porte à votre connaissance que les années qui viennent seront placées sous le signe du vers solitaire. Les Années Ténias seront bien pires que les Années d’hiver.
La présence de la guerre sera encore plus vicieuse que la guerre elle-même, et les gens genteront, les trous-du-cul nous auront gavés de refus. Le prix des choses sera encore plus découplé des choses auxquelles il était encore arrimé. Ça sera exactement comme j’ai l’honneur de vous le dire : on nous vissera des bouchons et on nous empêchera à tous les niveaux. L’air, l’eau, la terre et le feu seront définitivement payants. On se soulèvera et on nous automatisera le soulèvement afin de nous normaliser.

Je signale, en outre, que je suis exilé chez vous pour diverses raisons : violenté, effacé et entouré de murs dans le pays où j’ai vu le jour. Par ailleurs et pour rappel, je me la ramène pas beaucoup avec ça, mais sachez que votre système si distributif n’a toujours pas payé mon grand-père, mort sans retraite alors qu’il avait charbonné jusqu’à ses 70 ans chez monsieur Bouygues.

Je me suis souvent demandé, parmi vous, comment avoir présence. En ai-je une, ici ? N’existe-t-elle qu’en rapport aux vôtres ? Ma pensée, ma folie et mon corps ne réagiraient-ils que parce que les vôtres ? Votre indifférence a bien des fois failli me transformer. Depuis que l’on se connaît, nous ne faisons que coexister bien prudemment les uns à côté des autres. Disons-nous les choses : nous n’avons communié que dans des tentatives échouées de nous rencontrer. Même qu’au fond, on n’en a pas vraiment très envie. Nous avons développé une élégance à se repousser mutuellement. Et de cette élégance on tombera vite dans une démarche de courtoisie qui nous achèvera. Nous serons seuls, vieux et terminus. Sous France, après vingt-cinq ans de résidence, j’ai eu le temps de faire le tour du monde des préfectures, des consulats, des suspicions, des refoulés, de votre “bien propre sur soi”. Alors comme ca, vous me tolériez hein ! J’étais tout ce temps votre “moindre mal”. Là, comme un vase contenant une fleur morte, quelque chose à oublier et bien souvent rien du tout : je contiens très objectivement une absence et, que cela soit ici ou dans le là-bas, je suis en cours de rejet par les communautés en formation. --- Le scorpion entouré par les flammes s’inflige une piqûre mortelle, non parce que la notion de “moindre mal” lui est accessible mais parce que son être-au-monde est la piqûre-même.

Du fin fond de vos indignations, vous aviez du mal à vous joindre à la mienne ou à lui aménager un espace. Tous mes enchantements sont pour vous des breloques exotiques. Regardons-nous en face : nous n’avons d’intérêt les uns aux autres que zoologique. Je suis empaillé dans une temporalité anhistorique où mon corps est un enjeu.
La blessure qui est la vôtre est celle-ci : vous n’êtes unis et prenez place qu’en lieu d’effacement de l’autre. C’est pourquoi votre histoire est jalonnée de crimes. Êtres de vitesse et de performance, vous êtes de dangereux prédateurs !

Tout ceci considéré, permettez donc que je vous dise que vous êtes très inquiétants. Tous ces engrenages constitués de dénis créent en vous une zone d’ombre en forme de brisure. Vous couvez un angle mort où s’amoncellent des cadavres symboliques qu’il va falloir vous coltiner. Je ne peux pas le faire à votre place. Car là, à l’intérieur de cette image, gît votre impuissance et la mienne, et là je suis assigné à résidence.

Malgré tout, j’en viens à vous renouveler mon amitié, car il ne nous restera que le vertige de celle-ci le jour où il faudra danser autour des flammes, quand tout sera brûlé et que vos guerres seront à terme.
Alors, on danse ?

Voici ma sincère contribution : ici, mon corps, vocable d’une histoire partagée, toujours en cicatrice ouverte, est une incitation à la perplexité. Je réside dans vos doutes et ne sais même plus votre existence.

Je vous prie, quoi que vous soyez, de croire en mes sentiments, les meilleurs de leur génération.

Bien à vous,
Djilali

IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 27 - Série : Fantomatisme et Passages, titre : Exister dans vos doutes.
Fable documentaire : Peinture sur l’une des 4 faces d’une boîte en carton. Réimpression.

