Le « grand remplacement » de l’homme par l’objet

Du geste du potier à la cybernétique
Daniel Demey

paru dans lundimatin#334, le 11 avril 2022

On ne peut que s’interroger du moment, du temps historique dans lequel on se trouve et dans lequel on voit aujourd’hui, que ce n’est plus le potier qui agit dans un geste de corps, dans un tour de main qui l’habite et qu’il extériorise comme « un soin » porté à une masse informe pour en réaliser un « corps creux », mais que c’est une technique, dans une technologie froide de calculs (imprimante trois D, mais avant cela déjà le moule) qui génère aujourd’hui les formes que prennent nos activtés de « production et reproduction » de nos existences en société.

Et dans ce déplacement dans la technologie, la perte du geste et du corps qui n’est plus dans un rapport chaud à l’objet, dans un soin de désir et jouissance à façonner, mais dans une fabrication, une construction « neutre » de la puissance des calculs et des mathématiques pour créer une forme programmée.

Là où le geste et l’implication du corps signifient et signalent dans ce travail un corps parlant, c’est maintenant, de manière renversée, un corps parlé (celui de la programmation) qui réalise une forme de l’absence de pensée. Il n’ y a plus que du nombre et des équations dans l’objet moderne. Là où le façonnement résultait d’un corps dans son geste, même avec des perspectives de formes en tête, c’était quand même la matière dans un traitement par le corps de désir d’un homme qui était transformée avec l’aléatoire de la conduite de ce geste du potier ; avec sa présence. S’il n’était pas présent en sa chair d’esprit conduisant ou se laissant conduire par la matière en transformation entre ses mains, s’il n’était pas présent en corps et esprit de cette matière inerte du départ pour la transformer par son tour de main, qui est un tour d’esprit, pouvant l’amener à conclure la forme en jouissance d’objet : un vase, une tasse, un bol, un récipient… il raterait son coup, n’arriverait à rien. Le corps du potier avec son esprit est dans la forme. Son corps en jouissance d’une matière en transformation par lui pour qu’elle devienne un objet de sa vie, de son confort, de son habitation au monde. Le produit industriel n’a plus cette « présence » en lui de l’amour d’un homme dans une pensée qui s’exerce en activité de façonner l’objet. Le produit de l’industrie, à part d’être un produit standard, équivalent à tant d’autres, anonyme de présence, ne reflète que l’intelligence d’un calcul dans une programmation.

Ce produit, n’a plus de « valeur métaphysique », et c’est pour ça qu’il est jetable, ordurier et n’a d’existence prolongée après usage, qu’éventuellement comme « objet de collection » où une valeur monétaire, encore un autre calcul, lui donne d’être conservé. Cet objet industriel n’est durant toute son existence d’usage, qu’à refléter la Valeur comme lieu de la métaphysique marchande, ciel de l’objet, jouissance ordurière jetable, consommable, dévaluée. C’est une tromperie évidente de faire passer des vessies pour des lanternes. L’objet industriel que nous fabriquons à tour de bras, n’est donc plus le reflet de nos corps humains, de nos corps de jouissance à penser le corps dans la tension d’un geste sur de la matière autre, notre corps mis dans un autre corps, une autre forme, lui donnant corps d’un acte (le vase, le bol), mais un « corps » abstrait de ce geste, du toucher à l’objet le dessinant mais qui là est aussi interprète de la matière, corps d’acte qui se laisse lire et modifier par elle, comme corps de désir.

L’objet industriel et numérique dans son expression ultime de miroir de « calcul » est une chose « morte », prévisible, dans cette abstraction du rapport du corps à la matière, dont seul le calcul s’est emparé dans une existence à l’ordre de la Valeur dans la propriété d’échange comme efficacité de la marchandise.

Certes, l’objet du numérique, de la technique industrielle de sa recomposition, de sa répétition a un pouvoir d’efficacité non négligeable. Il nous rend service.

Mais il faut voir aussi qu’à part le pouvoir de celui qui calcule l’objet pour le fabriquer, tel que devant être à son image,

il pétrifie les autres, ses usagers, dans une ignorance qui s’impose à eux comme « corps étranger », corps sans toucher, froid, d’une servitude à une intelligence que bientôt, si ce n’est déjà le cas, qui sera à même de « produire » les nouveaux calculs à même de fabriquer des nouveaux objets, sans même projection de la pensée des hommes.

Ce qu’est le projet cybernétique, celui d’une dépossession organisée par les hommes du « corps de l’autre », d’une relation charnelle à la matière dans une création par un échange avec la matière où celle-ci « parle » influe la trajectoire de la main de l’homme et peut le guider dans la création de formes neuves par son esprit.

L’objet industriel porte en lui l’objet cybernétique, sans esprit de l’homme qui le crée en prolongement en projection de lui. La cybernétique « dématérialise le corps humain parlant » l’homme, en lui proposant l’objet tel que c’est cet objet qui définit son existence dans ce que l’échange commercial, qui tient lieu de scène de théâtre de la production par le profit, exige comme organisation sociale, comme protocole de socialisation des rapports humains, sous le boisseau de la Valeur mise dans la marchandise.

La vie humaine n’y a plus de Valeur autre que celle d’être assujettie à la marchandise, à son procès faisant soi-disant « vivre ». Mais c’est au prix du sacrifice que la gestion de cette gigantesque machinerie ordonne en « soumission » de ce qui serait une propriété faisant l’homme, Lom (Lacan) indépendamment de celle de la machine.

C’est ainsi « cet homme de la gestion cybernétique » de l’intelligence artificielle nous gouvernant qui devient objet d’une obsolescence « programmée ».

On appelle cela aujourd’hui la flexibilité… d’une vie de servitude, d’esclavage. Vie rendue malléable à une expression formatée par l’exigence industrielle, pliant l’esprit humain, dépassé à l’engloutissement par la machine.

Un homme sans plus aucune liberté de mouvement, sans esprit, guidé et soumis à l’ordre industriel conduit par la cybernétique.

Lom, comme objet programmatique dans une programmation d’intelligence artificielle décrétant sa place, sa fonction, sa vie obsolète, objet remplaçable, un jeton, une poubelle, une ordure qui souille l’existence car il la rend à sa simple dimension d’objet de mesure à rendre compte de sa Valeur dans l’argent, l’organisation d’un rapport social dirigé par le Dieu de cette organisation, la pérennisation de l’existence par le profit.

Existence inféodée au sacrifice nécessaire à tout moyen d’usage faisant du commerce, de l’échange dans un commerce de l’homme avec les autres hommes, le moyen de sa puissance à vivre dans cette Valeur du profit, sans aucune présence détachée, libre par rapport à « cet Objet » réglant la vie de Lom.

On en arrive ainsi à une vie sans esprit, sans « métaphysique », que celle de la commande le voyant en puissance entrer dans un plan de circulation et de régénération du profit, par la Valeur, la restriction de toute richesse à la « richesse de la marchandise, la pauvreté, la réelle misère de Lom, concourrant à sa disparition, faisant système d’une Économie Politique dans sa gestion inhumaine par l’intelligence artificielle...comme il est déjà dit, bien supérieure en collection et analyse des données que le cerveau humain.

Daniel Demey

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