Djilali est heureux d’avoir pu aller au bout de son geste.
Lui qui alternait les montées et les descentes émotionnelles, il sent maintenant ses hauts et ses bas se réconcilier comme s’il avait, en dedans, pris la mesure de ses propres reliefs. Comme s’il s’était mis en résonance avec quelques soubassements pulsionnels qui, dans la structuration de la société où il évolue, agissent là où ils se dérobent. En son étymologie, « pulsion » veut dire « poussée », et cette poussée en lui vient de résister à toutes les dissections, les sémiologies, les schématisations, les tentatives de modélisation et modes de classement. Toute poussée oppose une permanente tension aux considérations et aux schémas modéliques en en déjouant les horizontalités par des verticalités soudaines. Ou bien, comme par “prise de terre”, en rappelant au sol des hauteurs trop foudroyantes.

Djilali vient de faire l’orographie de son intériorité.

Il en est conscient et accepte son nouveau devenir. Il se refait même un café, en prenant son temps et, pour l’occasion, ressort la cafetière à piston ainsi que le vieux moulin à café qui appartenait à sa grand-mère. Djilali a fait un tour en lui-même et se sent revenu de voyage. L’impression évidente d’avoir atteint une étape en lui où sa vision peut s’élargir, il y fait alors une pause pour regarder au loin.
Mais il n’y a, après les sommets, pas autre chose que les chutes.

Il exécute chaque étape très lentement, jusqu’à sentir l’odeur du café lui parvenir petit à petit aux narines comme un fondu sonore marque l’ouverture d’un film. Café court et serré, petite mousse, un quart de cuillère à sucre juste pour le plaisir de le voir disparaitre lentement dans le noir. Il inhale les premiers arômes terreux, acidité très légère remontant au nez. Il avale la première lampée et suit attentivement la vague de chaleur descendre les différents paliers de son oesophage et activer, à chaque palier, une petite récréation. Sa pupille réagit et il expire le repos. Comme compagne de voyage, une cigarette aurait été plus que bienvenue, mais plus de clopes, plus de thune, plus d’inquiétude.

D’abord prenant le temps, puis pas plus tard que les trois ou quatre premières gorgées, ses yeux commencent à avoir ce même reflet opaque et distant cachant toujours la même cuisine interne. Sa peau est froide, le café amer, les dents qui se serrent et dès le premier bout d’angle rongé, c’est déjà la capitulation. Le visage tendu, il se rend compte que des monstres en pleine reproduction rôdent dans sa tête : Pôle Emploi, les contrôles de flics, la CAF, les punaises de lit qu’il s’est tapées pendant un an, la moisissure chez lui, Macron, le bruit du marteau-piqueur chaque matin, les culturels d’Alger et de Paris envahissant Marseille en même temps que Mélenchon, un ongle incarné à l’orteil car chaussures trop petites, les hirakistes de luxe parti.es prendre des selfies dans les manifs en Algérie et revenu.es les montrer dans les réseaux sociaux, France Culture, cinq fois chopé Covid-19, le fait qu’il lui manque toujours 19 euros pour en faire 20, les associations qui viennent dans les quartiers faire de l’art qui vous veut du bien, un hématome spontané apparu sur la cuisse, où est-ce qu’il a paumé sa carte vitale ?, encore une fois la guerre, l’inflation, l’arkontomporin, ses premières crises hémorroïdaires, les amitiés trompeuses, la disparition des gens qu’il aime, le loyer à payer, …, la série des choses dont l’évocation lui pourrit la vie est non exhaustive.

De son enfance, il se rappelle le goût de l’eau : cette eau qu’il buvait à même le ruisseau, à côté de la Source aux Pirates. Il se rappelle de beaucoup d’odeurs de la forêt quand, avec sa mère, il allait chercher les fagots de bois, celle des champs de lavande ou des sillons de labour entourés par la luzerne. Il a ce souvenir de la première fois qu’il a fabriqué une sarbacane pour tirer des graines d’eucalyptus, de la première fois qu’il voulut connaître la folie et qu’il avait mangé de la halba (fenugrec). Et puis de la découverte des poissonneries de Béjaia et de la Madrague au mois de mars, quand le soleil se couche. Il se demande où sont donc passés tous ces amis et tous ces lieux dont il est pourtant habité. Il rit presque quand il songe au fait que la CAF n’en a rien à foutre de tout ça. L’idée lui apparaît alors évidente : l’absurdité historique de sa présence disloquée et le désir de descendre en Afrique pour être proche de ces images, encore un peu, retrouver ses (res)sources.
Le voyage coûtait moins cher et durait moins longtemps qu’un trajet vers le Queyras. Alors, il acheta le billet un samedi, avant que sa banque ne puisse se rendre compte, en début de semaine, qu’il avait démultiplié son découvert.

Il était né un dimanche d’avril et il descendit à l’aéroport d’Alger un autre dimanche d’avril, après 25 ans d’exil. Dans un taxi collectif chopé à Kharrouba, il prit la route vers un endroit qui occupait ses pensées, à Tissemsilt, dans les hauts plateaux du Sersou, en plein dans la région des vents : la steppe algéro-oranaise où, avec sa famille, ils déménagèrent quand il avait encore 10 ans.

De ce voyage en taxi, on ne va décrire, ici, que quelques éléments factuels car description périlleuse et nécessitant de mélanger des éléments trop instables : elle est encore dangereuse pour nous. Dans une prochaine percée, nous essayerons peut-être de restituer ce passage et d’en aménager les perspectives.

IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 30 - série : Fantomatisme et Passages, titre : Échappée, #1.
Fable documentaire : Crayon, charbon et poussière sur polaroid traité au naphta. Spray fixateur, poussière, lame de rasoir sur polaroid. Réimpression.
IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 34 - série : Fantomatisme et Passages, titre : Échappée, #5.
Fable documentaire : Crayon, charbon et poussière sur polaroid, naphta et chiffon sur polaroid. Spray fixateur, poussière, lame de rasoir sur polaroid. Réimpression.
IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 33 - série : Fantomatisme et Passages, titre : Échappées, #4.
Fable documentaire : Crayon, charbon et poussière sur polaroid, naphta et chiffon sur polaroid. Spray fixateur, poussière, lame de rasoir sur polaroid. Réimpression.
IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 31 - série : Fantomatisme et Passages, titre : Échappée, #2.
Fable documentaire : Crayon, charbon et poussière sur polaroid, naphta et chiffon sur polaroid. Spray fixateur, poussière, lame de rasoir sur polaroid. Réimpression.
IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 32 - série : Fantomatisme et Passages, titre : Échappée. #3.
Fable documentaire : Crayon, charbon et poussière sur polaroid, naphta et chiffon sur polaroid. Spray fixateur, poussière, lame de rasoir sur polaroid. Réimpression.

Sur la route et aux abords des premiers grands plats, au sortir de la ligne septentrionale par l’autoroute, il vit à travers la vitre du véhicule une image qui l’avait atteint au plus profond de son être, si profondément qu’il ne pouvait ni repérer la zone où ça l’avait à ce point remué, ni trouver comment nommer cette sensation d’échappée et de dissolution du moi qu’il éprouva : à travers les rafales de vents encore froids à cette période de l’année, au loin, un âne au milieu d’un champ de plusieurs kilomètres et ne sachant où s’abriter, est figé sur place car le vent et le givre, inéluctables, tombent de tout côté. Devant, à quelques mètres de là et luttant contre les bourrasques, un petit garçon chargé d’un énorme cartable et habillé d’un tablier revient de l’école.
Ce fut le sentiment le plus puissant que Djilali n’avait jamais éprouvé. Il ressentit, un instant, que le véhicule dans lequel il se trouvait avait été percuté par cette apparition. Ses yeux se remplirent alors de larmes sans même qu’il ne s’en rendit compte. L’image avait directement atteint le nerf. Mais pourquoi  ? Il ne le sut que plus tard.

IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 36 - série : Fantomatisme et Passages, titre : Comme d’une chambre on sort par le toit.
Fable documentaire : Crayon, charbon et poussière sur polaroid, naphta et chiffon sur polaroid. Spray fixateur, poussière, lame de rasoir sur polaroid. Réimpression.
IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 36 - série : Fantomatisme et Passages, titre : Comme d’une chambre on sort par le toit.
Fable documentaire : Crayon, charbon et poussière sur polaroid, naphta et chiffon sur polaroid. Spray fixateur, poussière, lame de rasoir sur polaroid. Réimpression.

Arrivé sur place, dans son village natal, il ouvrit la porte de la maison de son grand-père restée fermée durant plus de 20 ans. Il sentit, sur le palier, un cortège de fantômes sortir l’interroger. Il s’assit quelques minutes dans la maison vide, à côté d’un carton sur lequel avaient coulé eau et plâtre. Il alluma une cigarette, remplit une bouteille d’eau du robinet et sortit marcher : marcher et voir, voir si par hasard ...

Dans la rue, que des regards. Rien de connu. Les magasins n’étaient plus les mêmes. Les rues ne menaient plus là où elles menaient. Mokhtar avait fermé sa cordonnerie, l’école de ses premiers souvenirs avait été déplacée en dehors de la ville, la friche où il allait pisser avec ses camarades de classe s’était transformée en bureau d’étude, à côté d’un panneau où il était écrit « Espace Publicitaire ». Mais allons-y pour les retrouvailles, Djilali se concentra sur les odeurs encore présentes du pain sortant des fenêtres, le carvi des étals à épices du marché, les chats errants encore là, égayant les ruelles de leur courses-poursuites et de leurs pas dilatés. Il écouta les lieux et posa son esprit sur les sons et les musicalités qui se dégageaient des places quand, posté à quelques mètres, il y tendait l’oreille. Les gens qui avaient l’air en navigation et qui n’avaient rien à faire de la journée, et puis l’art de l’exagération quand ils se racontaient leurs peines et leurs aventures. Cet art qui réchauffe le réel et qui lui avait tant manqué. Il faut se méfier de la bêtise des gens intelligents, se dit-il, car leurs poussées sont sophistiquées et leurs gestes certains : ils oublient les odeurs, les sons, les entrecoupements et que le temps vécu est une ellipse.

Djilali, aux dernières lueurs du soir, revient sur ses pas et se dirige vers cette maison remplie d’absences qui l’avait malgré tout accueilli, dans laquelle il dormira ce soir à même le sol, sur une paillasse de 5 cm d’épaisseur, et que c’est même pas grave, et que même dormant seul il est content. Il rentre affable, ivre de sensations et de simplicité, quasiment amoureux de son prochain, s’impatientant de se rouler ce petit pétard du soir en regardant si le ciel est le même que celui de là bas et si les étoiles continuent de s’éloigner.

Sur son chemin, de nouveaux bâtiments sont apparus. Il croit reconnaître la petite ruelle se démarquant de la nationale menant chez quelqu’un de sa famille : son oncle Mouhouche qui cassait les couilles à tout le monde, qui lui avait au bout du compte cassé les reins en lui disant tout le temps : « Toi petit con, tu finiras enchaîné ! Enchaîné ! Sale voyou que tu es ! Rentre chez ta mère ! Tu verras ! Ça se voit à ta dégaine, tu finiras dans un trou ! ». Sacré Mouhouche. Djilali aurait aimé lui dire, si son oncle avait encore été en vie, que son neveu avait finalement fini dans autre chose de pas très différent : exil fois deux, alcool, dettes de jeu, impuissance politique. Mais que veux-tu ?!...

Il passe alors devant la vieille maison de Mouhouche : encore là, branlante, murs teintés de suie ; un feu a dû s’y déclarer. Il y remarque une lumière. Des gens doivent y avoir emménagé depuis tout ce temps. Vingt-cinq ans à ne pas être là... À ajouter aux nombreux moments d’absence dont il s’est fait une vocation. L’absence l’a tellement habité, tant contaminé qu’elle est à présent son métier.
Il se met sur le palier de la porte, caresse le bois des garde-fous et suit de sa main les lézardes des murs (matérialité du souvenir). Il réunit tout ce qui est présent en lui afin de se remémorer exactement les choses qu’il a vécues dans cet endroit. Le temps passe puis s’arrête.

Quelqu’un ayant remarqué sa présence sort de la maison. La porte s’entrouvre et Djilali eut à peine le temps de lever la tête que le visage de son oncle Mouhouche lui apparut. C’était lui ! Et bien en vie ! Barbe blanche, cernes noirs, courbé par le temps et encore recroquevillé sur sa hargne. Les deux hommes se figèrent. Les poings serrés, le souffle court et les yeux rouges, Djilali s’approcha de Mouhouche et lui écrasa la trachée à mains nues.

Il s’assit ensuite sur une marche, au seuil de la maison, n’arrivant ni à croire ni à comprendre ce qui venait d’arriver. Ses mains tremblaient mais restaient serrées et une envie de vomir lui remonta par le point le plus aigu du ventre.

Il regarda ses mains et en scruta les veines comme s’il venait de se voir pour la première fois et de découvrir un inconnu. Il regarda autour de lui, puis vers le ciel. Un nuage arrivait, chargé d’eau. Derrière lui, gisait un souvenir l’ayant cueilli à son murissement. Devant lui, un entrelacs de mémoires et d’événements s’extirpant des zones les plus sombres des nuages. De l’intérieur de la vieille maison, la télévision encore allumée diffusait une captation d’ahellil dont les mots semblaient se traduire comme suit :

Vois, mon oeil, entends mon oreille,
délie-toi ma langue et ainsi va mon cœur !

Et que mes pieds me portent.
( شوفي يا عيني، سمعي يا وذني(يوو)، روح يا لساني، باش تتمشّاو رجلييّا )

( ⴰⵢ ⵓⵍ ⵉⵏⵓ ⴽⵓⵍⵛⵉ ⵉⴱⴰⵏ ⴰⴷ ⵉⴽⴼⵓ )

Djilali sortit une cigarette, l’alluma, tira dessus. Dans le creux de sa pensée, un vide opaque s’installa. Il s’y enfonça alors sans laisser de trace.

Il était là, immobile, à l’orée ou au sortir d’un abîme, comme en proie à un vertige.
Ses pensées se bousculent, ses émotions s’agitent, il tente de lutter mais rien en lui ne se décante. Le vide est maintenant omniprésent, tout est en suspens, dans cette béance mentale où tout n’est que silence. Un son suraigu lui traîne dans l’oreille comme après un assourdissement. Il eut peur de ne plus pouvoir bouger alors il resta scellé sur place. Par moments, il ne savait pas s’il était captif de sa torpeur ou libéré de son enveloppe charnelle. De petites hallucinations s’installèrent progressivement, coupant sa présence par de nombreuses apnées. Il comprit, en sentant quelque chose l’aspirer par le bas, que ses chaussures dépassant la zone abritée par l’auvent étaient complètement trempées. Il se laissa aller à cette sensation d’aspiration et il s’imagina devenir moindre minéralité, voyageant le long de réseaux de racines et de plantes. Il est alors, successivement, pollen ou sève, cépée d’un taillis de bouleaux au milieu d’un bosquet, zone ombragée d’une forêt de mélèzes où, aux premières rosées, l’ail des ours lance ses pistils, où l’animal vient se nourrir. Maintenant, il peut enfin se laisser aller et prendre du champ.

Devant lui, à quelques mètres, un énorme tronc d’eucalyptus déraciné. Comme lui, ce bout d’arbre était en plein assèchement. Il sentit en ce bois mort un prolongement de lui-même. Il se leva et alla le frôler.
Tout était devenu flou, comme si la réalité avait été dissoute, ne lui laissant que des impressions de lui-même, comme s’il était en train de témoigner de son propre présent. Le temps n’avait plus aucune signification. Djilali ne savait plus depuis combien de temps il était là. Tout autour de lui s’éloignait et lui parvenait, distant, comme un point de silence lors d’un profond sommeil. Il sentit un froid par son flanc gauche. Il s’allongea sous une branche proéminente de cet arbre qui lui disait bonjour et l’attirait comme un “approche-coeur”.
Il dormit accroupi, les jambes repliées sur le ventre, entouré de ses propres bras.

Et il s’engouffra calmement en lui-même.

Et ouvertement, il voua son coeur à la terre grave et souffrante et lui promit de ne mépriser aucune de ses énigmes …

IMAGE FICTIVE / Fiction : Fragment hétérographique n° 38 - série : Fantômatisme et Passages, titre : l’Approche-coeur.
Fable documentaire : Crayon, charbon et poussière sur polaroid, naphta et chiffon sur polaroid. Spray fixateur, lame de rasoir sur polaroid. Réimpression.

Et ouvertement, je vouai mon coeur à la terre grave et souffrante et souvent dans la nuit sacrée, je lui promis de l’aimer fidèlement, sans peur, jusqu’à la mort, avec un lourd fardeau de fatalités et de ne mépriser aucune de ses énigmes.

Friedrich Hölderlin. La Mort d’Empedocle.

Quelques heures plus tard, des hommes en bottes vinrent emmener Djilali.

Il partit menottes aux poignets.

On l’enchaîna et, oui,

il finît dans un trou.

Spinalonga, janvier 2023.

[1Maurice Blanchot, L’attente, l’oubli. Paris : Gallimard, 1962. répété plusieurs fois dans le livre comme pages 14, 25, 26, 86, 110, 135 : « Faites en sorte que je puisse vous parler … Persuadez-moi que vous m’entendez ».

[2Taras Chevtchenko, À mes frères, morts, vivants et à naître, en Ukraine et hors d’Ukraine, message amical / І мертвим, і живим, і ненародженим землякам моїм в Украйні і не в Украйні моє дружнєє посланіє. Nous avons traduit approximativement cet extrait qui nous intéressait du poème originel : І ніхто не бачить, І не бачить, і не знає — Оглухли, не чують | « Nul ne me voit, nul ne me connaît, Tout homme est sourd, Nulle oreille ne me découvre »

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